C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Les notions d’Anthropocène et de Thermocène et les notions du programme de philosophie en Terminale

 1. Qu'appelle-t-on « l’Anthropocène »  ? 

Le mot désigne une nouvelle époque de l'histoire de la Terre faisant suite, au sein de la période du Quaternaire (commencée il y a 2,5 Ma), aux époques de l'Holocène et du Pléistocène (dans l'ère du Cénozoïque, commencée il y a 66 Ma). 

   La notion de " l’Anthropocène " résume une double hypothèse : 
  • structurellement différente de la précédente, cette époque présente des caractéristiques bio-physico-chimiques spécifiques qui expliquent des phénomènes observés à tous les niveaux du Système Terre : dans l'atmosphère, dans la biosphère, dans la lithosphère, dans l’hydrosphère. C’est l’époque géologique la plus « récente » (« -cène »).
  • ces nouvelles caractéristiques sont le résultat de changements observables à l'échelle planétaire dont les causes sont prioritairement attribuées aux activités « humaines » (« anthropo-»). Car les humains ne laissent pas seulement une « empreinte », ils ne produisent pas seulement un « impact » sur la Terre : ils sont des agents de transformation aussi puissants que les autres forces naturelles - le rayonnement solaire, l’attraction lunaire, les phénomènes sismiques, le volcanisme - qui agissent directement sur le Système Terre. Les êtres humains forment désormais une « force tellurique ». 
  • Cette explication - qui consiste à considérer que la cause d’un changement si considérable serait l’espèce humaine tout entière - trouve cependant ses limites dans le fait que celle-ci considérerait toutes les activités humaines de façon indifférenciée comme étant également des causes du changement écosystémique planétaire. Or c’est un certain type d’organisations économiques et sociales, ce sont certaines institutions et décisions politiques qui ont rendu possible - historiquement, politiquement, culturellement - les conditions d’un tel réchauffement de la Terre (thermôs: « chaud »). Il serait donc plus rigoureux d’employer la notion de « Thermocène » et d’identifier les systèmes économiques d’extraction et de production capables de générer, à partir de  sources d’énergies spécifiques (le charbon, le gaz, le pétrole, l’électricité, le nucléaire), une telle puissance énergétique émettrice de gaz à effet de serre (GES). Il s’agit donc de raisonner non par le prisme de l’espèce humaine mais par le prisme de l’histoire des sociétés humaines.
  • Formulée en 2002 par Paul Joseph Crutzen, Prix de Nobel de chimie (de l'atmosphère), l'hypothèse « Anthropocène » attend validation par l'Union internationale des sciences géologiques. A titre de comparaison, l'hypothèse "Holocène", proposée en 1833 par le géologue Charles Lyell, a été validée en 1885. 

2. " Thermocène " / "Réchauffement climatique"

   Divers sont les mots, les expressions, proposés pour tenter de décrire l'état actuel de la planète Terre et ses conséquences pour toutes les espèces vivantes qui l'habitent, tous milieux confondus : air-terre-eau. 
  Par ces expressions, il s'agit tantôt d'insister sur un changement global objectif, observable; tantôt sur les réactions (subjectives) à engager pour y faire face. D’un côté "changement climatique", "réchauffement climatique", "dérèglement climatique", de l'autre "défis environnementaux", "urgence écologique". 
   "Changement climatique" et "réchauffement climatique" sont assurément les moins discutables mais ces expressions sont aussi les moins éclairantes sur la réalité constatée car elles suggèrent que l'état observé est seulement une étape parmi d'autres au sein d'un seul et même processus continu, même quand cette étape est qualifiée de "critique" (cf. la "crise environnementale"). En effet, une crise est une étape, "critique" donc, à travers laquelle un système, un régime de fonctionnement, un tout et sa dynamique, est appelé à se recomposer, à se restaurer par résilience, à redevenir lui-même.  
   Or ce qu'introduit la notion de « Thermocène » est l'idée d'une rupture, irréversible, avec l'époque géologique précédente et ses caractéristiques bio-physico-chimiques associées aux cycles déterminés des espèces vivantes et de la matière inanimée (les cycles alimentaires, le cycle de l'eau, le cycle des gaz émis dans l’atmosphère : vapeur d’eau, dioxyde de carbone, protoxyde d’azote, ozone). Irréversible car, loin d'être momentanés, les effets anthropiques sur le Système Terre sont durables à l'échelle de centaine de milliers, voire de millions d'années, ouvrant non seulement une époque mais peut-être, selon l'hypothèse de certain.es géologues, une nouvelle ère. Par exemple, le seuil de température atteint par émission des gaz à effet de serre (GES) ne s'abaisserait pas si l'émission de ces gaz cessait. Elle ne progresserait pas, ou vraisemblablement pas. Mais il est certain qu’elle ne décroîtrait pas avant des milliers d’années.
   La différence entre les implications du concept de Thermocène et l’approximation contenue dans les expressions telles que « changement » ou « réchauffement » climatique tient donc dans la notion de seuil. Passer de l’Holocène au Thermocène c’est, pour l’ensemble des espèces vivantes, changer radicalement de conditions de vie. Certes, pour la matière inanimée, il s’agit bien d’une continuité. Il n’y a de saut qualitatif pour l’atmosphère, la lithosphère et l’hydrosphère que dans la mesure où celles-ci offrent les conditions dans lesquels s’épanouit ou s’éteint la biosphère. Donc, pour le vivant, le Thermocène ne correspond pas au même  monde devenu plus chaud, moins hospitalier : c’est pour le vivant un monde autre. 

3. Le Thermocène et les notions du programme

Bien que la philosophie ne se définisse pas comme une réflexion sur l’humain, le programme de philosophie se présente comme l’étude de l’humain à travers 3 thèmes généraux (reprenant la tripartition propre à la philosophie grecque antique) : 
  • être 
  • agir 
  • connaître
  1. La réflexion sur "l'être" correspond à "L'existence humaine et la culture"
  2. La réflexion sur l’action concerne la "La morale et la politique"
  3. La réflexion sur la connaissance coïncide, évidemment, avec la troisième partie

Urgence d’agir

Etant donné l’urgence d’agir dans laquelle nous placent les risques de destruction de nos conditions de vie à l’époque du Thermocène, il sera plus éclairant de commencer par le thème de l’action, donc par « la politique » et « la morale ».

LA POLITIQUE

Plus qu’aucun autre événement, plus même que les deux guerres mondiales au 20è s., l’événement « Thermocène » impose que nous prenions en considération tous les humains et toutes les sociétés dans leur ensemble. Le Thermocène suppose que nous constituions une simple espèce biologique, l’homo sapiens, en une véritable communauté (le mot grec « polis » signifie « communauté »), en une entité politique. En effet, qu’il s’agisse de voir en chaque individu une cause d’accroissement des risques pour tous les autres ou, au contraire, une victime des risques auxquels il est exposé à cause de soi-même et de tous les autres, les décisions et mesures à prendre ne peuvent l’être que pour tous et par tous. Ce problème politique se pose à une échelle inédite : comment faire en sorte que tous les humains en viennent à se considérer, non plus seulement comme les habitant.es d’une planète, mais comme les citoyen.es d’un même pays-nation-Etat : la Terre? Quelles décisions les citoyen.es doivent-il.les prendre aujourd’hui pour rendre possible une citoyenneté qui s’élargisse aux générations à venir, elles-mêmes garantes d’une « nouveauté » (texte 1)?
Le problème s’aggrave si on prend la mesure des inégalités dans les responsabilités et dans les conséquences de l’actuelle situation planétaire, d’autant plus que la minorité des sociétés et systèmes de production économique responsables de cette situation est aussi la moins exposée, à l’heure actuelle, à ses conséquences délétères (texte 2).

LA MORALE

La situation actuelle place chaque individu, chaque sujet, dans une position qui relève d’un véritable dilemme. En effet, chacun.e d’entre nous peut considérer comme un devoir moral de s’interdire de faire ce que par ailleurs les lois civiles autorisent à faire ou peut même décider qu’il est moralement légitime de faire ce que, par ailleurs, les lois interdisent. 
On retrouve la différence entre légalité et légitimité. 
La légalité est la conformité à ce que la loi instituée énonce, à ce que le droit présente comme juste. La légitimité est la conformité à une loi qui n’est pas établie en droit, mais à laquelle on prétend se référer pour contester la loi et justifier sa propre action. Evidemment, la question est de savoir à quelle loi se référer pour justifier un acte qui, par ailleurs, étant donné le droit positif, est sanctionné comme délictueux, voire criminel. C’était déjà le dilemme d’Antigone, soeur de Polynice, face au décret de Créon. Aujourd’hui, c’est aussi la question des actes de désobéissance civile organisés par de nombreux collectifs ou ONG partout dans le monde. 
De ce point de vue, la formulation par Kant de « l’impératif catégorique », qui donne comme règle la notion formelle de la loi, pourrait être un fondement de légitimité dans un contexte où c’est la Terre comme totalité, comme réunissant les conditions de vie pour toutes les espèces, qu’il faut préserver (texte 3).

                        « Homo Sapiens »

LA CONNAISSANCE

Les destructions effectives d’ores et déjà subies par toutes les espèces vivantes, et l’espèce humaine en particulier, à l’époque du Thermocène, ainsi que les risques encourus par les générations à venir, ne résultent pas d’un manque de connaissances. Ce n’est pas faute de savoir que nous n’agissons pas à la mesure de l’événement. 
Les groupes d’experts et de scientifiques, mandatés par les plus hautes instances politiques internationales ont mis à disposition des gouvernements, depuis plusieurs décennies (au moins depuis 1988, date de création du GIEC), tous les éléments pouvant provoquer une prise de conscience de la nécessité et de l’urgence à agir. 
Le Thermocène confronte donc l’Homo Sapiens à ses propres contradictions. « Sapiens », l’humain est capable de rationalité, capable d’élaborer un savoir scientifique sur la réalité, de modéliser celle-ci au point de prévoir les conséquences du régime thermocénique dans lequel les espèces vivantes sont entrées. Mais l’humain se montre, provisoirement, incapable d’être à la hauteur de ce qu’il sait. Rationnel, il n’est pas raisonnable. 
C’est la question de notre rapport à la vérité qui se pose : rapport à la vérité et à son autorité. Voulons-nous connaître la vérité? Tant de motifs peuvent être, consciemment ou inconsciemment, invoqués pour nous en détourner :
  • le déni d’autorité : ne pas « croire » à ce qui est dit en fonction de la culture que chacun.e a concernant ce qui fait autorité pour soi : l’institution scolaire, l’institution politique, l’institution scientifique, l’institution familiale, l’institution religieuse, la culture médiatique, etc.
  • le déni de réalité : on ne veut pas en croire ses yeux, soit parce qu’on ne perçoit rien (les dévastations sont inégalement réparties à la surface de la planète et les faits observables sont parfois géographiquement éloignés de son aire d’habitation), soit parce qu’on ne peut pas croire, comme il est déjà arrivé lors d’événements tragiques dans l’histoire, à la possibilité que des groupes d’humains soient responsables de si grands maux;
  • le caractère anxiogène de la situation;
  • la nécessaire remise en question des pratiques collectives et individuelles qui ont rendu possible une situation à laquelle il est urgent de réagir : le sursaut est différé parce que la prise de conscience ne porte pas seulement sur ce que "nous" faisons mais sur ce que "nous" avons fait depuis deux siècles et demi;
  • le sentiment d’impuissance face aux profonds changements culturels qu’une réaction efficace à la situation impose.
Plus profondément, cette situation fait remarquer que si notre rapport d’adhésion à la vérité est fragile c’est d’abord parce que la réalité ne s’exprime pas elle-même sur elle-même : la réalité ne parle pas. Certes, la vérité est l’adéquation entre ce qui est dit et ce qui est, entre la raison et le réel. Mais où donc est le réel? Si le réel est …là, encore faut-il pouvoir le montrer, le représenter pour pouvoir l’interpréter. Il faudra donc le modéliser, le quantifier, le transformer en schémas, en courbes, en diagrammes et en commentaires de ces schémas, courbes et diagrammes. Ce qui est présent à nous n’est plus le réel lui-même mais une superposition d’études, de discours, de mises en forme qui sont autant de formulations et, finalement, autant de paroles humaines. La seule issue se trouve donc dans une entente sur ce que nous disons, une entente entre les différentes mises en forme et formulations : au croisement de tous ces rapports, études et discours, il y a …le réel.
Se pose donc la question de l’autorité du discours, l’autorité de celles et ceux qui les élaborent, l’autorité des institutions qui commandent ces discours et rend possible leur diffusion. 
Le dernier rapport du GIEC (octobre 2018) est le résultat de la coopération entre 91 autrices et auteurs de la communauté scientifique internationale ressortissants de 40 Etats dans un respect de l’égalité entre pays dits « développés » et pays dits «en voie de développement». Les 91 autrices et auteurs ont accueilli les contributions de 133 scientifiques, ont analysé 6000 publications, ont procédé à 1113 relectures des synthèses, ont pris connaissance de 42000 commentaires. Les « remerciements » placés en tête du Rapport, adressés aux scientifiques, aux institutions, aux universités, aux laboratoires, aux instituts de recherches, témoignent de la diversité des avis sollicités, des disciplines elles-mêmes diverses : ces remerciements occupent 5 pages. C’est un cas, exemplaire, de « croisement » de paroles humaines permettant de mettre le réel, là, maintenant (…en octobre 2018), sous nos yeux. 
Mais aucune vérité n’est en elle-même contraignante : on peut toujours ne pas vouloir voir la réalité que la vérité montre, on peut toujours vouloir "regarder ailleurs » (selon les mots du Président de la République Française en 2002 devant l’assemblée plénière du IVè Sommet de la Terre en 2002 à Johannesburg: « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs »).

                        « Modus vivendi »

LA CULTURE

Le Thermocène est l’hypothèse qu’une certaine organisation  sociale et économique des activités humaines, associée à certains modèles culturels déterminant les comportements, pourrait causer à court ou moyen terme la destruction des conditions de vie d’une grande majorité des espèces (la sixième « extinction massive »), notamment de l’espèce humaine. Plus brièvement, plus brutalement aussi : certains « modes de vie » humains mondialisés sont d’ores et déjà identifiés comme des causes provoquant, directement ou indirectement, la mort d’autres humains et de très nombreuses espèces vivantes.
Ce constat peut être évalué, chiffré. A un.e habitant.e de la planète Terre peut être associé, en fonction de son pays et du mode de vie qui y prévaut (chauffage des habitations, transports, consommation alimentaire et vestimentaire, divertissements, acquisition et renouvellement d’objets, pratiques technologiques, etc.), une « quantité d’émission équivalent carbone par an et par personne ». La disparité entre ces évaluations est saisissante : rien de commun entre un.e koweitien.ne (25,8 tonnes), un.e américain.e (16,5), un.e japonais.e (9,5), un.e chinois.e (7,5), un.e français.e (4,6) d’une part et, d’autre part, un.e arménien.ne (1,9), un.e indien.ne (1,7), un.e guatémaltèque (1,2), un.e haïtien.ne (0,3), un.e guinéen.ne (0,2), un.e malien.ne (0,01), selon les sources fournies par la Banque Mondiale.
La culture est le fait que les humains créent leurs propres conditions de vie dont la force de conditionnement n’est pas moindre, comme le fait remarquer Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne (texte 4), que la force de conditionnement exercée sur les autres espèces par leurs propres conditions de vie naturelles. D’où vient cette « force de conditionnement »? Pourquoi les humains sont-ils conditionnés par les conditions de vie qu’ils ont eux-mêmes créées? C’est que la culture n’est pas seulement, dans chaque région du monde, un ensemble de moyens de vivre (un mode de vie). Elle est avant tout la valorisation d’un idéal d’humanité (un modèle), variable d’une région à l’autre, d’un siècle à l’autre, qui influence (modélise) les comportements. 
L’époque du Thermocène dans laquelle certaines cultures ont fait entrer toutes les autres et, avec elles, toutes les espèces vivantes, n’invite donc pas seulement à délaisser des moyens de productions et des modes de consommation écocides. La conscience d’être entré.es dans cette nouvelle époque nous impose de remettre en question une certaine idée, essentiellement culturelle, que des groupes d’humains se sont forgées de l’humain au cours de l’histoire, une certaine idée de ce que signifie « être un être humain ». Or cette remise en question suppose que chaque culture prenne conscience d’elle-même en tant que « culture » : une culture n’est pas un donné naturel mais une institution humaine qui est l’expression historique de volontés politiques.

L'EXISTENCE HUMAINE

La subjectivité (le fait d’être un sujet, le fait que pour chaque existence c'est quelqu'une ou quelqu'un qui existe) est la condition pour chacun.e de la permanence d’un soi à travers ses changements dans le temps, à travers ses déplacements dans l’espace. C’est cette permanence qui garantit l’identité de chacun.e au sens où chaque personne, chaque sujet, a conscience d’être et de rester la « même entité » : idem (mot latin sur lequel est formé le mot iden-tité). 
L’entrée dans l’époque du Thermocène place chaque sujet devant une prise de conscience vertigineuse. Le sujet doit prendre conscience de soi-même en tant qu’inséré dans une trame historique, en tant qu’engagé dans une globalité spatiale, qui sont démesurées à l’échelle de sa propre subjectivité.
Or la conscience de soi est aussi la conscience de l’autre, des autres, de tout autre, de celles et ceux qui par exemple habiteront la même Terre après ces autres et soi-même. La conscience est conscience de l’individu et de l’espèce, du particulier et du générique; conscience de la partie et du tout, du local et du global, de l’époque présente et de la totalité de l’histoire des humains.
Tel est le dilemme : le Thermocène rappelle chaque sujet à sa puissance de penser et met en défaut sa puissance à agir.