C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Petite anthologie

Texte 1 | Sophocle (5ème s. AEC), extrait de Antigone

   « Beaucoup de choses sont stupéfiantes, mais rien n'est plus stupéfiant que l’humain. Il est porté par le Notos orageux à travers la sombre mer, au milieu de flots qui grondent autour de lui; il dompte, d'année en année, sous les socs tranchants, la plus puissante des déesses, Gaia, immortelle et infatigable, et il la retourne à l'aide du cheval.

L’humain, plein d'adresse, enveloppe, dans ses filets faits de cordes, la race des légers oiseaux et les bêtes sauvages et la génération marine de la mer; et il asservit par ses ruses la bête farouche des montagnes; et il met sous le joug le cheval chevelu et l'infatigable taureau montagnard, et il les contraint de courber le cou.

Il s'est donné la parole et la pensée rapide et les lois des cités, et il a mis ses demeures à l'abri des gelées et des pluies fâcheuses. Ingénieux en tout, il ne manque jamais de prévoyance en ce qui concerne l'avenir. Il n'y a que Hadès auquel il ne puisse échapper, mais il a trouvé des remèdes aux maladies dangereuses.

Plus intelligent en inventions diverses qu'on ne peut l'espérer, il fait tantôt le bien, tantôt le mal, violant les lois de la patrie et le droit sacré des dieux. Celui qui excelle dans la ville mérite d'en être rejeté, quand, par audace, il agit honteusement. Que je n'aie ni le même toit, ni les mêmes pensées que celui qui agit ainsi!»


Texte 2 | Platon (5-4ème s. AEC), extrait de Protagoras


« C'était le temps où les dieux existaient déjà, mais où les races mortelles n'existaient pas encore. Quand vint le moment marqué par le destin pour leur naissance, voici que les dieux les façonnent à l'intérieur de la terre en réalisant un mélange de terre et de feu et de toutes les substances qui se peuvent combiner avec le feu et la terre. Au moment de les produire à la lumière, les dieux ordonnèrent à Prométhée et à Epiméthée de distribuer convenablement entre elles toutes les qualités dont elles avaient à être pourvues. Epiméthée demanda à Prométhée de lui laisser le soin de faire lui-même la distribution: " Quand elle sera faite, dit-il, tu inspecteras mon ouvrage." La permission accordée, il se met à la tâche. 

Dans cette distribution, il donne aux uns la force sans la vitesse; aux plus faibles, il attribue le privilège de la rapidité; à certains il accorde des armes et pour ceux qu’il dotait d’une nature sans arme, il invente quelque autre capacité de survie. A ceux qu'il revêt de petitesse, il attribue la fuite ailée ou l'habitation souterraine. Ceux qu'il grandit en taille, il les sauve par là même. Bref, entre toutes les qualités, il maintient un équilibre. En ces diverses inventions, il se préoccupait d'empêcher aucune race de disparaître. Après qu'il les eut prémunis suffisamment contre les destructions réciproques, il s'occupa de les défendre contre les intempéries qui viennent de Zeus, les revêtant de poils touffus et de peaux épaisses, abris contre le froid, abris aussi contre la chaleur, et en outre, quand ils iraient dormir, couvertures naturelles et propres à chacun. Il chaussa les uns de sabots, les autres de cuirs massifs et vides de sang. Ensuite, il s'occupa de procurer à chacun une nourriture distincte, aux uns les herbes de la terre, aux autres les fruits des arbres, aux autres leurs racines; à quelques-uns il attribua pour aliment la chair des autres. A ceux-là, il donna une postérité peu nombreuse; leurs victimes eurent en partage la fécondité, salut de leur espèce. Or Epiméthée, dont la sagesse était imparfaite, avait déjà dépensé, sans y  prendre garde, toutes les facultés en faveur des animaux, et il lui restait encore à pourvoir l'espèce humaine, pour laquelle, faute d'équipement, il ne savait que faire. Dans cet embarras, survient Prométhée pour inspecter le travail. Celui-ci voit toutes les autres races harmonieusement équipées, et l'homme nu, sans chaussures, sans couvertures, sans armes. Et le jour marqué par le destin était venu, où il fallait que l'homme sortît de la terre pour paraître à la lumière.

Prométhée, devant cette difficulté, ne sachant quel moyen de salut trouver pour l'homme, se décide à dérober l'habileté artiste d'Héphaïstos et d'Athéna, et en même temps le feu, - car, sans le feu il était impossible que cette habileté fût acquise par personne ou rendît aucun service, - et c’est ainsi qu’il en fait présent à l'homme. De cette manière l'homme fut mis en possession du savoir qui concerne la vie, mais il n’avait pas le savoir politique : celui-ci se trouvait en effet chez Zeus; or Prométhée n'avait plus le temps de pénétrer dans l'acropole qui est la demeure de Zeus : en outre il y avait aux portes de Zeus des sentinelles redoutables. Mais il put pénétrer sans être vu dans l'atelier où Héphaïstos et Athéna pratiquaient ensemble les arts qu'ils aiment, si bien qu'ayant volé à la fois les arts du feu qui appartiennent à Héphaïstos et les autres qui appartiennent à Athéna, il put les donner à l'homme. C'est ainsi que l'homme se retrouva bien pourvu pour sa vie, et que Prométhée, par la suite, fut, dit-on, accusé de vol.

Puisque l'homme avait sa part du lot divin, il fut tout d'abord, du fait de sa parenté avec le dieu, le seul de tous les vivants à reconnaître des dieux, et il se mit à construire des autels et des statues de dieux; ensuite il eut l'art d'émettre des sons et des mots articulés, il inventa les habitations, les vêtements, les chaussures, les couvertures, les aliments qui naissent de la terre. Mais les humains, ainsi pourvus, vécurent d'abord dispersés, et aucune ville n'existait, ils succombaient donc sous les coups des bêtes féroces, car ils étaient en tout plus faibles qu’elles, et leur art d’artisans suffisant pour les nourrir, demeurait impuissant pour la guerre contre les bêtes sauvages; car ils ne possédaient pas encore l'art politique, dont l'art de la guerre est une partie. Ils cherchaient bien sûr à se rassembler en fondant des cités. Mais à chaque fois qu’ils s’étaient rassemblés, ils se comportaient de manière injuste les uns envers les autres, faute de posséder l'art politique, de sorte qu'ils recommençaient à se disperser et périssaient. Zeus alors, inquiet pour notre espèce menacée de disparaître, envoie Hermès porter aux hommes la Vergogne et la Justice, afin qu'il y eût dans les villes de l'harmonie et des liens créateurs d'amitié. Hermès donc demande à Zeus de quelle manière il doit donner aux hommes la Vergogne et la Justice: " Dois-je les répartir comme les autres arts ? Ceux-ci sont répartis de la manière suivante : un seul médecin suffit à beaucoup de profanes, et il en est de même des autres artisans; dois-je établir ainsi la Justice et la Vergogne dans la race humaine, ou les répartir entre tous?" - " Entre tous, dit Zeus, et que chacun en ait sa part : car les villes ne pourraient subsister si quelques-uns seulement en étaient pourvus, comme il arrive pour les autres arts; en outre, tu établiras cette loi en mon nom, que tout homme incapable de participer à la Vergogne et la Justice doit être mis à mort, comme un fléau de la cité. »


Texte 3 | Pascal (17ème s.), extrait de Pensées


« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale. Roseau pensant. — Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement de ma pensée. Je n’aurai pas davantage en possédant des terres : par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends.

La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. C’est donc être misérable que de se connaître misérable ; mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable. »


Texte 4 | Kant (18ème s.), ex. Fondements de la métaphysique des mœurs


« Il n’y a donc qu’un impératif catégorique et en voici la formule : Agis toujours d’après une maxime telle que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle.

Si maintenant de cet impératif unique nous pouvons déduire, comme de leur principe, tous les impératifs du devoir, bien que nous laissions provisoirement sans réponse la question de savoir si ce que l’on appelle devoir n’est pas un concept vide, au moins pouvons-nous expliquer ce que nous pensons par ce concept et ce qu’il veut dire. S’il est vrai que l’universalité de la loi suivant laquelle certains effets se produisent constitue ce que l’on appelle proprement la Nature, dans le sens le plus général de ce mot (quant à la forme), c’est-à-dire la réalité extérieure, en tant qu’elle est déterminée par des lois universelles, peut-être pourrait-on aussi exprimer l’impératif universel du devoir ainsi qu’il suit : Agis comme si la maxime de ton action devait, par la volonté, être érigée en loi universelle de la nature. » 

Texte 5 | Kant (18ème s.), extrait de Critique de la raison pratique 


« Supposez que quelqu’un prétende, à propos de son inclination à la luxure, qu’il lui est absolument impossible d’y résister quand l’objet aimé et l’occasion se présentent à lui : si, devant la maison où cette occasion lui est offerte, un gibet se trouvait dressé pour l’y pendre aussitôt qu’il aurait joui de son plaisir, ne maîtriserait-il pas alors son inclination ? On devinera immédiatement ce qu’il répondrait. Mais demandez-lui si, dans le cas où son prince prétendrait le forcer, sous la menace de la même peine de mort immédiate, à porter un faux témoignage contre un homme intègre qu’il voudrait supprimer sous de fallacieux prétextes, il tiendrait alors pour possible, quelque grand que puisse être son amour pour la vie, de le vaincre quand même. Il n’osera peut-être pas assurer qu’il le ferait ou non ; mais que cela lui soit possible, il lui faut le concéder sans hésitation. Il juge donc qu’il peut faire quelque chose parce qu’il a pleinement conscience qu’il le doit, et il reconnaît en lui la liberté qui sinon, sans la loi morale, lui serait restée inconnue. »


Texte 6  | Jacob von Uexküll, ex. Mondes animaux et monde humain (1934) 


« La tique ou ixode, sans être très dangereuse, est un hôte très importun des mammifères et des hommes. (...) La bestiole, à la sortie de son oeuf, n'est pas entièrement formée; il lui manque encore une paire de pattes et les organes génitaux. A ce stade, elle est déjà capable d'attaquer des animaux à sang froid, comme le lézard, qu'elle guette, perchée sur l'extrémité d'une brindille d'herbe. Après plusieurs mues, elle a acquis les organes qui lui manquaient et s'adonne alors à la chasse des animaux à sang chaud. 

Lorsque la femelle a été fécondée, elle grimpe à l'aide de ses huit pattes jusqu'à la pointe d'une branche d'un buisson quelconque pour pouvoir, d'une hauteur suffisante, se laisser tomber sur les petits mammifères qui passent ou se faire accrocher par les animaux plus grands. 

Cet animal, privé d'yeux, trouve son chemin de son poste de garde à l'aide d'une sensibilité générale de la peau à la lumière. Ce brigand de grand chemin, aveugle et sourd, perçoit l'approche de ses proies par son odorat. L'odeur de l'acide butyrique, que dégagent les follicules sébacés de tous les mammifères, agit sur lui comme un signal qui le fait quitter son poste de garde* et se lâcher en direction de sa proie. S'il tombe sur quelque chose de chaud (ce que décèle pour lui un sens affiné de la température), il a atteint sa proie, l'animal à sang chaud, et n'a plus besoin que de son sens tactile pour trouver une place aussi dépourvue de poils que possible, et s'enfoncer jusqu'à la tête dans le tissu cutané de celle-ci. Il aspire alors lentement à lui un flot de sang chaud. 

On a, à l'aide de membranes artificielles et de liquides imitant le sang, fait des essais qui démontrent que la tique n'a pas le sens du goût; en effet, après perforation de la membrane, elle absorbe tout liquide qui a la bonne température. Si la tique, stimulée par l'acide butyrique, tombe sur un corps froid, elle a manqué sa proie et doit regrimper à son poste d'observation. 

Le copieux repas de sang de la tique est aussi son festin de mort, car il ne lui reste alors plus rien à faire qu'à se laisser tomber sur le sol, y déposer ses oeufs et mourir. »


* Note : « Il faut que la tique puisse vivre longtemps sans nourriture pour augmenter sa chance de rencontrer une proie à sa portée. Et la tique possède cette faculté dans une proportion inhabituelle. A l'Institut zoologique de Rostock, on a maintenu en vie des tiques qui avaient jeûné dix-huit ans. La tique est constituée à tous égards pour supporter une longue période de faim. Les cellules séminales que la femelle abrite pendant son temps de garde, restent attachées dans les capsules séminales jusqu'à ce que le sang du mammifère parvienne dans l'estomac de la tique; elles se libèrent alors et vont féconder les oeufs qui reposent dans l'ovaire. »


Texte 7  | Hans Jonas, extrait d’un entretien de 1987 «Technique, liberté, obligation »,  publié en 2000 dans Une éthique pour la nature


      "Le danger qui nous menace actuellement vient-il encore du dehors ? Provient-il de l’élément sauvage que nous devons maîtriser grâce aux formations artificielles de la culture ? C’est encore parfois le cas, mais un flot nouveau et plus dangereux se déchaîne maintenant de l’intérieur même et se précipite, détruisant tout sur son passage, y compris la force débordante de nos actions qui relèvent de la culture.  C’est désormais à partir de nous que s’ouvrent les trouées et les brèches à travers lesquelles notre poison se répand sur le globe terrestre, transformant la nature tout entière en un cloaque pour l’homme. Ainsi les fronts se sont-ils inversés. Nous devons davantage protéger l’océan contre nos actions que nous protéger de l’océan. Nous sommes devenus un plus grand danger pour la nature que celle-ci ne l’était autrefois pour nous. Nous sommes devenus extrêmement dangereux pour nous-mêmes et ce, grâce aux réalisations les plus dignes d’admiration que nous avons accomplies pour assurer la domination de l’homme sur les choses. C’est nous qui constituons le danger dont nous sommes actuellement cernés et contre lequel nous devons désormais lutter. Il s’agit là de quelque chose de radicalement nouveau : aucune des obligations que nous connaissons n’est jamais née d’une impulsion salvatrice commune. »

Texte 8  | Jean-Paul Sartre,  L’existentialisme est un humanisme (1945|46)


« L'existentialisme athée, que je représente, est plus cohérent. Il déclare que si Dieu n'existe pas, il y a au moins un être chez qui l'existence précède l'essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être c'est l'homme ou, comme dit Heidegger, la réalité-humaine. Qu'est-ce que signifie ici que l'existence précède l'essence? Cela signifie que l'homme existe d'abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu'il se définit après. L'homme, tel que le conçoit l'existentialiste, s'il n'est pas définissable, c'est qu'il n'est d'abord rien. Il ne sera qu'ensuite, et il sera tel qu'il se sera fait. Ainsi, il n'y a pas de nature humaine, puisqu'il n'y a pas de Dieu pour la concevoir. L'homme est non seulement tel qu'il se conçoit, mais tel qu'il se veut, et comme il se conçoit après l'existence, comme il se veut après cet élan vers l'existence, l'homme n'est rien d'autre que ce qu'il se fait. Tel est le premier principe de l'existentialisme. (...)

Quand nous disons que l'homme se choisit, nous entendons que chacun d'entre nous se choisit, mais par là nous voulons dire aussi qu'en se choisissant il choisit tous les hommes. En effet, il n'est pas un de nos actes qui, en créant l'homme que nous voulons être, ne crée en même temps une image de l'homme tel que nous estimons qu'il doit être. Choisir d'être ceci ou cela, c'est affirmer en même temps la valeur de ce que nous choisissons, car nous ne pouvons jamais choisir le mal; ce que nous choisissons, c'est toujours le bien, et rien ne peut être bon pour nous sans l'être pour tous. Si l'existence, d'autre part, précède l'essence et que nous voulions exister en même temps que nous façonnons notre image, cette image est valable pour tous et pour notre époque tout entière. Ainsi, notre responsabilité est beaucoup plus grande que nous ne pourrions le supposer, car elle engage l'humanité entière. Si je suis ouvrier, et si je choisis d'adhérer à un syndicat chrétien plutôt que d'être communiste, si, par cette adhésion, je veux indiquer que la résignation est au fond la solution qui convient à l'homme, que le royaume de l'homme n'est pas sur la terre, je n'engage pas seulement mon cas : je veux être résigné pour tous, par conséquent ma démarche a engagé l'humanité tout entière. Et si je veux, fait plus individuel, me marier, avoir des enfants, même si ce mariage dépend uniquement de ma situation, ou de ma passion, ou de mon désir, par là j'engage non seulement moi-même, mais l'humanité tout entière sur la voie de la monogamie. Ainsi je suis responsable pour moi-même et pour tous, et je crée une certaine image de l'homme que je choisis; en me choisissant, je choisis l'homme. » 


Texte 9  | Hannah Arendt,

        extrait de The human condition (1958) 


« En 1957 un objet terrestre, fait de main d’homme, fut lancé dans l’univers ; pendant des semaines, il gravita autour de la Terre conformément aux lois qui règlent le cours des corps célestes, le Soleil, la Lune, les étoiles. Certes, le satellite artificiel n’était pas un astre, il n’allait point tourner sur son orbite pendant ces durées astronomiques qui à nos yeux de mortels enfermés dans le temps terrestre paraissent éternelles. Cependant, il put demeurer quelque temps dans le ciel; il eut sa place et son chemin au voisinage des corps célestes comme s’ils l’avaient admis, à l’essai, dans leur sublime compagnie. (…) La réaction immédiate, telle qu’elle s’exprima sur-le-champ, ce fut le soulagement de voir accompli le premier « pas vers l’évasion des hommes hors de la prison terrestre ». (…)

La banalité de la phrase ne doit pas nous faire oublier qu’elle était, en fait, extraordinaire ; car si les chrétiens ont parlé de la Terre comme d’une vallée de larmes et si les philosophes n’ont vu dans le corps qu’une vile prison de l’esprit ou de l’âme, personne dans l’histoire du genre humain n’a jamais considéré la Terre comme la prison du corps, ni montré tant d’empressement à s’en aller, littéralement, dans la Lune. L’émancipation, la laïcisation de l’époque moderne qui commença par le refus non pas de Dieu nécessairement, mais d’un dieu Père dans les cieux, doit-elle s’achever sur la répudiation plus fatale encore d’une Terre Mère de toute créature vivante ?

La Terre est la quintessence même de la condition humaine, et la nature terrestre, pour autant que l’on sache, pourrait bien être la seule de l’univers à procurer aux humains un habitat où ils puissent se mouvoir et respirer sans effort et sans artifice. L’artifice humain du monde sépare l’existence humaine de tout milieu purement animal, mais la vie elle-même est en dehors de ce monde artificiel, et par la vie l’homme demeure lié à tous les autres organismes vivants. Depuis quelque temps, un grand nombre de recherches scientifiques s’efforcent de rendre la vie « artificielle » elle aussi, et de couper le dernier lien qui maintient encore l’homme parmi les enfants de la nature. »


Texte 10 | Maurice Merleau-Ponty, extrait de Signes (1960)


« Il n’est pas faux de dire que Freud a voulu appuyer tout le développement humain au développement instinctif, mais on irait plus loin en disant que son œuvre bouleverse, dès le début, la notion d’instinct et dissout les critères par lesquels jusqu’à lui on croyait pouvoir le circonscrire. Si le mot d’instinct veut dire quelque chose, c’est un dispositif intérieur à l’organisme, qui assure, avec un minimum d’exercice, certaines réponses adaptées à certaines situations caractéristiques de l’espèce. Or le propre du freudisme est bien de montrer qu’il n’y a pas, en ce sens propre, d’instinct sexuel chez l’homme, que l’enfant « pervers polymorphe » n’établit, quand il le fait, une activité sexuelle dite normale qu’au terme d’une histoire individuelle difficile. Le pouvoir d’aimer, incertain de ses appareils comme de ses buts, chemine à travers une série d’investissements qui s’approchent de la forme canonique de l’amour, anticipe et régresse, se répète et se dépasse sans qu’on puisse jamais prétendre que l’amour sexuel dit normal ne soit rien que lui-même. Le lien de l’enfant aux parents, si puissant pour commencer comme pour retarder cette histoire, n’est pas lui-même d’ordre instinctif. C’est pour Freud un lien d’esprit. Ce n’est pas parce que l’enfant a le même sang que ses parents qu’il les aime, c’est parce qu’il se sait issu d’eux ou qu’il les voit tournés vers lui, que donc il  s’identifie à eux, se conçoit à leur image, les conçoit à son image. La réalité psychologique dernière est pour Freud le système des attractions et des tensions qui relie l’enfant aux figures parentales, puis, à travers elles, à tous les autres, et dans lequel il essaie tour à tour différentes positions, dont la dernière sera son attitude adulte.

Ce n’est pas seulement l’objet d’amour qui échappe à toute définition par l’instinct, c’est la manière même d’aimer. On le sait, l’amour adulte, soutenu par une tendresse qui fait crédit, qui n’exige pas à chaque instant de nouvelles preuves d’un attachement absolu, et qui prend l’autre comme il est, à sa distance et dans son autonomie, est pour la psychanalyse conquis sur une « aimance » infantile qui exige tout à chaque instant et qui est responsable de ce qui peut rester de dévorant et d’impossible dans tout amour. Et si le passage au génital est nécessaire à cette transformation, il n’est jamais suffisant pour la garantir ».


Texte 11  | Paul Virilio, extrait de Ce qui arrive (2002)


  « Un trait, entre tous distinctif, oppose la civilisation contemporaine à celles qui l’ont précédée : la vitesse. La métamorphose s’est produite en l’espace d’une génération», constatait dans les années trente l’historien Marc Bloch.

   Cette situation entraîne à son tour, un second trait : l’accident. La généralisation progressive d’événements catastrophiques qui affectent non seulement la réalité du moment, mais causent l’anxiété et l’angoisse pour les générations à venir.

   D’incidents en accidents, de catastrophes en cataclysmes, la vie quotidienne devient un kaléidoscope où nous affrontons sans cesse ce qui vient, ce qui survient inopinément, pour ainsi dire ex abrupto… Dans le miroir brisé, il faut alors apprendre à discerner ce qui arrive, de plus en plus souvent, mais surtout de plus en plus rapidement, de manière intempestive voire simultanée.

  Devant cet état de fait d’une temporalité accélérée qui affecte les mœurs, l’Art aussi bien que la politique des nations, une urgence s’impose entre toutes : celle d’exposer l’accident du Temps.

  Renversant de la sorte la menace de l’inopiné, la surprise devient sujet de thèse et le risque majeur, sujet d’exposition dans le cadre des télécommunications instantanées.

  Comme l’expliquait Paul Valéry en 1935 [publié dans La Crise de l’intelligence en 1957]: « Dans le passé, on n’avait guère vu, en fait de nouveauté, paraître que des solutions ou des réponses à des problèmes ou à des questions très anciennes, sinon immémoriales… Mais notre nouveauté à nous, consiste dans l’inédit des questions elles-mêmes, et non point des solutions, dans les énoncés et non dans les réponses. De là cette impression générale d’impuissance et d’incohérence qui domine dans nos esprits.»

  Ce constat d’impuissance devant le surgissement d’événements inattendus et catastrophiques, nous contraint à renverser la tendance habituelle qui nous expose à l’accident pour inaugurer une nouvelle sorte de muséologie, de muséographie : celle qui consiste maintenant à exposer l’accident, tous les accidents, du plus banal au plus tragique, des catastrophes naturelles aux sinistres industriels et scientifiques, sans éviter l’espèce trop souvent négligée de l’accident heureux, du coup de chance, du coup de foudre amoureux, voire du ’’coup de grâce’’! »


Texte 12 | Jean-Marie Gustave Le Clézio, ext. article dans Libération (2019)


« Son visage nous est devenu familier. Elle est sérieuse comme on l’est quand on n’a pas encore 17 ans, elle regarde l’objectif sans ciller, elle lit ses discours d’une voix posée, dans un anglais parfait, ses nattes sages encadrent ses joues rondes, ses yeux nous fixent sans une hésitation, elle se tient bien droit, les bras le long du corps, elle ressemble un peu à une gymnaste, ou à une déléguée d’un groupe de collégiennes. Elle est devenue la combattante la plus crédible du mouvement de défense de notre planète menacée par le gaspillage des ressources naturelles et la disparition des espèces animales. Elle est reçue par les plus grands, des présidents, des directeurs d’industrie, des éminences des banques. Elle parle à la COP 24, ce club très fermé qui reçoit dans la ville de Katowice en Pologne les politiques et les spécialistes de l’environnement, qui discutent beaucoup et ne font pas grand-chose. Son discours est facile à comprendre. Elle ne manie pas l’hyperbole, elle ne se cache pas derrière les statistiques inutiles et les promesses de Gascon. Elle ne flatte pas le public pour dénicher des électeurs. Elle dit que nous - les adultes, les responsables, les acteurs de notre monde égoïste et rapace -, nous n’avons rien fait, et que les enfants du futur nous demanderont des comptes. Elle dit même une chose plus terrible, que lorsque nous ne serons plus là, dans dix, vingt ou trente ans, elle y sera encore et que c’est à elle que les enfants demanderont des comptes. Elle nous accuse, de sa voix douce et calme, d’avoir oublié que la Terre nous est prêtée, pas donnée. Est-ce que nous pouvons l’entendre ? Nous avons si peu entendu les voix qui nous interpellaient, avant elle. Nous n’avons pas écouté la parole du chef des Indiens Lummi, le grand Seattle, lorsqu’il répondait au gouverneur qui lui proposait d’acheter les terres indiennes : «Comment pouvons-nous acheter ce qui ne nous appartient pas ?». Nous n’avons pas entendu les avertissements des hommes de science, d’Aldo Leopold, de Bertrand Russell. Nous n’avons même pas écouté Einstein quand il nous prévenait que si les abeilles venaient à disparaître, nous n’aurions que quelques années à vivre. »


Texte 13 | Bernard Stiegler, extrait de Qu’appelle-t-on panser? (2020)

  « Greta Thunberg n'est pas une femme, mais une jeune fille. Cette jeune fille est tragique telle Antigone en son temps. Comme fille d'Œdipe et de Jocaste - qui est à la fois sa mère et sa grand-mère -, la nièce de Créon incarne la parole de la dernière génération se retournant contre les ascendants qui n'auront pas pris soin d'un ordre. Dans la tragédie de Sophocle, cet ordre s'appelle la loi divine. 

Greta (...) parle depuis cette épreuve de la vérité toujours aux bords de la folie, et elle est accusée d'être folle par ceux que ses paroles mettent en cause au plus profond. cette épreuve de la vérité est ce que les Grecs appelaient la parrêsia.

Le parrèsiaste (...) est accusé de folie précisément parce qu'il discerne et délimite un champ de l’ubris, c'est-à-dire à la fois du crime et de la folie : il discerne et délimite ce champ en le nommant comme ce qui le menace tout aussi bien qu'il qu'il menace ceux auxquels ce parrèsiaste s'adresse et s'oppose ainsi - luttant contre ce qui constitue leur déni. Aujourd'hui, cette ubris est planétaire. »


Texte 14 | Fabian Schiedler, extrait de La fin de la mégamachine (2020)

   

« Un aspect de cette question n’a pas encore suscité l’attention qu’il mérite : le lien entre les pandémies et la destruction de la biosphère, qui progresse à toute vitesse. Depuis les années 1970, des agents pathogènes nouveaux et parfois mortels ont fait irruption de plus en plus souvent et se sont rapidement propagés dans le monde grâce à la circulation mondialisée des biens et des personnes : le VIH, les virus Ebola et Zika, les pathogènes provoquant les grippes aviaires et porcines ainsi que divers types de coronavirus, parmi lesquels le virus du SRAS et le SARS-CoV-2, responsable du Covid-19. Au moins 60 % de ces nouvelles maladies proviennent des bêtes et, parmi ces zoonoses, deux tiers viennent d’animaux sauvages et un tiers de l’élevage intensif. 

(…) Plus encore que des animaux domestiques, les épidémies proviennent des animaux sauvages. Cela tient surtout à ce que leurs habitats sont de plus en plus détruits, notamment par le déboisement des forêts. Le virus Ebola vient ainsi des chauves-souris et a fait son apparition dès 2017 avant tout dans les régions d’Afrique où la déforestation avait progressé de manière particulièrement rapide. Les animaux privés de leurs habitats se mettent par la suite à vivre toujours plus près des implantations humaines, leurs excrétions entrent dans notre chaîne alimentaire. Il en est allé de même dès la fin du XIXème siècle quand les colonisateurs belges ont fait défricher les forêts du Congo pour mettre en place des plantations de caoutchouc et construire des réseaux ferroviaires afin de transporter le cuivre depuis les mines vers les ports. Les macaques expulsés de leur milieu naturel se sont alors introduits dans les agglomérations humaines où ils ont propagé un certain lentivirus, qui s’est peu à peu adapté au corps humain. Aujourd’hui, nous le connaissons sous le nom du virus de l’immunodéficience humaine (VIH).

De ce point de vue, les pandémies se révèlent résulter du projet de domination coloniale moderne. La tentative de soumettre la nature au contrôle humain et la planète entière aux objectifs de l’accumulation sans fin engendre des réactions imprévues qui se répercutent sur le système et peuvent même finir par le faire chanceler. »


Texte 15 | Jonathan Safran-Foer, extrait de Eating animals (2009)


« Les humains sont les seuls animaux qui font délibérément des enfants, tissent des liens entre eux (ou pas), fêtent les anniversaires, gaspillent et perdent leur temps, se brossent les dents, éprouvent de la nostalgie, nettoient les tâches, ont des religions, des partis politiques et des lois, portent des amulettes-souvenirs, s'excusent des années après avoir offensé autrui, chuchotent, ont peur d'eux-mêmes, interprètent les rêves, dissimulent leurs organes sexuels, se rasent, enterrent des capsules témoins et peuvent choisir de ne pas manger quelque chose pour des raisons de conscience. Les justifications pour manger et ne pas manger des animaux sont souvent les mêmes : nous ne sommes pas des animaux.» 


Texte 16 | Mohamed Amer Meziane, extrait de Au bord des mondes, 

Vers une anthropologie métaphysique (2023)


  « S’adressant à une administration coloniale pressée de pouvoir extraire le charbon enfoui dans les sous-sols du Sud de l’actuel Viet Nam, un chargé d’affaires du gouvernement de la Cochinchine (nom en usage parmi les colonisateurs français pour désigner le sud du pays) rapporte sa conversation avec un mandarin qui refuse d’offrir une concession au gouvernement français. L’exploitation du charbon est impossible, affirme la voix du mandarin réécrite dans le récit du chargé d’affaires, parce qu’un dragon se cache sous la terre, qui fait obstacle à l’extractivisme. Si l’on ne peut se fier à l’archive pour reconstituer de part en part la parole du mandarin, elle nous rappelle que l’on n’exploite pas les sous-sols impunément, que des forces infernales menacent les humains lorsqu’ils prétendent étendre leur pouvoir dans les entrailles de la terre. [Ci-dessous l’extrait de la lettre du chargé d’affaires au gouverneur de la Cochinchine, datée du 10 février février 1882] 


Nous obtiendrons des concessions si nous sommes les plus offrants, et si l’exploitation peut se faire sans danger pour l’épiderme du dragon; il paraît bien décidé que nous ne serons pas privilégiés, et les deux conditions posées permettront toujours de répondre par un refus à toutes nos demandes. On nous concèdera probablement les gisements de charbon de Quang Yen, parce qu’on n’oserait probablement tout nous refuser, mais nous ne pouvons guère compter, obtenir plus du plein gré des gouvernements actuels. La superstition du dragon n’a pas été imaginée exclusivement contre nous, elle existe réellement, mais elle est plus répandue, et elle a plus de force chez les lettrés que chez les ignorants. […] On peut être certain qu’à l’occasion on rendra impossible l’exploitation de quelque gisement dont nous demanderions la concession, en imaginant quelque dragon supplémentaire dont il serait la retraite inviolable.. […] J’ai demandé au [mandarin] à quel signe particulier se reconnaît la présence souterraine du dragon. Ce n’est pas apparent pour le vulgaire; quelques devins ont, seuls, le don de déterminer ces endroits sacrés. Le [mandarin] a entrepris de me figurer à peu près la forme des montagnes à dragon; cela m’a paru inintelligible. […] Le [mandarin] m’a assuré qu’il était possible de dresser une carte du dragon; je tenais à savoir si l’on pouvait se mettre en garde contre les faux dragons. […] J’ai eu la satisfaction d’apprendre que, jusqu’à présent, le territoire de la province de Quang Yen ne renfermait pas de trace de dragon […] On risque, paraît-il, en creusant le sol, de crever une veine du Saint animal, et il résulterait de cet accident d’affreux malheurs, c’est-à-dire, je crois, la chute de la dynastie régnante. Je disais au Ministre que nous avions creusé le sol en tous sens, en Europe, sans rencontrer le plus petit dragon, et sans que les fouilles eussent causé quelque cataclysme. Il m’objecte que les Chinois partageaient la même superstition, et que c’était pour ce motif qu’ils avaient supprimé le chemin de fer construit sur leur territoire. J’imagine qu’il pensa à part lui que c’est faute de dragons que les occidentaux sont des barbares, ou inversement.


Tout au long de la lettre, le chargé d’affaires ne fait qu’énoncer une seule et même idée : la superstition du dragon a été imaginée par les prêtres pour  empêcher l’exploitation des gisements de charbon comme combustible. De cette archive, on ne peut rien déduire de certain quant à la nature de ce qui est dit par le mandarin. La seule certitude est que, dans ce face-à-face, l’administration coloniale se heurte à une autre métaphysique que la sienne et qu’elle peine à la saisir. Une perspective centrée autour de l’extractivisme ne perçoit qu’une part infime du problème posé par cette archive : celle d’une nécessaire annulation d’un rapport métaphysique à la terre, du ciel et des souterrains dans le déploiement de l’extractivisme. La sécularisation a bien participé du déploiement des pratiques d’extraction, de richesse minérales et notamment fossiles. »


Texte 17  | Extrait de « Qu’est-ce que l’Anthropocène? », un article de Marine Denis et de François Gemenne publié en octobre 2019 sur « Vie Publique », un site gouvernemental français. Le site est réalisé par la Direction de l’information légale et administrative (DILA), rattachée aux services du Premier ministre, qui gère aussi les sites Legifrance et service-public.fr


« L’Anthropocène est une nouvelle époque géologique qui se caractérise par l’avènement des hommes comme principale force de changement sur Terre, surpassant les forces géophysiques. C’est l’âge des humains ! Celui d’un désordre planétaire inédit. 

L’histoire de la Terre et celle de l’espèce humaine ont aujourd’hui convergé. Cette collision de deux Histoires marque une rupture dans la relation qui unit les hommes à la Terre. Pour la première fois, ce sont en effet ses habitants qui sont devenus les principaux moteurs des changements qui l’affectent.

Les désordres générés par les effets de l’activité humaine ont des conséquences multiples : climat, sécurité alimentaire, accès aux ressources vitales, migrations forcées et soudaines, précarité énergétique…Ils contraignent les relations internationales à inventer et mettre en œuvre de nouvelles politiques globales.

Quand le naturaliste et mathématicien Buffon (1707-1788) écrivait dans Les Époques de la nature en 1778 que « La face entière de la Terre porte aujourd’hui l’empreinte de la puissance de l’homme », sans doute ne pouvait-il imaginer que, trois siècles plus tard, les géologues allaient décider de formaliser ce constat sous la forme de la définition d’une nouvelle époque géologique.

En 2000, le biologiste américain Eugene F. Stoemer, le chimiste et Prix Nobel de chimie néerlandais Paul Josef Crutzen évoquent pour la première fois le terme d’« Anthropocène ». Cette nouvelle phase géologique dont la révolution industrielle du XIXe siècle serait le déclencheur principal, est marquée par la capacité de l’homme à transformer l’ensemble du système terrestre.

Pour la première fois, l’histoire de la Terre entre en collision avec celle des hommes et des femmes qui l’habitent. Le fracas qu’a provoqué dans la communauté scientifique cette annonce, encore discutée et critiquée par la Commission  internationale de stratigraphie, marque un profond changement dans le positionnement de l’homme face à son environnement naturel.


Si le climat a toujours été un facteur d’influence majeur dans le développement des grands mouvements économiques ou sociaux, l’époque de l’Anthropocène met au défi l’espèce humaine et ses capacités d’anticipation, de contrôle et de résilience sur les écosystèmes existants.

Pour la première fois, l’histoire de la Terre entre en collision avec celle des hommes et des femmes qui l’habitent, redessinant ainsi les contours d’une nouvelle géopolitique : une politique de la Terre, qui reste à inventer. 

Car le désordre engendré par les effets de l’activité humaine sur le climat ne porte pas que sur la Terre. Il porte aussi sur le monde et diverses facettes de l’activité humaine : sécurité alimentaire, accès aux ressources vitales, migrations forcées et soudaines, précarité énergétique. L’avènement de l’Anthropocène, en quelque sorte, sonne le glas d’une vision binaire de l’homme séparé de son environnement, de la dichotomie entre la Terre et le monde.

Au cours des 12 000 dernières années, l’humanité s’est développée dans  l’Holocène, une époque géologique interglaciaire, qui succédait à l’époque glaciaire du Pléistocène et qui était marquée par une remontée des températures et du niveau des mers. L’Holocène se caractérise par une phase particulièrement stable pour le mode de développement de l’espèce humaine que nous connaissons aujourd’hui. La hausse des températures a permis une importante migration des populations vers le nord, qui devenait bien plus habitable.

De nombreux géologues estiment toutefois que l’Holocène s’est terminé vers 1950, lorsque les tests nucléaires ont dispersé dans l’atmosphère d’importantes quantités de particules radioactives. Cette époque est également marquée par une grande accélération de l’activité humaine dans un contexte économique de reconstruction, d’industrie performante et de modernisation de l’agriculture.

En août 2016, le Congrès international de géologie qui se tenait au Cap en Afrique du Sud a ainsi reçu la recommandation de prendre officiellement acte du commencement d’une nouvelle période géologique : l’Anthropocène. Cette nouvelle époque se caractérise par l’avènement des humains comme principale force de changement sur Terre, surpassant les forces géophysiques : l’Anthropocène, c’est l’âge des humains. (…) 

    L’espèce humaine doit désormais se préparer à rompre avec cet ancien modèle selon lequel les écosystèmes se comportent de façon linéaire, prévisible, sur lesquels l’homme peut maintenir son contrôle et exercer ses activités de développement. L’espèce humaine devient le principal facteur et déclencheur de changements au niveau planétaire. »