C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz / Le mot "anthropocène" dilue les responsabilités dans "l'espèce humaine"

 « Le plus étrange dans ce retour en fanfare de « l’espèce humaine » dans l’histoire est que l’Anthropocène fournit la démonstration que, d’un point de vue environnemental, l’humanité prise comme un tout n’existe pas. Car qui est cet anthropos, cet être humain générique des discours de l’Anthropocène? N’est-il pas éminemment divers, avec des responsabilités extrêmement différenciées dans le dérèglement écologique global? Un Américain moyen ne consomme-t-il pas 32 fois plus de ressources et d’énergie qu’un Kenyan moyen? Un nouvel être humain naissant sur Terre n’aura-t-il pas une empreinte carbone mille fois plus élevée s’il naît d’une famille riche dans un pays riche que s’il naît d’une famille pauvre dans un pays pauvre? Les Indiens Yanomani, qui chassent, pêchent et jardinent dans la forêt amazonienne en travaillant trois heures par jours sans aucune énergie fossile (et dont les jardins ont un rendement énergétique 9 fois supérieur aux terres des agriculteurs de la Beauce), doivent-ils se sentir responsables du changement climatique et de l’Anthropocène? Un récent rapport montre que les 1 pour cent les plus riches de la planète accaparent 48 pour cent des richesses mondiales tandis que la moitié la plus pauvre de l’humanité doit se contenter de 1 pour cent. Les 80 personnes les plus riches du monde touchent un revenu supérieur à celui des 416 millions les plus pauvres : chacun gagne plus qu’un million de ses frères humains! Cet élargissement des inégalités est une source majeure du dérèglement écologique global, car les plus riches fixent un standard de consommation que le niveau inférieur cherche à égaler et ainsi de suite, selon une chaîne mimétique analysée par Thorstein Veblen dès 1899. Il en découle, et cela a été montré récemment par des économistes, que des politiques de taxation des plus riches sont bénéfiques à l’environnement ».

Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’événement Anthropocène, 2013-2016
Notes :

  • (1)  Jacques Lizot, Economie primitive et subsistance. Essai sur le travail et l’alimentation chez les Yanonami (2009) 
  • (2)  Rapport Global Wealth Databook du Crédit Suisse, 2014 
  • (3)  Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète2009
  • (4)  Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, 1899