C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Fabian Schiedler / Pandémies, anthropisation, ségrégation

       Cet extrait de La fin de la mégamachine, Sur les traces d’une civilisation en voie d’effondrement, 2020 éd. Le seuil, coll. « Anthropocène » (Das Ende der Megamaschine. Geschichte einer scheiternden Zivilisation, éd. Promedia, Vienne 2015) est la postface de l'ouvrage, écrite en 2019-2020. 


L’ombre de l’hydre : 

les pandémies et les limites de l’expansion

(postface)



Alors que je retravaillais ce livre pour les versions française et anglaise, la pandémie de Covid-19 se propageait sur Terre. De nombreux gouvernements y ont réagi en prenant des mesures drastiques : une limitation massive des libertés fondamentales, le confinement des citoyens et une mise à l’arrêt de pans entiers de l’économie. Une dizaine d’années seulement après le krach financier de 2008-2009,  la crise du coronavirus a de nouveau violemment ébranlé l’économie globale avec une récession qui pourrait même se révéler plus grave que la crise économique mondiale de 1929. Pour le moment, personne ne peut prédire quelles en seront les conséquences politiques à long terme. Bien que ces deux crises aient des causes très différentes, elles ont pourtant en commun de mettre en lumière la vulnérabilité et l’instabilité croissante de l’ordre mondial actuel.

  


Les pandémies et la crise de la biosphère


Un aspect de cette question n’a pas encore suscité l’attention qu’il mérite : le lien entre les pandémies et la destruction de la biosphère, qui progresse à toute vitesse. Depuis les années 1970, des agents pathogènes nouveaux et parfois mortels ont fait irruption de plus en plus souvent et se sont rapidement propagés dans le monde grâce à la circulation mondialisée des biens et des personnes : le VIH, les virus Ebola et Zika, les pathogènes provoquant les grippes aviaires et porcines ainsi que divers types de coronavirus, parmi lesquels le virus du SRAS et le SARS-CoV-2, responsable du Covid-19. Au moins 60 % de ces nouvelles maladies proviennent des bêtes et, parmi ces zoonoses, deux tiers viennent d’animaux sauvages et un tiers de l’élevage intensif. 


Dès le début de la sédentarisation et surtout l’émergence des premières civilisations urbaines il y a cinq milles ans, l’élevage a fait à l’humanité une série de cadeaux empoisonnés; la rougeole et la tuberculose viennent des vaches, la coqueluche des porcs et la grippe des canards. Les vaccins et les antibiotiques ont pu endiguer une partie de ces maladies au cours du XXème siècle. Mais avec la diffusion de l’agriculture urbaine et le parcage de milliards d’animaux domestiques dans des espaces extrêmement réduits, nous avons créé une pépinière de maladies qui, de plus en plus, échappent à tout contrôle. Tenter de les maîtriser par le recours excessif aux antibiotiques ne conduit à long terme qu’à la propagation de pathogènes multirésistants contre lesquels nous n’avons aucun remède. Quant aux virus - contre lesquels les antibiotiques ne sont de toute façon d’aucun secours -, l’insdustrialisation de l’agriculture leur donne l’occasion non seulement de muter très rapidement, mais aussi de parvenir jusqu’au corps humain et de s’y adapter. Le virus de la grippe aviaire H5N1 a par exemple contaminé de manière isolée des êtres humains en atteignant un tau de létalité moyen d’environ 60% - incomparablement plus grave que le SARS-CoV-2, qui est à l’origine de la panique de 2020. De nombreux épidémiologistes estiment  que, tôt ou lard, de tels germes vont muter et devenir bien plus contagieux qu’ils ne l’étaient. 


Plus encore que des animaux domestiques, les épidémies proviennent des animaux sauvages. Cela tient surtout à ce que leurs habitats sont de plus en plus détruits, notamment par le déboisement des forêts. Le virus Ebola vient ainsi des chauves-souris et a fait son apparition dès 2017 avant tout dans les régions d’Afrique où la déforestation avait progressé de manière particulièrement rapide. Les animaux privés de leurs habitats se mettent par la suite à vivre toujours plus près des implantations humaines, leurs excrétions entrent dans notre chaîne alimentaire. Il en est allé de même dès la fin du XIXème siècle quand les colonisateurs belges ont fait défricher les forêts du Congo pour mettre en place des plantations de caoutchouc et construire des réseaux ferroviaires afin de transporter le cuivre depuis les mines vers les ports. Les macaques expulsés de leur milieu naturel se sont alors introduits dans les agglomérations humaines où ils ont propagé un certain lentivirus, qui s’est peu à peu adapté au corps humain. Aujourd’hui, nous le connaissons sous le nom du virus de l’immunodéficience humaine (VIH).


De ce point de vue, les pandémies se révèlent résulter du projet de domination coloniale moderne. La tentative de soumettre la nature au contrôle humain et la planète entière aux objectifs de l’accumulation sans fin engendre des réactions imprévues qui se répercutent sur le système et peuvent même finir par le faire chanceler. Les pandémies sont un bon exemple de la myopie de la pensée linéaire qui repose sur l’idée erronée q’ion puisse contrôler le monde vivant par le moyen de chaînes linéaires de cause à effet  - c’est-à-dire en exerçant sur lui le pouvoir d’après le modèle du commandement et de l’obéissance (voir le chapitre un). Or, les systèmes naturels ne peuvent être pilotés et contrôlés comme des machines. Ils réagissent comme l’hydre dans le mythe de Hercule : pour chaque tête coupée, ile ne repousse deux autres. Tout ce qui vit repose sur des boucles de rétroaction qui ne sont pas linéaires et dans lesquelles chaque effet est à son tour la cause d’innombrables autres impacts, la plupart du temps imprévisibles. Les pionniers de l’industrie du bois ont dû en faire l’amère expérience dès le XVIII ème siècle : dans l’ignorance complexe qui font la trame de l’écologie forestière, ils ont certes réussi temporairement à maximiser le rendement des forêts en les transformant en monocultures, mais ont été confrontés quelques temps plus tard à un effondrement de ces écosystèmes (voir le chapitre sept). De manière similaire, la civilisation industrielle prise comme un tout déclenche au XXI ème siècle de plus en plus de réactions écologiques en chaîne qui, en fin de compte, font chuter les rendements, tout d’abord de manière temporaire comme lors de la crise du coronavirus, mais finalement, si le rythme des crises continue à s’emballer, de manière durable. C’est le destin typique des civilisations en voie d’effondrement.


Dans un tel contexte, le concept de « limites écologiques » induit en erreur puisqu’il suggère que l’on va tôt ou tard buter sur un plafond qui limite a croissance, comme une plante qui pousserait dans notre salon. Mais les « limites de la croissance » auxquelles nous avons affaire sont d’un tout autre type. Elles évoquent plutôt un dragon qui dort profondément et qui se fait agacer par des gens au trou de lui. Jusqu’à un certain seuil, les nuisances ne vont pas lue déranger et il ne va rien se passer, si ce n’est que le monstre va peut-être grommeler ou remuer dans son sommeil. Mais dès qu’on dépasse le point de basculement et que le dragon se réveille, il n’est plus possible de revenir en arrière. 


Ne suscitant qu’une attention marginale de la part du grand public, nombre de ces seuils sont en train d’être dépassés et mettent en branle des bouleversements de long terme qui sont autrement plus graves que la pandémie du Covid-19. La désintégration de l’inlandsis Ouest-Antarctique, qui va provoquer à lui seul une montée du niveau de la mer de sept mètres à long terme, risque d’être déjà irréversible. La forêt tropicale d’Amazonie s’approche de son effondrement à cause de la déforestation, des incendies et du réchauffement climatique; ce qui constitue un des plus importants puits de CO2 de la planète peut donc se transformer très vite en une gigantesque source d’émissions. Dans les régions polaires nordiques, le permafrost dont en libérant un gaz à effet de serre extrêmement puissant : le méthane. Passé un certain seuil, ce processus s’autoalimente et peut conduire à une accélération du dérèglement climatique qui rendrait la Terre largement inhabitable. 

L’irrationalité structurelle du système


La crise du coronavirus a révélé une schizophrénie fondamentale de notre civilisation : jadis que tous les moyens ou presque sont bons pour endiguer le Covid-19 - même une paralysie temporaire de l’économie -, les gouvernements n’ont en quarante ans presque rien fait pour désamorcer la la crise climatique. Ils ne sont parvenus ni à des objectifs de réduction contraignants qui soient même de loin compatibles avec l’objectif de limiter le réchauffement à deux degrés, ni à un programme de transformation rapide des infrastructures et de l’économie. Et ce bien qu’il y ait un très large consensus scientifique sur e fait que le progrès du chaos climatique est bien plus dangereux, et de loin, que le  coronavirus. Les systèmes politiques réagissent aux crises de court terme en paniquant et en prenant des mesures ad hoc, tandis que les ruptures de long terme son de fait ignorées - si l’on fait abstraction de certaines belles paroles. De ce point de vue, la « société du savoir et de la connaissance » dont on parle tant se révèle une chimère : car c’est précisément là où le pronostic scientifique est de la plus haute importance pour la survie de l’humanité, à savoir la question climatique, q’iil reste politiquement lettre morte. Mais comment en est-on arrivé à un comportement aussi schizophrène et absurde? 


La première réponse, assez courante, est relativement évidente : alors que notre système politique est orienté vers le court terme, l’effondrement de la biosphère est un problème de long terme. Quand un tiers du Bangladesh sera submergé dans quelques décennies, quand la chaleur excessive aura rendu inhabitables de larges ans du Moyen-Orient et de l’Afrique et quand même les forêts européennes se dessécheront, presque tous les politiciens qui dirigent aujourd’hui le monde ne seront plus en fonction depuis longtemps, et la plupart seront déjà morts. 


La seconde réponse, moins commune, tient au racisme structurel du système : les victimes du chaos climatique sont avant tout les populations les plus pauvres de la planète, notamment dans le Sud global. Le coronavirus ne s’est en revanche pas arrêté devant les barrières de classe et de nationalité. Cestes, il a partout touché plus violemment les pauvres; pourtant, les couches supérieures des pays industrialisés ont été menacées de même. Tandis que des milliers de caméras transmettaient en flux continu les images filmées dans les services de soins intensifs dédiés aux patients souffrants du Covid-19, diffusant ainsi un sentiment de fin du monde, presque personne ne se souciait des millions d’habitants du Mékong dont les récoltes sont d’ores et déjà détruites par la salinisation des eaux.  


Les raisons pour lesquelles nous réagissons de manière tellement différente à la pandémie du Covid-19 et à la crise climatique plongent toutefois leurs racines bien plus profondément dans les structures économiques, politiques et idéologiques qui constituent l’armature de la mégamachine. L’impératif suprême de ce système est l’accumulation sans fin du capital. C’est sur ce principe que reposent les institutions économiques les plus puissantes de la planète : les grands sociétés de capitaux qui contrôlent à peu près la moitié de l’économie mondiale. Elles ne peuvent exister qu’en expansion, en générant toujours plus d’argent, car c’est leur seule finalité. Certes, la mise à l’arrêt de l’économie durant la crise du coronavirus a aussi affecté le bilan de ces multinationales, mais il est très vite apparu clairement que les Etats les renfloueraient à coups de milliards d’aides publiques, comme ils l’avaient déjà fait lors de presque toutes les crises précédentes. Ce n’est ni nouveau, ni surprenant puisque le système-monde moderne n’a jamais reposé sur des marchés libres, mais toujours sur l’entrelacement étroit de l’Etat et du capital (voir le chapitre six). LA crise du coronavirus a même massivement fait le jeu de certaines multinationales comme Amazon, en balayant la concurrence du marché. Les petites et moyennes entreprises qui emploient de loin la lus grande partie des salariés dans le monde sont touchées de manière incomparablement plus dure par les mesures sanitaires et, en cas de faillite, elles ne seront pour la plupart pas sauvées. Il en résulte ce que les économistes appellent par euphémisme un « assainissement du marché » : les structures monopolistiques ou oligopolistiques renforcent leur emprise. Les géants du numérique, comme Google et Microsoft, ont par ailleurs profité de la crise du coronavirus pour accélérer encore l’informatisation de toutes les domaines de la vie et accroître ainsi considérablement non seulement les possibilités de surveillance, mais aussi leurs profits. 


Cet arrière-plan expliquer pourquoi, malgré quelques protestations éparses, la résistance des lobbies économiques à la mise à l’arrête de l’économie a été si mesurée, et, pourquoi les Etats ont pu agir de manière aussi massive. La contraction économique générale n’était que temporaire, les pertes ont été compensées de manière plus que généreuses et les structures fondamentales de la la mégamachine e, sortent non seulement conservées, mais aussi en partie renforcées. 

Il en va tout autrement avec la crise des systèmes économiques qui assurent la vie sur Terre. Car elle nous force, si nous la prenons au sérieux, à remettre en question les fondements de notre système économique : l’expansion et l’accumulation sans fin. Le business model et même la raison d’être des acteurs économiques les plus puissants de la planète seraient inévitablement au coeur du débat si l’on devait engager une transformation écologique sérieuse. Cela est également vrai en ce qui concerne les causes profondes des pandémies : pour empêcher à l’avenir leur apparition et leur propagation, il faudrait mettre un terme à l’expansion économique et à la destruction des milieux naturels qu’elle entraîne. Mais cela supposerait de mettre en cause les fondements de l’ordre capitaliste. Il n’est donc pas étonnant que tous les leviers aient été actionnés, durant les dernières décennies, afin d’empêcher que ces questions soient mises à l’ordre du jour. Dans une logique d’autoconservation du système à court terme, c’est certes rationnel. Mais à long terme, cela ne fait qu’accélérer la fuite en avant vers l’effondrement global. 


L’aggravation des inégalités mondiales

La crise du coronavirus a renforcé les inégalités sociales préexistantes, tant à l’intérieur des Etats, qu’entre pays riches et pauvres. Tandis que ls plans de sauvetage généreux ont mis les multinationales à l’abri et que ls couches supérieures, grâce à leur matelas financier, n‘ont pas été existentiellement menacées par la mise à l’arrêt de l’économie, des millions de gens pauvres, que ce soit en Inde ou dans le sud de l’Europe, ont vu leur subsistance mise en cause. D’autant plus que les systèmes de santé détruits à force de coupes budgétaires et de privatisations étaient à peine encore en mesure, dans nombre de pays, d’assurer les soins de base pour la population. Pourtant, le SARS-CoV-2 n’est pas même un virus particulièrement dangereux, comparé par exemple au H5N1. 


Pour les migrants, la fermeture des frontières à la circulation des personnes a signifié une nouvelle aggravation de leur condition déjà misérable. Sur l’île grecque de Lesbos, 20000 réfugiés ont dû végéter dans le camp de Moria, prévu pour 3000 personnes maximum. Les autres Etats de l’UE ‘not pas même daigné accueillir quelques milliers d’entre eux. La situation des réfugiés montre clairement comment les gouvernements mettent peu à peu e place un système d’apartheid global afin de dissuader les victimes du chaos climatique, de la guerre et de la paupérisation d’essayer de trouver refuge dans les parties du monde où il est encore possible de vivre dignement. Les Etats-Unis et l’Union européenne ne sont pas les seuls espaces à se barricader vers le sud en recourant massivement à la violence militaire. L’Inde a déjà installé une clôture de quatre mètres de haut tout le long de sa frontière avec le Bangladesh - au prétexte d’endiguer le trafic de drogue. Mais à long terme, il s’agit d’empêcher l’immigration des bangladais qui vont perdre leurs terres à cause de l’élévation du niveau de la mer. 


Ce régime d’apartheid global, qui interdit aux victimes du système l’accès aux pays riches et enferme dans des camps celles qui s’y essaient quand même, traumatise et génère du désespoir, de la colère et finalement de la haine. Pour survivre, de plus en plus de personnes déracinées se jettent dans les bras des mafias et d’autres organisations armées. La violence qui en résulte déstabilise des régions entières et précipite le système encore plus vite dans le chaos.