Paul Virilio / Ce qui arrive - “Avertissement” (2002)
«Un trait, entre tous
distinctif, oppose la civilisation contemporaine à celles qui l’ont
précédée : la vitesse. La métamorphose s’est produite en
l’espace d’une génération», constatait dans les années trente
l’historien Marc Bloch.
Cette situation entraîne
à son tour, un second trait : l’accident. La généralisation
progressive d’événements catastrophiques qui affectent non
seulement la réalité du moment, mais causent l’anxiété et
l’angoisse pour les générations à venir.
D’incidents en
accidents, de catastrophes en cataclysmes, la vie quotidienne devient
un kaléidoscope où nous affrontons sans cesse ce qui vient, ce qui
survient inopinément, pour ainsi dire ex abrupto… Dans le miroir
brisé, il faut alors apprendre à discerner ce qui arrive, de plus
en plus souvent, mais surtout de plus en plus rapidement, de manière
intempestive voire simultanée.
Devant cet état de fait
d’une temporalité accélérée qui affecte les mœurs, l’Art
aussi bien que la politique des nations, une urgence s’impose entre
toutes : celle d’exposer l’accident du Temps.
Renversant de la sorte la
menace de l’inopiné, la surprise devient sujet de thèse et le
risque majeur, sujet d’exposition dans le cadre des
télécommunications instantanées.
Comme l’expliquait Paul
Valéry en 1935 : « Dans le passé, on n’avait guère vu, en fait
de nouveauté, paraître que des solutions ou des réponses à des
problèmes ou à des questions très anciennes, sinon immémoriales…
Mais notre nouveauté à nous, consiste dans l’inédit des
questions elles-mêmes, et non point des solutions, dans les énoncés
et non dans les réponses. De là cette impression générale
d’impuissance et d’incohérence qui domine dans nos esprits.»
[1]
Ce constat d’impuissance
devant le surgissement d’événements inattendus et
catastrophiques, nous contraint à renverser la tendance habituelle
qui nous expose à l’accident pour inaugurer une nouvelle sorte de
muséologie, de muséographie : celle qui consiste maintenant à
exposer l’accident, tous les accidents, du plus banal au plus
tragique, des catastrophes naturelles aux sinistres industriels et
scientifiques, sans éviter l’espèce trop souvent négligée de
l’accident heureux, du coup de chance, du coup de foudre amoureux,
voire du «coup de grâce» !
En effet, si aujourd’hui
grâce à la télévision, « ce qui se conserve se réduit à
l’instant-événement, tous les progrès convergent vers un
problème inéluctable qui est celui des perceptions et des images».
[2]
Outre l’attentat
historique du 11 septembre 2001 et sa diffusion en boucle sur les
écrans de télévision du monde entier, deux événements récents
méritent, à ce propos, d’être sévèrement analysés. D’une
part, la révélation seize ans trop tard des ravages de la
contamination de Tchernobyl sur l’Est de la France, à propos
desquels les responsables des services chargés de donner l’alerte
déclaraient en avril 1986: «Si l’on détecte quelque chose, il ne
s’agit que d’un problème purement scientifique». Et d’autre
part, la toute récente décision du «Mémorial pour la Paix» de
Caen, d’importer des États-Unis, en guise d’objet-symbole, une
bombe atomique – une bombe H – emblématique de «l’équilibre
de la terreur» entre l’Est et l’Ouest…
À ce propos et reprenant
l’argument des experts français dissimulant les dégâts de
l’accident de Tchernobyl, on pourrait dire : « Si l’on expose
une bombe atomique, il ne s’agit que d’un problème purement
culturel », ouvrant dès lors toutes grandes, les portes du premier
Musée des accidents !
*
De fait, si l’invention
n’est qu’une manière de voir, de saisir les accidents en tant
que signes, en tant que chances, il n’est que temps d’ouvrir le
muséum à ce qui survient d’impromptu, à cette «production
indirecte» de la science et des technosciences que constitue le
sinistre, la catastrophe industrielle ou autre.
Si selon Aristote
«l’accident révèle la substance», l’invention de la
«substance» est également celle de «l’accident». Dès lors, le
naufrage est bien l’invention «futuriste» du navire, et le crash
celle de l’appareil supersonique, tout comme Tchernobyl l’est de
la centrale nucléaire.
Observons maintenant
l’histoire récente. Alors que le XXe siècle a été celui des
grands exploits – le débarquement lunaire – et des grandes
découvertes en physique comme en chimie, sans parler de
l’informatique ou de la génétique, il paraît logique, hélas,
que le XXIe siècle engrange à son tour la moisson de cette
production masquée que constituent les sinistres les plus divers,
dans la mesure même où leur répétition devient un phénomène
historique clairement repérable.
À ce sujet, écoutons
encore Paul Valéry : «L’instrument tend à disparaître de la
conscience. On dit couramment que son fonctionnement est devenu
automatique. Ce qu’il en faut tirer, c’est la nouvelle équation
: la conscience ne subsiste que pour les accidents.» [3]
Ce constat de carence
aboutit ainsi à une conclusion claire et définitive : «Tout ce qui
devient capable de recommencement et de répétition s’obscurcit,
se fait silencieux. Il n’y a fonction que hors conscience». [4]
Étant donné que
l’objectif déclaré de la révolution industrielle du XVIIIe
siècle était bien la répétition d’objets standardisés
(machines, outils, véhicules…), autrement dit les fameuses
substances incriminées, il est aujourd’hui logique de constater
que le XXe siècle, nous aura effectivement abreuvé d’accidents en
série, depuis le Titanic en 1912 jusqu’à Tchernobyl en 1986, sans
parler de Seveso ou de Toulouse, en 2001…
Ainsi, la reproduction
sérielle des catastrophes les plus diverses est-elle devenue l’ombre
portée des grandes découvertes, des grandes inventions techniques,
et à moins d’accepter l’inacceptable, c’est-à-dire d’admettre
que l’accident devienne automatique à son tour, l’urgence d’une
« intelligence de la crise de l’intelligence » se fait jour en ce
tout début du XXIe siècle – intelligence dont l’écologie est
le symptôme clinique, en attendant demain une philosophie de
l’eschatologie postindustrielle.
*
Admettons, maintenant, le
postulat de Valéry : si la conscience ne subsiste que pour les
accidents et s’il n’y a fonctionnement que hors conscience, la
perte de conscience de l’accident comme du sinistre majeur
équivaudrait non seulement à l’inconscience mais à la folie –
cette folie de l’aveuglement volontaire aux conséquences fatales
de nos actions et de nos inventions –, je pense en particulier au
génie génétique et aux biotechnologies. Situation qui
s’apparenterait dès lors au brutal renversement de la philosophie
en son contraire, autrement dit, à la naissance d’une philofolie;
amour de l’impensé radical, où le caractère insensé de nos
actes cesserait non seulement de nous inquiéter consciemment, mais
nous ravirait, nous séduirait…
Après l’accident des
substances, nous assisterions à l’émergence fatale de l’accident
des connaissances, dont l’informatique pourrait bien être le signe
par la nature même de ses indubitables « progrès », mais
parallèlement par celle de ses incommensurables dégâts.
En fait, si «l’accident
est l’apparition de la qualité d’une chose qui était masquée
par une autre de ses qualités» [5], l’invention des accidents
industriels dans les transports (terrestres, nautiques, aériens) ou
celle des accidents postindustriels, dans les domaines de
l’informatique ou de la génétique, serait l’apparition d’une
qualité trop longtemps cachée par le faible progrès des
connaissances «scientifiques» à côté de l’ampleur des
connaissances «spirituelles et philosophiques», de cette sagesse
accumulée tout au long de l’histoire multiséculaire des
civilisations.
Ainsi, aux dégâts des
idéologies laïques ou religieuses véhiculées par les régimes
totalitaires, s’apprêtent à succéder ceux de technologies de
pensée, susceptibles, si nous n’y prenons garde, d’aboutir au
délire, à cet amour insensé de l’excès, comme tend à le
prouver le caractère suicidaire de certaines actions contemporaines,
depuis Auschwitz, jusqu’au concept militaire de destruction
mutuelle assurée (M.A.D.), sans parler du «déséquilibre de la
terreur» inauguré en 2001 à New York par les kamikazes du World
Trade Center.
En effet, utiliser non
plus des armes, des instruments militaires, mais de simples véhicules
de transport aérien pour détruire des édifices en acceptant de
périr dans l’opération, c’est instaurer une confusion fatale
entre l’attentat et l’accident et utiliser la « qualité » de
l’accident volontaire au détriment de la qualité de l’avion,
comme de la «quantité» de vies innocentes sacrifiées, dépassant
ainsi toutes les limites naguère fixées par les éthiques
religieuses ou philosophiques.
De fait, le principe de
responsabilité vis-à-vis des générations à venir exige d’exposer
maintenant l’accident et la fréquence de ses répétitions
industrielles et postindustrielles.
*
C’est le sens même, le
but avoué de l’exposition de la Fondation Cartier pour l’art
contemporain. Avant-projet, ou plus exactement encore, préfiguration
du futur Musée de l’Accident, cette exposition se veut avant tout
une prise de position devant la chute des repères éthiques et
esthétiques, la perte de sens dont nous sommes si souvent désormais
les témoins, les victimes, bien plus que les acteurs.
Après l’exposition, il
y a plus de dix ans déjà, sur la vitesse, organisée à
Jouy-en-Josas par cette même Fondation Cartier, l’exposition Ce
qui arrive – définition du latin accidens – se veut le
contrepoint des excès de toutes sortes dont nous abreuvent
quotidiennement les grands organes d’information, musée des
horreurs dont nul ne semble deviner qu’il précède et accompagne
toujours la montée en puissance de sinistres plus vastes encore.
En fait, comme
l’exprimait un témoin de la montée du nihilisme en Europe :
«L’acte le plus atroce devient facile lorsque la voie qui y mène
a été dûment frayée.» [6]
Par l’accoutumance
progressive à l’insensibilité, à l’indifférence devant les
scènes les plus démentes sans cesse répétées par les marchés du
spectacle, au nom d’une soi-disant liberté d’expression muée en
libération de l’expressionnisme, voire en académisme de
l’horreur, nous succombons aux méfaits d’une programmation de
l’outrance à tout prix qui débouche non plus sur l’insignifiance,
mais sur l’héroïsation de la terreur et du terrorisme.
Un peu comme au XIXe
siècle où l’art officiel s’ingéniait dans ses salons à
glorifier les grandes batailles du passé et aboutissant, comme on
sait, à l’hécatombe de Verdun, au tout début du XXIe siècle
nous assistons, médusés, à une tentative de promotion de la
torture artistique, de l’automutilation esthétique et du suicide
considéré comme l’un des beaux-arts.
C’est finalement pour
échapper à cette « surexposition du public à l’effroi » que la
Fondation Cartier a adopté le principe d’une distance critique
vis-à-vis des excès en tout genre de l’actualité récente.
Destinée à poser la
question de l’inattendu, comme de l’inattention aux risques
majeurs, la manifestation qui s’ouvrira à Paris, pour le premier
anniversaire de l’attentat du World Trade Center de New York, se
veut un hommage au discernement, à l’intelligence préventive,
philosophique ou scientifique, en des temps troublés où abondent
les menaces d’une «philofolie du pire» [7] – reprenant à son
compte les propos d’un conducteur alcoolique à son passager : «Je
suis un accident ambulant qui cherche l’endroit où se produire.»
———————–
Notes
1 Paul Valéry, «La
Crise de l’intelligence», in Œuvres complètes, Tome I, Éditions
Gallimard, collection «Bibliothèque de la Pléiade», Paris, 1957
2 Paul Valéry, Cahiers,
Tome II, p. 851, Éditions Gallimard, collection «Bibliothèque de
la Pléiade», Paris, 1974
3 Op. cit., p. 212
4 Ibid.
5 Op. cit., p. 229
6 Hermann Rauschning, La
Révolution du nihilisme, Éditions Gallimard, Paris, 1939
7 Paul Virilio, Ce qui
arrive, Éditions Galilée, Paris, 2002