Ci-dessous quatre exemples proposés par Kant pour illustrer la formulation du devoir moral
(« l'impératif catégorique ») :
autrement dit :
« Agis
uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir
en même
temps qu'elle devienne une loi universelle »
autrement dit :
« Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée
par
ta volonté en LOI UNIVERSELLE DE LA NATURE ».
Kant,
Fondements
de la métaphysique des mœurs
(2ème section, §§ 36-39)
(2ème section, §§ 36-39)
" 1.
Un homme, à la suite d'une série de maux qui ont fini par le
réduire au désespoir, ressent du dégoût pour la vie, tout en
restant assez maître de sa raison pour pouvoir se demander à
lui-même si ce ne serait pas une violation du devoir envers soi que
d'attenter à ses jours. Ce qu'il cherche alors, c'est si la maxime
de son action peut bien devenir une loi universelle de la nature.
Mais voici sa maxime : par amour de moi-même, je pose en
principe d'abréger ma vie, si en la prolongeant j'ai plus de maux à
en craindre que de satisfaction à en espérer. La question est donc
seulement de savoir si ce principe de l'amour de soi peut devenir une
loi universelle de la nature. Mais alors on voit bientôt qu'une
nature dont ce serait la loi de détruire la vie même, juste par le
sentiment dont la fonction spéciale est de pousser au développement
de la vie, serait en contradiction avec elle-même, et ainsi ne
subsisterait pas comme nature; que cette maxime ne peut donc en
aucune façon occuper la place d'une loi universelle de la nature, et
qu'elle est en conséquence contraire au principe suprême de tout
devoir.
2.
Un autre se voit poussé par le besoin à emprunter de l'argent. Il
sait bien qu'il ne pourra pas le rendre, mais il voit bien aussi
qu'on ne lui prêtera rien s'il ne s'engage ferme à s'acquitter à
une époque déterminée. Il a envie de faire cette promesse; mais il
a aussi assez de conscience pour se demander : n'est-il pas
défendu, n'est-il pas contraire au devoir de se tirer d'affaire par
un tel moyen? Supposé qu'il prenne cependant ce parti; la maxime de
son action signifierait ceci : quand je crois être à court
d'argent, j'en emprunte, et je promets de rendre, bien que je sache
que je n'en ferai rien. Or il est fort possible que ce principe de
l'amour de soi ou de l'utilité personnelle se concilie avec tout mon
bien-être à venir; mais pour l'instant la question est de savoir
s'il est juste. Je convertis donc l'exigence de l'amour de soi en une
loi universelle, et j'institue la question suivante :
qu'arriverait-il si ma maxime devenait une loi universelle? Or je
vois là aussitôt qu'elle ne pourrait jamais valoir comme loi
universelle de la nature et s'accorder avec elle-même, mais qu'elle
devrait nécessairement se contredire. Car admettre comme une loi
universelle que tout homme qui croit être dans le besoin puisse
promettre ce qui lui vient à l'idée, avec l'intention de ne pas
tenir sa promesse, ce serait même rendre impossible le fait de
promettre avec le but qu'on peut se proposer par là, étant donné
que personne ne croirait à ce qu'on lui promet, et que tout le monde
rirait de pareilles démonstrations, comme de vaines feintes.
3.
Un troisième trouve en lui un talent qui, grâce à quelque culture,
pourrait faire de lui un homme utile à bien des égards. Mais il se
voit dans une situation aisée, et il aime mieux se laisser aller au
plaisir que s'efforcer d'étendre et de perfectionner ses heureuses
dispositions naturelles. Cependant il se demande encore si sa maxime,
de négliger ses dons naturels, qui en elle-même s'accorde avec son
penchant à la jouissance, s'accorde aussi bien avec ce que l'on
appelle le devoir. Or il voit bien que sans doute une nature selon
cette loi universelle pourrait toujours encore subsister, alors même
que l'homme ( comme l'insulaire de la mer du Sud ) laisserait
rouiller son talent et ne songerait qu'à tourner sa vie vers
l'oisiveté, le plaisir, la propagation de l'espèce, en un mot, vers
la jouissance ; mais il ne peut absolument pas VOULOIR que cela
devienne une loi universelle de la nature, ou que cela soit implanté
comme tel en nous par un instinct naturel. Car, en tant qu'être
raisonnable, il veut nécessairement que toutes les facultés soient
développées en lui parce qu'elles lui sont utiles et qu'elles lui
sont données pour toutes sortes de fins possibles.
4.
Enfin un quatrième, à qui tout va bien, voyant d'autres hommes (à
qui il pourrait bien porter secours) aux prises avec de grandes
difficultés, raisonne ainsi : Que m'importe ? Que chacun
soit aussi heureux qu'il plaît au Ciel ou que lui-même peut l'être
de son fait ; je ne lui déroberai pas la moindre part de ce
qu'il a, je ne lui porterai pas même envie ; seulement je ne me
sens pas le goût de contribuer en quoi que ce soit à son bien-être
ou d'aller l'assister dans le besoin ! Or, si cette manière de
voir devenait une loi universelle de la nature, l'espèce humaine
pourrait sans doute fort bien subsister, et assurément dans de
meilleures conditions que lorsque chacun a sans cesse à la bouche
les mots de sympathie et de bienveillance, et même met de
l'empressement à pratiquer ces vertus à l'occasion, mais en
revanche trompe dès qu'il le peut, trafique du droit des hommes ou y
porte atteinte à d'autres égards. Mais, bien qu'il soit
parfaitement possible qu'une loi universelle de la nature conforme à
cette maxime subsiste, il est cependant impossible de VOULOIR qu'un
tel principe vaille universellement comme loi de la nature. Car une
volonté qui prendrait ce parti se contredirait elle-même ; il
peut en effet survenir malgré tout bien des cas où cet homme ait
besoin de l'amour et de la sympathie des autres, et où il serait
privé lui-même de tout espoir d'obtenir l'assistance qu'il désire
par cette loi de la nature issue de sa volonté propre.
Ce
sont là quelques-uns des nombreux devoirs réels, ou du moins tenus
par nous pour tels, dont la déduction à partir du principe unique
que nous avons énoncé, tombe clairement sous les yeux. Il faut que
nous puissions vouloir que ce qui est une maxime de notre action
devienne une loi universelle; c'est là le canon qui permet
l'appréciation morale de notre action en général. Il y a des
actions dont la nature est telle que leur maxime ne peut même pas
être conçue sans contradiction comme une loi universelle de la
nature, bien loin qu'on puisse poser par la volonté qu'elle devrait
le devenir. Il y en a d'autres dans lesquelles on ne trouve pas sans
doute cette impossibilité interne, mais telles cependant qu'il est
impossible de vouloir que leur maxime soit élevée à l'universalité
d'une loi de la nature, parce qu'une telle volonté se contredirait
elle-même. On voit aisément que la maxime des premières est
contraire au devoir strict ou étroit (rigoureux), tandis que la
maxime des secondes n'est contraire qu'au devoir large (méritoire),
et qu'ainsi tous les devoirs, en ce qui concerne le genre
d'obligation qu'ils imposent (non l'objet de l'action qu'ils
déterminent), apparaissent pleinement par ces exemples dans leur
dépendance à l'égard du même unique principe » .