C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Mohamed Amer Meziane / Les Occidentaux seraient-ils barbares … faute de dragons?

    « Ethnographie critique d’une archive coloniale » 


      « S’adressant à une administration coloniale pressée de pouvoir extraire le charbon enfoui dans les sous-sols du Sud de l’actuel Viet Nam, un chargé d’affaires du gouvernement de la Cochinchine (nom en usage parmi les colonisateurs français pour désigner le sud du pays) rapporte sa conversation avec un mandarin qui refuse d’offrir une concession au gouvernement français. L’exploitation du charbon est impossible, affirme la voix du mandarin réécrite dans le récit du chargé d’affaires, parce qu’un dragon se cache sous la terre, qui fait obstacle à l’extractivisme. Si l’on ne peut se fier à l’archive pour reconstituer de part en part la parole du mandarin, elle nous rappelle que l’on n’exploite pas les sous-sols impunément, que des forces infernales menacent les humains lorsqu’ils prétendent étendre leur pouvoir dans les entrailles de la terre.


[Extrait de la lettre du chargé d’affaires au gouverneur de la Cochinchine, datée du 10 février février 1882 : ]


Nous obtiendrons des concessions si nous sommes les plus offrants, et si l’exploitation peut se faire sans danger pour l’épiderme du dragon; il paraît bien décidé que nous ne serons pas privilégiés, et les deux conditions posées permettront toujours de répondre par un refus à toutes nos demandes. On nous concèdera probablement les gisements de charbon de Quang Yen, parce qu’on n’oserait probablement tout nous refuser, mais nous ne pouvons guère compter, obtenir plus du plein gré des gouvernements actuels. La superstition du dragon n’a pas été imaginée exclusivement contre nous, elle existe réellement, mais elle est plus répandue, et elle a plus de force chez les lettrés que chez les ignorants. […] On peut être certain qu’à l’occasion on rendra impossible l’exploitation de quelque gisement dont nous demanderions la concession, en imaginant quelque dragon supplémentaire dont il serait la retraite inviolable.. […] J’ai demandé au [mandarin] à quel signe particulier se reconnaît la présence souterraine du dragon. Ce n’est pas apparent pour le vulgaire; quelques devins ont, seuls, le don de déterminer ces endroits sacrés. Le [mandarin] a entrepris de me figurer à peu près la forme des montagnes à dragon; cela m’a paru inintelligible. […] Le [mandarin] m’a assuré qu’il était possible de dresser une carte du dragon; je tenais à savoir si l’on pouvait se mettre en garde contre les faux dragons. […] J’ai eu la satisfaction d’apprendre que, jusqu’à présent, le territoire de la province de Quang Yen ne renfermait pas de trace de dragon […] On risque, paraît-il, en creusant le sol, de crever une veine du Saint animal, et il résulterait de cet accident d’affreux malheurs, c’est-à-dire, je crois, la chute de la dynastie régnante. Je disais au Ministre que nous avions creusé le sol en tous sens, en Europe, sans rencontrer le plus petit dragon, et sans que les fouilles eussent causé quelque cataclysme. Il m’objecte que les Chinois partageaient la même superstition, et que c’était pour ce motif qu’ils avaient supprimé le chemin de fer construit sur leur territoire. J’imagine qu’il pensa à part lui que c’est faute de dragons que les occidentaux sont des barbares, ou inversement.


    Tout au long de la lettre, le chargé d’affaires ne fait qu’énoncer une seule et même idée : la superstition du dragon a été imaginée par les prêtres pour empêcher l’exploitation des gisements de charbon comme combustible. De cette archive, on ne peut rien déduire de certain quant à la nature de ce qui est dit par le mandarin. La seule certitude est que, dans ce face-à-face, l’administration coloniale se heurte à une autre métaphysique que la sienne et qu’elle peine à la saisir. Une perspective centrée autour de l’extractivisme ne perçoit qu’une part infime du problème posé par cette archive : celle d’une nécessaire annulation d’un rapport métaphysique à la terre, du ciel et des souterrains dans le déploiement de l’extractivisme. La sécularisation a bien participé du déploiement des pratiques d’extraction, de richesse minérales et notamment fossiles. »


Mohamed Amer Meziane,  Au bord des mondesVers une anthropologie métaphysique, 2023, p.36