C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Günther Anders / Lettre ouverte à Klaus Eichmann


" Trouver le mot juste pour s'adresser à des fils qui viennent de perdre leur père, ce n'est jamais facile. Mais vous écrire à vous, Klaus Eichmann, voilà qui m'est particulièrement difficile. Non parce que vous êtes le fils de votre père, c'est-à-dire un « Eichmann » ; et que moi, en revanche, je suis l'un de ses juifs qui ont échappé à l'appareil de votre père, et ne doivent d'être encore en vie qu'au hasard de ne pas avoir été assassinés. Non, il n'y a pas cela entre vous et moi, il n'y a pas lieu de prendre en ce sens-là le terme « un Eichmann ». Celui-ci ne doit jamais désigner celui qui descend d'un Eichmann, mais uniquement celui qui sent, agit et argumente, comme un Eichmann. Vous ne devez pas être victime plus qu'un autre du principe de « responsabilité familiale » (1) dont des gens comme votre père ont tant usé, sans le moindre scrupule, et par lequel ont péri tant de milliers d'autres personnes. La lignée n'est pas une faute, personne n'est l'artisan de ses origines, vous pas plus que les autres.

Non, si j'ai tant de difficulté à vous écrire, c'est pour d'autres raisons. D'abord parce que votre destin – être obligé de vous retrouver toute votre vie en tous lieux comme le fils de votre père - m'inspire de l'effroi. A cela vient s'ajouter que je considère la perte que vous venez de subir comme bien pire que la perte que d'autres fils ont à endurer. Que veux-je dire par là? 

Que vous avez perdu votre père deux fois. 

Que la mort vous a enlevé plus que votre seul père.

J'aimerais une fois parler avec vous de ces deux choses. 


(1) La Sippe, terme repris de l'ancien haut allemand par l'idéologie nazie ; il désigne un groupe humain uni par les liens du sang et par le nom, en passant du clan des sociétés anciennes à la famille de l'époque moderne. Les nazis insistaient beaucoup sur la « nécessité  de réhabiliter » la Sippe et introduisirent l'usage de ce mot pour la Famille, l'étude généalogique obligatoire (pour prouver qu'on n'avait pas de sang juif) devenant Sippenforschung. La pratique de la dictature fasciste qui consiste à prendre en otage, d'une manière ou de l'autre, la famille d'un opposant, a été qualifée par dérision de Sippenhaft, sorte de responsabilité clanique. (N.d.T.)



LA DOUBLE PERTE 

Que veux-je dire lorsque je dis que vous l'avez deux fois perdu ? 

Il me paraît impensable que vous vous soyez senti orphelin seulement lorsque vous est parvenu la nouvelle définitive que tout était achevé, que les cendres de ce qui avait été la dépouille mortelle de votre père avaient été dispersées dans la mer. Le premier coup a dû vous atteindre plus tôt. Je trouverai même naturel que la blessure que vous avez reçue de ce premier coup ne se soit jamais refermée et que vous n'ayez plus ressenti le second que comme sous anesthésie.

Et que veux-je dire par ce moment du premier coup ?

Le moment où vous avez compris qui vous êtes, où vous l'avez réellement compris.

Certes, vous avez déjà su auparavant, d'une façon ou d'une autre, que vous étiez venu au monde fils d'un SS, et peut-être aussi que ce SS n'avait pas exercé n'importe quelle fonction. Mais qu'était-ce au juste que cela ? Les événements se situaient dans la pénombre d'une époque qui n'appartenait pas du tout à votre vie consciente et ils s'étaient déroulés très loin, en un continent qui vous était déjà devenu tout aussi improbable. A cela s'ajoutait que les traces de cet homme – ainsi vous l'avait-on raconté – s'étaient effacées comme celles de beaucoup d'autres au milieu des troubles de l'après-guerre ; et que, finalement, il existait depuis des années un autre homme jouant à la perfection le rôle de votre père, au point de rendre par là son image tout à fait fantomatique.

Puis vint le moment. Le moment où tout cela s'effondra. Car alors vous n'avez pas seulement appris ce qu'il en avait été réellement de ce premier père qui était le vôtre. Vous n'avez pas seulement été informé des chambres à gaz et des six millions – ce qui eût déjà suffit. Mais il vous fallait en outre comprendre que le nouveau père, celui qui avait effacé le souvenir de votre premier père, n'était personne d'autre que ce premier père lui-même – que l'homme auquel vraisemblablement vous étiez attaché par l'amour filial, et qui peut-être avait même été bon à votre égard (ce petit mot de « bon », c'est seulement avec un frisson d'horreur que je viens de l'écrire, les six millions d'êtres réduits au silence semblaient vouloir protester là contre) -, il vous fallait donc comprendre que cet homme avait été Adolf Eichmann lui-même.

La détresse de cet instant-là est devant moi. Ou plutôt : j'essaie de m'imaginer cette détresse. J'ai souvent essayé. Y suis-je parvenu ? Je n'en sais rien. Mais ce que je sais avec certitude, c'est qu'il n'existe aucune mauvaiseté susceptible de faire qu'un fils, quel qu'il soit, pourrait mériter de se trouver plonger dans une telle situation. Inversement, la pensée que vous n'avez pas mérité votre destin est difficilement supportable, même pour des gens de l'extérieur. Même pour des gens que peut-être, par une fausse solidarité avec vos origines, vous considérez comme vos ennemis. Bien sûr, cela ne signifie pas que votre malheur soit un mérite. Mais qu'un malheur non mérité, et assurément un malheur aussi grand que le vôtre, semble avoir un droit tout particulier à notre respect. Si nous croyons percevoir cette exigence de respect c'est vraisemblablement parce que nous ressentons le besoin de restaurer la dignité humaine blessée, voire anéantie par de mauvais traitements. En tout cas, je crois que le respect que nous devons à la détresse d'une victime doit être d'autant plus grand que l'injustice subi par la victime fut grande.

Et cela justement s'applique aussi à votre égard. Car vous aussi vous faites partie de ces êtres maltraités. Pour cette raison, avant de continuer à me lire, vous devez savoir que votre détresse, du moins son caractère immérité, m'inspire elle aussi du respect ; que j'éprouve devant elle quelque chose d'analogue à ce que j'éprouve devant la détresse des six millions qui ne sont plus là pour recevoir les marques de mon respect. 

Vous, Klaus Eichmann, vous le pouvez encore. Et vous, je puis encore vous en prier.

J'ai donc essayé de m'imaginer le moment où vous l'avez appris. Mais là-dessus, naturellement, vous savez mieux que moi ce qu'il en est. Peut-être que la piste que je suis est-elle fausse. Peut-être que ce choc de la première seconde n'a-t-il pas du tout eu lieu. Peut-être n'étiez-vous pas capable au premier moment de saisir la phrase « c'était Eichmann », ou même de la prononcer. Peut-être était-il hors de question de parvenir aussitôt à faire coïncider ces deux figures tellement différentes, ici le père, là-bas Eichmann. Possible donc qu'il n'en soit pas allé autrement pour vous avec cette effroyable vérité qu'il n'en était allé précédemment avec la demi-vérité : Elle aussi, vous l'aviez simplement « sue » - je dis « sue », au sens le plus pâle, le plus irréel ; vous étiez demeuré incapable d'assimiler ce savoir et d'en tirer les conséquences ; et je n'exclus même pas encore que cette incapacité perdure aujourd'hui. S'il pouvait vous arriver un soir d'entendre le jardin de devant crisser sous les pas connus, n'iriez-vous pas encore aujourd'hui courir à la rencontre de votre père avec autant de fougue qu'à ses retours du travail dans le bon vieux temps où l'énoncé « c'est lui » était encore totalement inconnu de vous ? Je ne trouverais pas cela contre-nature, il en irait sûrement à peu près de même pour nombre d'entre-nous, en effet, où et par qui devriez-vous, où et par qui devrions-nous avoir appris à agir rapidement et de manière adéquate à une nouvelle aussi monstrueuse ?

L'instant où l'équation « C'est lui » se vérifia réellement m'est donc inconnue. Mais aussitôt qu'il a surgi (ou, s'il n'est pas encore là, dès qu'il va surgir) – ce jour-là aussi votre père est mort pour vous, pas seulement le jour où vous avez appris sa mort. C'est pour cette raison que j'ai affirmé que vous l'avez perdu deux fois.


LA PLUS GRANDE PERTE

Et j'avais affirmé que « la mort ne vous avait pas seulement enlevé votre père mais davantage ». Je vous en prie, ne dites pas que vous n'avez pas connaissance de « pertes supplémentaires ». C'est possible, mais cela ne prouverait rien. Car, justement, mainte perte ne devient grave que parce qu'elle n'est pas ressentie. Un aveugle qui ne saisit pas encore qu'il est aveugle et qui, en raison de ce manque supplémentaire, s'engage dans des démarches auxquelles, en vérité, il ne devrait pas se risquer, est bien plus mal loti que l'aveugle qui sait ce qui lui manque. Il pourrait vous être arrivé quelque chose d'analogue.

De quelles pertes supplémentaires est-ce que je parle ?

De celle de votre douleur. De votre deuil. Et de votre piété.

Car y eut-il réellement douleur, deuil, piété après l'annonce de l'ultime nouvelle ? Se sont-ils réellement manifestés ?

Bien sûr, je ne doute pas que vous ne connaissiez ces émotions. Comment le pourrais-je ? Ma question concerne exclusivement votre état présent, l'époque qui a suivi la fin de votre père, et s'il s'agit uniquement de savoir s'il vous était possible cette fois-ci de ressentir de la douleur, s'il vous était possible cette fois-ci de porter le deuil, si vous aviez réussi cette fois-ci à célébrer une sorte de commémoration. 

S'attendre à de tels sentiments aurait été tout à fait naturel. C'est pourquoi je pourrais m'imaginer que vous ayez accroché sa photo entourée d'un ruban noir au-dessus de votre lit, afin de vous assurer de n'avoir qu'à lever les yeux pour rencontrer le regard familier. Ou bien que vous avez refait, seul, le chemin de la station de bus que vous aviez l'habitude de parcourir avec lui, pour le sentir auprès de vous. Ou le chemin qui mène au jardin. Ou quelque chose de semblable. 

Mais ces moyens ont-ils été un tant soit peu efficaces ? Votre attente a-elle été comblée ? Avez-vous réussi à capter son regard d'autrefois. Avez-vous pu entendre sa voix d'autrefois ? Ou bien n'est-ce pas autre choses qui s'est présenté ? Par moments peut-être, au lieu d'Eichmann votre père ; c'était Eichmann l'assassin qui se tenait devant vous? Ou bien ce n'était pas son regard que vous rencontriez, mais l’œil sans regard d'un gazé ? Ou bien n'était pas sa voix que vous entendiez, mais d'autres voix ? Par exemple la menace grondante de l'équation : « c'est lui ». Ou les cris étouffés de ceux derrière lesquels la porte de fer de la salle d'anéantissement venait de se refermer ? Mais, le plus souvent, rien du tout ?

Comme je l'ai déjà dit, j'ai tenté à plusieurs reprises de me mettre à votre place. Et je me suis interrogé pour savoir comment les choses se seraient passées pour moi si j'avais le malheur d'être dans votre peau. La réponse que j'ai dû me faire après ces épreuves était toujours : non. Deuil, douleur, piété, je n'avais pas réussi à les éprouver. La photo avait été inutilement accrochée au mur. J'avais inutilement reparcouru les chemins. Jamais je n'avais capté le regard du père. Jamais je n'avais pu entendre sa voix. - Et que vous y soyez plus facilement parvenu que moi, je ne peux le croire, Klaus Eichmann. La différence entre nous, les humains, n'est pas si grande. 
Pourquoi cet échec ? 

SANS RESPECT, PAS DE DEUIL

Pour la simple raison, Klaus Eichmann, que douleur, deuil et piété, à l'instar de tout le vivant, exigent certaines conditions hors desquelles ils ne pourraient naître ; et parce que la plus importante de ces conditions s'appelle « respect ». Bref : parce que nous ne pouvons éprouver le deuil que de ceux que nous avons pu respecter

Vous allez peut-être hocher la tête. « Quand quelqu'un pleure », pourriez-vous dire, « il pleure tout simplement, c'est quelque chose d'entièrement naturel, et je n'ai que faire ici d'un mot si pompeux ». Exact. Exact, si vous parlez d'un enfant qui fond en larmes parce qu'il a mal dents. Mais cet enfant pleure, c'est tout. Qu'il pleure quelque chose, voire éprouve le deuil de quelque chose – de cela, il n'est pas question.  

Mais peut-être cette réponse ne vous suffit-elle pas. « Comme si on ne pleurait pas les gens indignes », pourriez-vous ajouter, « des gens qui, tant qu'ils étaient parmi nous, n'étaient respectés de personne.

Exact également. Simplement, dans de tels cas, les larmes ne s'adressent pas vraiment à l'être indigne lui-même. Ces personnes en deuil pleurent-elles parce que celui-ci, l'être indigne, n'est plus ? Est-ce lui qu'elles pleurent ? Leurs larmes ne s'adressent-elles pas à autre chose. A des objets qu'elles respectent. Par exemple à  la mort elle-même, à laquelle, jusque dans sa plus misérable victime, elles portent encore du respect ? Ou bien à une chance pour l'humain, que ce défunt emporte avec lui, perdue une fois pour toutes ? Ou peut-être bien aussi à eux-mêmes ? Ou bien parce qu'ils ont le sentiment de porter en terre, avec le mort, le deuil lui-même ? 

Non, Klaus Eichmann, avec cette deuxième objection, vous n'iriez pas bien loin non plus. Le fait que deuil et respect sont frères, ce fait-là demeure. Et pour nous qui n'avons pas le malheur d'être vous, c'est aussi une bonne chose, et une consolation. Car ce lien étroit nous démontre en effet que nous ne sommes pas coupés en deux : d'un côté la créature naturelle, qui pleure ; de l'autre l'être moral, qui respecte. Il nous montre que nous sommes d'un seul tenant. 

Pour vous, bien sûr, ce lien étroit n'est nullement une consolation. Au contraire, il scelle pour ainsi dire votre malheur. Car si vous avez perdu la chance d'éprouver le deuil de votre père, c'est justement parce que le deuil n'est pas possible sans le respect, et parce que votre père vous a privé de la possibilité de le respecter. 

CELUI QUI RESPECTE PEUT ÊTRE RESPECTÉ

Comment l'a-t-il fait ? 
La réponse à cette question n'est pas compliquée. Car il existe une règle simple, une règle de réciprocité, qui dit : « Nous ne pouvons témoigner du respect qu'à l'être humain qui témoigne lui-même du respect envers les humains ». Et que votre père en ait témoigné, vous-même ne vous risqueriez pas à l'affirmer. Sauf peut-être dans le cercle de la famille et des amis. Là-dessus, je ne sais rien. Mais quel poids cela aurait-il ? Quel poids auprès du « respect » qu'il faisait régner dans ses fonctions ? Car ce qu'il appelait là-bas de ce nom – l'obéissance docile aux ordres donnés, le respect consciencieux et par conséquent sans conscience des instructions dictées par l'appareil, l'empressement avec lequel il établissait sans faille les horaires, l'excès de zèle avec lequel il « traitait » toute personne non encore « traitée », comme si c'était là une souillure irritante – cela signifiait (indépendamment de ce que cela pouvait représenter par ailleurs, et pour l'exprimer les mots me manquent en vérité, ils manquent non seulement à moi, mais au langage lui-même), cela signifiait explicitement : destruction du respect ; lui, en effet, il a fait ses preuves uniquement par le non-respect explicite de l'être humain et le mépris explicite de la vie humaine. 

Et cela, Klaus Eichmann, c'est la raison pour laquelle, maintenant, vous non plus ne parvenez pas à éprouver du respect ; c'est la raison pour laquelle vous êtes désormais, une fois pour toutes, empêché de le respecter. 

Et c'est également la raison pour laquelle vous êtes désormais, une fois pour toutes, empêché de porter son deuil. 

Je le sais bien, cette formule, « une fois pour toutes », rend un son impitoyable. Mais il y a par moments des situation où l'absence de pitié représente plus d'égard que la pitié. Il y a des situations opératoires où les malades eux-mêmes doivent rassembler tout leur courage pour se déclarer d'accord avec l'opération. Et vous vous trouvez dans une telle situation. Je vous en prie, trouvez le courage qui s'impose ici. 

Vos vous souvenez de ce que j'ai dit au sujet de la responsabilité familiale en commençant ma lettre. Le sens de ce propos était que l'inhumanité de votre père ne devait pas être pour moi l'occasion de vous refuser à vous la dignité humaine ; bien plus, que j'avais obligation de ne pas tenir compte de votre origine. Si difficile et si peu naturel que cela soit pour moi.

Pour vous, Klaus Eichmann, il existe une règle similaire. A savoir, qu'il ne vous est pas permis de vous référer à votre propre appartenance familiale. Que votre lignée du côté de votre père ne vous donne pas le droit de vous solidariser avec celui-ci. Que vous avez même, à l'inverse, obligation de vous dissocier de votre origine. Que vous avez m^me, à l'inverse, obligation de vous dissocier de votre origine. Que vous devez la renier, par solidarité avec nous. Aussi dure que soit pour vous cette coupure à l'intérieur de la Sippe. Aussi contre nature que cela puisse paraître à vos oreilles. Aussi brutalement que cela entre en contradiction avec le commandement d'honorer père et mère.

Renoncez donc à toute nouvelle tentative de porter le deuil de votre père. Retirez le portrait du mur. Abandonnez l'idée de reparcourir les chemins d'antan. Et ne dites pas que je cherche ainsi à vous enlever le dernier bien qui vous reste. Au contraire : votre démarche pourrait tourner à votre profit. Possible même qu'au prix de ce renoncement vous arriviez de nouveau à faire votre deuil. Non pas de la mort de votre père. Mais bien de la mort de votre deuil. C'est-à-dire du fait qu'il vous demeure interdit de porter le deuil de votre père. Ou encore du fait – car votre cas n'est pas isolé – que vous soyez aujourd'hui, comme nous tous, condamné à vivre dans un monde dans lequel il peut arriver à quelqu'un de ne pouvoir porter le deuil de son père. Ne secouez pas la tête. Ce second deuil n'est ni falsification ni invention. Il est bien plutôt le sentiment aujourd'hui tout à fait spontané de tous ceux qui ne se font pas d'illusions sur le monde dans lequel ils sont obligés de vivre. Si vous pouviez vous aussi trouver le chemin de ce second deuil, vous ne seriez donc plus seul. Mais l'un d'entre nous. 


LE MONSTRUEUX 

A l'arrière-plan de cette lettre : le « monstrueux ». 
Qu'est-ce que j'appelle « monstrueux » ?
  1. Qu'il y ait eu destruction institutionnelle et industrielle d'êtres humains ; par millions.
  2. qu'il y ait des dirigeants et des exécutants pour ces actes : 
  • des Eichmann serviles (des hommes qui acceptèrent ces travaux comme n'importe quels autres et qui se disculpèrent en se référant aux ordres et à la loyauté) ;  des Eichmann sans honneur (des hommes qui se ruèrent sur ces fonctions) ;
  • des Eichmann obstinés (des hommes qui s'accommodèrent de la perte totale de leur ressemblance humaine, afin de jouir d'un pouvoir total) ;
  • des Eichmann avides (des hommes qui accomplirent le monstrueux, justement parce qu'il leur était insupportable ; c'est-à-dire parce qu'ils n'auraient pu prouver autrement qu'ils étaient inébranlables) ;
  • des Eichmann lâches (des hommes qui furent heureux de pouvoir une fois commettre l'infâme avec bonne conscience ; c'est-à-dire comme une chose qui non seulement n'est pas interdite, mais qui peut aller jusqu'à être ordonnée) ;
  • que des millions de personnes aient été placées et maintenues dans une situation où elles ne savaient rien de tout cela. Et n'en savaient rien parce qu'elles ne voulaient rien en savoir ; et n'avaient pas le droit de savoir. Donc des millions d'Eichmann passifs.

Sans cette évocation du monstrueux qui fut hier réalité, nous n'avancerons pas d'un pas. Avec elle seule de quelques pas seulement. L'assombrissement dans lequel nous nous plongeons par ce retour en arrière n'a de valeur que si nous savons l'exploiter et le muer en autre chose. Nous devons le muer : 
  1. en l'idée que ce qui fut hier réalité, dans la mesure où les présupposés n'en ont pas été fondamentalement changés, est également possible aujourd'hui, encore ou à nouveau ; que donc le temps du monstrueux n'a peut-être pas été un simple interrègne ; et
  2. en la résolution de lutter contre ces possibles répétitions.

Notre assombrissement ne sera pas moins grave du fait de ces mutations. D'autant moins que les répétitions du monstrueux sont non seulement possibles (pourquoi, on le verra bientôt), mais vraisemblables ; et parce que la vraisemblance que nous gagnions la bataille contre la répétition est plus faible que celle de la perdre. Mais notre défaite ne sera scellée que si nous omettons de nous mettre en quête des présupposés de ce qui s'est produit une fois, donc de repérer sans ambiguïté ce qu'il nous faut vraiment combattre.  - Voilà les raisons pour lesquelles mes amis et moi nous devons aller aux racines des choses. 

Mais en ce qui vous concerne, vous, s'ajoute à cela un élément décisif. Dans votre cas, en effet, il s'agit d'une affaire tout à fait personnelle : il s'agit de rendre votre propre existence supportable. Vous ne pouvez sortir de votre propre peau. La pensée d'être, parmi des millions, celui-là justement qui est condamné à se retrouver partout en tant qu'héritier de l'ère monstrueuse doit vous pénétrer entièrement, tel un poison ; et vraisemblablement, depuis l'instant où vous avez appris qui vous êtes, il ne s'est pas passé pour vous de journée que vous n'ayez accompagnée dès le matin de ces deux mots chargés de malédiction : « moi justement ». Si vous n'avez pas encore définitivement renoncé à votre espoir de vous délivrer de ce poison, si vous continuez à chercher le salut, alors il ne s'offre pas d'autre voie ) vous que d'aller aux racines : c'est-à-dire de réussir à voir clair dans ce qui a conduit à votre destin ; de comprendre qu'il devait en être ainsi ; de constater qu'ici le hasard n'a joué aucun rôle. Disant cela, je ne veux naturellement pas vous persuader que vous auriez, vous justement, mérité cette malédiction – après les paroles par lesquelles j'ai commencé ma lettre, je n'ai nul besoin de vous répéter combien cela est loin de ma pensée. Ce que je veux vous dire c'est plutôt que ce n'est pas un hasard si des existences aussi abominables et aussi misérables que celles de votre père ou la vôtre sont venues s'échouer dans notre monde actuel, que des Eichmann sont au contraire hautement significatifs de l'état actuel de notre monde, qu'ils sont même inévitables. Il y a effectivement, répandus dans les différents pays, des individus qui sont obligés de vivre une vie aussi infortunée que la vôtre. Par exemple, le pilote d'Hiroshima, Claude Eatherly. Et ce qui est valable pour ces compagnons de souffrance inconnus de vous – qu'ils ne sont pas des cas isolés, mais représentatifs ; pas de simples oiseaux malchanceux d'une gigantesque envergure, mais les symboles de quelque chose d'énorme – cela est valable pour vous aussi. Et, par conséquent, valable pour vous aussi le fait que, en vous débattant, vous n'enragerez pas contre la monstruosité de votre propre destin, mais toujours, à la fois (même si vous n'en savez rien vous-même), contre le destin de la  monstruosité, c'est-à-dire contre quelque chose qui, étant donné l'état dans lequel notre monde est entré actuellement, est devenu notre destin à tous.

Avant de commencer l'explication du « monstrueux », je ferai deux remarques préliminaires.

La première est une mise en garde. Je crains en effet que vous ne vous félicitiez de mes arguments comme s'ils déchargeaient votre père, voire comme s'ils le réhabilitaient, et que vous ne laissiez échapper un « bravo ! ». On ne pourrait imaginer pire malentendu. Certes, il est vrai que le monde que je mets en évidence est plein de tentations d'infamie et de risques de monstruosité qui n'existaient pas auparavant, du moins pas dans ces proportions. Mais précisément, pas plus que la reconnaissance de l'instinct sexuel ne représente la réhabilitation du criminel sexuel, pas plus la reconnaissance de notre situation mondiale actuelle ne représente l'absolution de ceux qui ont succombé aux tentations, voire de ceux qui ont saisi des deux mains les chances d'infamie qu'elle comporte. Seul peut laisser échapper un « bravo ! » celui qui ne s'est jamais donné la peine de passer en revue dans son esprit les figures d'hier. 

La seconde remarque se rapporte au choix des racines que je vais mettre en évidence ici. Des historiens peuvent estimer qu'il en existe d'autres plus importantes. En revanche, si l'on est poussé par le souci de l'avenir, par le souci que l'histoire puisse continuer, alors il faut creuser jusqu'aux racines qui n'ont pas dépéri après l'effondrement du système de terreur mis en place par Hitler et votre père ; et qui, parce qu'elles plongent beaucoup plus profondément que toutes les racines historiques spécifiques, n'auraient absolument pas plus de chance de disparaître emportées dans cet effondrement. En d'autres termes : il faut creuser jusqu'aux racines dont l'existence et la persistance rendent possible et même vraisemblable la répétition du monstrueux. Et c'est bien le cas en ce qui concerne les deux racines dont nous allons nous occuper. 

LE MONDE OBSCURCI

Quelles sont les racines qui plongent plus profond que les racines politiques ? Qu'est-ce qui a rendu possible le « monstrueux » ? 

La première réponse à cette question semble banale. Effectivement, elle énonce: c'est le fait que nous sommes devenus, quel que soit le pays industriel dans lequel nous vivons et son étiquette politique, les créatures d'un monde de la technique. 

Comprenez-moi bien. En elle-même, notre capacité de produire en très grandes quantités, de construire des machines et de les mettre à notre service, de construire des installations, d'organiser des administrations et de coordonner des organisations, etc. n'est nullement monstrueuse, mais grandiose. Comment 
et par quoi cela peut-il mener au « monstrueux » ?

Réponse : du fait que notre monde, pourtant inventé et édifié par nous, est devenu si énorme, de par le triomphe de la technique, qu'il a cessé en un sens psychologiquement vérifiable, d'être encore réellement nôtre. Qu'il est devenu trop pour nous. Et que signifie cela maintenant ?


Tout d'abord, que ce que nous pouvons faire désormais (et ce que nous faisons donc effectivement) est plus grand que ce dont nous pouvons nous faire une image ; qu'entre notre capacité de fabrication et notre capacité de représentation un fossé s'est ouvert, qui va s'élargissant de jour en jour : que notre capacité de fabrication – aucune limite n'étant imposée à l'accroissement des performances techniques – est sans bornes, que notre capacité de représentation est limitée de par sa nature. En termes plus simples : que les objets que nous sommes habitués à produire à l'aide d'une technique impossible à endiguer, et les effets que nous sommes capables de déclencher sont désormais si gigantesques et si écrasants que nous ne pouvons plus les concevoir, sans parler de les identifier comme étant nôtres. - Et, bien sûr, notre capacité de représentation n'est pas seulement dépassée par la grandeur démesurée de nos performances, mais aussi par la médiation illimitée de nos processus de travail. Dès que nous sommes postés pour exécuter l'un des innombrables gestes particuliers dont se compose le processus de production, nous perdons non seulement tout intérêt pour le mécanisme dans son ensemble et pour ses effets ultimes, mais, plus encore, nous nous trouvons privés également de la capacité de nous en faire une image. Quand nous avons passé un degré maximal de médiateté – et, dans le travail actuel, industriel, commercial et administratif, c'est la situation normale - , alors nous renonçons, non : alors nous ne savons même pas que nous renonçons, et qu'il serait de notre devoir de nous représenter ce que nous faisons. 


Et ce qui vaut pour la représentation vaut tout autant pour notre perception : si les effets de notre travail ou de nos actions dépassent une certaine grandeur ou un certain degré de médiation, alors ils commencent à se brouiller à nos yeux. Plus l'appareil dans lequel nous sommes intégrés se complique, plus ses effets grossissent, moins nous y voyons, plus s'enlise notre chance de pénétrer les déroulements dont nous sommes une partie ou de deviner ce qu'il en est réellement. Bref : bien qu'étant l'oeuvre des humains, et maintenu en fonctionnement par nous tous, notre monde, se soustrayant aussi bien à notre représentation qu'à notre perception, devient de jour en jour plus obscur. Si obscur que nous ne pouvons même plus reconnaître son obscurcissement ; si obscur que nous serions même en droit d'appeler notre siècle un dark age. Il faut en tout cas se défaire définitivement de l'espérance naïvement optimiste du XIXè siècle que l'homme sera forcément de plus en plus éclairé avec les progrès de la technique. Celui qui se berce aujourd'hui encore d'une telle espérance ce n'est pas seulement qu'il est tout simplement superstitieux, ce n'est pas seulement qu'il est tout simplement une relique d'avant-hier, mais c'est qu'il est victime des groupes de pression actuels : à savoir, de ces hommes de l'ombre au siècle de la technique qui ont le plus gros intérêt à nous maintenir dans l'obscurité sur la réalité de l'obscurcissement de notre monde, mieux, à produire sans relâche cette obscurité. Car c'est en cela que consiste l'ingénieuse manœuvre de mystification menée aujourd'hui à l'encontre des sans-pouvoir. La différence entre les méthodes de mystification que nous connaissons et l'actuelle est bien évidente : tandis qu'auparavant la tactique allant de soi avait consisté à exclure les sans-pouvoir de tout éclaircissement possible, celle d'aujourd'hui consiste à faire croire aux gens qu'ils sont éclairés, alors qu'ils ne voient pas qu'ils ne voient pas. De toute façon, ce qui compte aujourd'hui, ce n'est pas que technique et lumières avancent au même pas, mais c'est qu'elles obéissent à la règle de « la proportionnalité inverse », c'est-à-dire, plus trépidant le rythme du progrès, plus grands les résultats de notre production et plus imbriquée la structure de nos appareils : d'autant plus rapidement se perd la force de maintenir un rythme égal entre notre représentation et notre perception, d'autant plus rapidement baissent nos « lumières », d'autant plus aveugles devenons-nous. 

Et c'est bien de nous qu'il s'agit. Car ce qui est défaillant, ce n'est pas, disons, seulement telle ou telle chose, ce n'est pas seulement notre représentation et notre perception – c'est nous-mêmes qui sommes défaillants jusque dans les fondements de notre existence, c'est-à-dire réellement à tous égards. Qu'est-ce que j'entends par là ?

LES RÈGLES INFERNALES 

L'insuffisance de notre sentir

Comprenez bien, je vous prie, cette réponse. Je ne proteste pas contre le fait que nous soyons, nous humains, devenus si mauvais, si insensibles. Une telle plainte serait non seulement trop sentimentale, mais aussi tout à fait problématique, car l'affirmation que notre force de sentir s'amenuise et qu'elle est désormais plus faible que dans le bon vieux temps ne pourrait se démontrer. Ce que j'affirme, c'est bien plutôt que les devoirs de notre sentir se sont accrus, qu'ils sont maintenant incomparablement plus grands qu'auparavant ; et qu'ainsi, automatiquement, le fossé entre ces devoirs et notre force de sentir (probablement demeurée constante) s'est aussi élargi – bref : que désormais nous ne sommes plus, en tant qu'êtres doués de la faculté de sentir, à la hauteur de nos propres actions, car celles-ci rejettent dans l'ombre tout ce que nous avons pu accomplir dans le passé.

Règle : quand ce à quoi il serait bien nécessaire de réagir devient démesuré, notre sentir fait alors également défaut. Que cette « démesure » concerne des projets, des performances dans la production ou des actions déjà menées à leur terme, le « trop grand » nous laisse froids, mieux (car le froid serait encore une sorte de sentir) : même pas froids, mais complètement intouchés; nous devenons des « analphabètes de l'émotion », qui, confrontés à de « trop grands textes », ne reconnaissent plus, tout simplement, qu'ils ont sous leurs yeux des textes. Six millions demeurent pour nous un simple nombre, tandis que l'évocation d'une dizaine de tués aura peut-être encore quelque résonance en nous, et que le meurtre d'un seul homme nous remplit d'effroi. 

Arrêtez-vous ici un instant, je vous prie, Klaus Eichmann. Car nous nous trouvons réellement face à l'une des racines du « monstrueux ». L'insuffisance de notre sentir, en effet, n'est pas simplement une déficience parmi d'autres ; elle est pire, non seulement pire que la carence de notre représentation ou de notre perception, mais pire encore que les pires choses qui se sont déjà produites ; je veux dire par là : pire encore que les six millions. Pourquoi ?

Parce que c'est cette carence-là qui permet la répétition de ces pires choses ; qui facilite leur augmentation; qui peut-être rend cette répétition et cette augmentation inévitables. Car au nombre des sentiments qui font défaut, on compte non seulement celui de l'effroi ou du respect ou de la pitié, mais aussi le sentiment de responsabilité. Si infernal que cela puisse paraître, on peut pourtant dire de ce dernier exactement la même chose que de la représentation et de la perception : qu'il devient d'autant plus impuissant que l'effet visé ou déjà atteint augmente ; qu'il devient égal à zéro – et cela veut dire que notre mécanisme de freinage aboutit à l'arrêt total – dès qu'un certain maximum est dépassé. Et parce que cette règle infernale fonctionne, la voie est libre pour le «monstrueux». 

MAIS C'EST CE QU'IL AVAIT VISÉ

Je suis certain que vous avez pensé à votre père au moment où je formulais cette règle. Et à juste titre. Vous l'avez bien connu dans la vie quotidienne, et comme un homme qui ne laissait rien transparaître de ce qu'il venait de faire ; qui réussissait à ne rien en laisser transparaître ; qui même n'a jamais eu le moindre mal à n'en rien laisser transparaître. Et, plus tard, vous avez également lu les actes du procès, d'où il ressortait que, de ce qu'il avait dirigé depuis sa table de bureau jusqu'à son dernier jour, il n'avait pas su « tirer la leçon » comme on dit ; que son attitude face à ses œuvres monstrueuses semblait indiquer qu'elles étaient parfaitement sans intérêt, comme si elles avaient été, sur le plan émotionnel, « quantités négligeables ». S'est-il comporté avec tant d'indifférence bien que ses œuvres eussent été monstrueuses ? C'est là l'interprétation courante. Ou bien, à l'inverse, ne serait-ce pas justement parce qu'elles l'étaient de façon aussi énorme ? A savoir, trop énorme pour lui ? Qu'en est-il donc en fait ? 


Voici le moment où je commence à m'inquiéter quelque peu, car je m'attends à un « bravo ! » de votre part. En effet, en raison de la question que je viens de poser, vous aurez peut-être l'impression que je viens de faire un bon bout de chemin à votre rencontre. Je regrette, Klaus Eichmann. La règle que nous venons d'énoncer - que la force de notre sentir diminue à mesure qu'augmente la médiation dans notre activité et que grandissent les résultats de nos actions; que notre mécanisme d'inhibition est inopérant à partir d'un certain seuil -, cette règle ne suffit pas pour prendre la défense de votre père comme étant victime de la situation actuelle, ou pour le présenter comme le témoin numéro un de ce qui, en vertu de cette règle précisément, peut nous arriver à nous, les hommes d'aujourd'hui, et pour l'acquitter de sa culpabilité. Sa culpabilité dans le monstrueux n'en demeure pas moins monstrueuse. Pourquoi?
Pour la raison suivante : on ne saurait le compter parmi ces millions de travailleurs qui demeurent condamnés à leur gestes spécialisés et qui, à travers la médiation du processus de l'appareil auquel ils sont intégrés, se trouvent réellement privés de toutes possibilité d'en imaginer les ultimes et monstrueux effets. De ceux-là ont pu faire partie les dactylos de son bureau, ou bien ses employés qui avaient à ranger dans les bons tiroirs les noms de ceux qui étaient déjà morts. On peut effectivement dire à leur propos que leur fonction spéciale est la première et sans doute la seule qu'ils aient connue : qu'ils étaient ainsi empêchés de se représenter le monstrueux effet final. Mieux, qu'ils étaient même empêchés de faire seulement l'effort (le vain effort) de se représenter cet effet. - Mais lui? N'était-il vraiment que l'un d'entre eux? Un simple employé dans le bureau d'anéantissement? Une simple victime de la machinerie? Juste son propre agent auxiliaire? 
Cela, vous-même n'oseriez l'affirmer.