C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Stiegler / La parole de Greta Thunberg

 "Greta Thunberg est une parole, et cette parole est une force. Portée par son image tout à faite impressionnante, à l'écart de tout stéréotype, de toute pose, cette parole et la voix qui la dit sont celles d'une tragédienne. Ce n'est pas une tragédienne comme Sarah Bernhardt, incarnant les rôles de Médée ou de Phèdre, proférant des énoncés toujours au bord du sacré - à la rencontre de l'ultime limite de l'ubris où survient Némésis. Ce n'est pas la parole d'une femme, mère ou maîtresse, énonçant la condition fatale de ceux qui sont toujours exposés à la démesure et à la détresse qui lui fait suite. 

Greta Thunberg n'est pas une femme, mais une jeune fille. Cette jeune fille est tragique telle Antigone en son temps. Comme fille d'Œdipe et de Jocaste - qui est à la fois sa mère et sa grand-mère -, la nièce de Créon incarne la parole de la dernière génération se retournant contre les ascendants qui n'auront pas pris soin d'un ordre. Dans la tragédie de Sophocle, cet ordre s'appelle la loi divine. 

Greta (...) parle depuis cette épreuve de la vérité toujours aux bords de la folie, et elle est accusée d'être folle par ceux que ses paroles mettent en cause au plus profond. cette épreuve de la vérité est ce que les Grecs appelaient la parrêsia.

Le parrèsiaste (...) est accusé de folie précisément parce qu'il discerne et délimite un champ de l'ubris, c'est-à-dire à la fois du crime et de la folie : il discerne et délimite ce champ en le nommant comme ce qui le menace tout aussi bien qu'il qu'il menace ceux auxquels ce parrèsiaste s'adresse et s'oppose ainsi - luttant contre ce qui constitue leur déni. Aujourd'hui, cette ubris est planétaire. Et elle est pratiquée par le chef de la première puissance mondiale plus que par quiconque. Voilà à quoi ose s'opposer la jeune fille. Et la violence qu'elle déchaîne contre elle est sans précédent.

    Le déni de l'ubris, c'est toujours ce qui concerne une limite tout à la fois élémentaire (primordiale) et supplémentaire (ex-primant cette primeur par défaut). Un tel déni est ce qui trahit un immense défaut de sagesse au sens où "l'idée antique et païenne de sagesse [...] était ce qui préservait de l'emprise de la démesure, tentation permanente d'écart, d'aberration et de mépris de la limite" (Georges Canguilhem, Ecrits sur la médecine).

       De fait, entre absence d'époque, telle qu'elle s'est creusée à la fin de l'ère Anthropocène, elle-même annoncée par le GIEC et nombre d'autres institutions scientifiques comme la possibilité de la fin de tout (de tout ce qui rend la vie humaine possible),  la sagesse est ce qui fait défaut comme jamais en cela que toute sagesse est ce qui fait coïncider la pensée avec ce que nous appelons ici la pansée, c'est-à-dire le pansement, et en tant qu'il est bien conçu, quoique, comme organe artificiel de soin, il puisse toujours finir par devenir lui-même infectieux." 

Bernard Stiegler, Qu'appelle-t-on panser? 

vol.2 " La leçon de Greta Thunberg "(2020)


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