« Dans sa compréhension, la condition humaine dépasse les
conditions dans lesquelles la vie est donnée à l’homme. Les
hommes sont des êtres conditionnés parce que tout ce qu’ils
rencontrent se change immédiatement en condition de leur existence.
Le monde dans lequel s’écoule la vita
activa consiste en objets
produits par des activités humaines ; mais les objets, qui
doivent leur existence aux hommes exclusivement, conditionnent
néanmoins de façon constante leurs créateurs. Outre les conditions
dans lesquelles la vie est donnée à l’homme sur terre, et en
partie sur leur base, les hommes créent constamment des conditions
fabriquées qui leur sont propres et qui, malgré leur origine
humaine et leur variabilité, ont la même force de conditionnement
que les objets naturels. Tout ce qui touche la vie humaine, tout ce
qui se maintient en relation avec elle, assume immédiatement le
caractère de condition de l’existence humaine. C’est pourquoi
les hommes, quoi qu’ils fassent, sont toujours des êtres
conditionnés. Tout ce qui pénètre dans le monde humain, ou tout ce
que l’effort de l’homme y fait entrer, fait aussitôt partie de
la condition humaine. L’influence de la réalité du monde sur
l’existence humaine est ressentie, reçue comme force de
conditionnement. L’objectivité du monde – son caractère d’objet
ou de chose – et la condition humaine sont complémentaires; parce
que l’existence humaine est une existence conditionnée, elle
serait impossible sans les choses, et les choses seraient une masse
d’éléments disparates, un non-monde, si elles ne servaient à
conditionner l’existence humaine.
Evitons
tout malentendu : la condition humaine ne s’identifie pas à
la nature humaine (…) Il est fort peu probable que, pouvant
connaître, déterminer, définir la nature de tous les objets qui
nous entourent et qui ne sont pas nous, nous soyons jamais capables
d’en faire autant pour nous même : ce serait sauter par
dessus notre ombre. De plus, rien ne nous autorise à supposer que
l’homme ait une nature ou une essence comme en ont les autres
objets »
Hannah
Arendt, La
condition de l’homme moderne (pp
43-44)