« L'existence
précède l'essence, ou, si vous voulez, (...) il faut partir de la
subjectivité. Que faut-il au juste entendre par là? Lorsqu'on
considère un objet fabriqué, comme par exemple un livre ou un
coupe-papier, cet objet a été fabriqué par un artisan qui s'est
inspiré d'un concept; il s'est référé au concept de coupe-papier,
et également à une technique de production préalable qui fait
partie du concept, et qui est au fond une recette. Ainsi, le
coupe-papier est à la fois un objet qui se produit d'une certaine
manière et qui, d'autre part, a une utilité définie, et on ne peut
pas supposer un homme qui produirait un coupe-papier sans savoir à
quoi l'objet va servir. Nous dirons donc que, pour le coupe-papier,
l'essence, c'est-à-dire l'ensemble des recettes et des qualités qui
permettent de le produire et de le définir, précède l'existence;
et ainsi la présence, en face de moi, de tel coupe-papier ou de tel
livre est déterminée. Nous avons donc là une vision technique du
monde, dans laquelle on peut dire que la production précède
l'existence.
Lorsque
nous concevons un Dieu créateur, ce Dieu est assimilé la plupart du
temps à un artisan supérieur (...). Ainsi, le concept d'homme, dans
l'esprit de Dieu, est assimilable au concept de coupe-papier dans
l'esprit de l'industriel; et Dieu produit l'homme suivant des
techniques et une conception, exactement comme l'artisan fabrique un
coupe-papier suivant une définition et une technique. Ainsi l'homme
individuel réalise un certain concept qui est dans l'entendement
divin. Au XVIIIe siècle, dans l'athéisme des philosophes, la notion
de Dieu est supprimée, mais non pas pour autant l'idée que
l'essence précède l'existence. Cette idée, nous la retrouvons un
peu partout : nous la retrouvons chez Diderot, chez Voltaire, et même
chez Kant. L'homme est possesseur d'une nature humaine; cette nature
humaine, qui est le concept humain, se retrouve chez tous les hommes,
ce qui signifie que chaque homme est un exemple particulier d'un
concept universel, l'homme; chez Kant, il résulte de cette
universalité que l'homme des bois, l'homme de la nature, comme le
bourgeois sont astreints à la même définition et possèdent les
mêmes qualités de base. Ainsi, là encore, l'essence d'homme
précède cette existence historique que nous rencontrons dans la
nature.
L'existentialisme
athée, que je représente, est plus cohérent. Il déclare que si
Dieu n'existe pas, il y a au moins un être chez qui l'existence
précède l'essence, un être qui existe avant de pouvoir être
défini par aucun concept et que cet être c'est l'homme ou, comme
dit Heidegger, la réalité-humaine. Qu'est-ce que signifie ici que
l'existence précède l'essence? Cela signifie que l'homme existe
d'abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu'il se définit
après. L'homme, tel que le conçoit l'existentialiste, s'il n'est
pas définissable, c'est qu'il n'est d'abord rien. Il ne sera
qu'ensuite, et il sera tel qu'il se sera fait. Ainsi, il n'y a pas de
nature humaine, puisqu'il n'y a pas de Dieu pour la concevoir.
L'homme est non seulement tel qu'il se conçoit, mais tel qu'il se
veut, et comme il se conçoit après l'existence, comme il se veut
après cet élan vers l'existence, l'homme n'est rien d'autre que ce
qu'il se fait. Tel est le premier principe de l'existentialisme.
(...)
Quand
nous disons que l'homme se choisit, nous entendons que chacun d'entre
nous se choisit, mais par là nous voulons dire aussi qu'en se
choisissant il choisit tous les hommes. En effet, il n'est pas un de
nos actes qui, en créant l'homme que nous voulons être, ne crée en
même temps une image de l'homme tel que nous estimons qu'il doit
être. Choisir d'être ceci ou cela, c'est affirmer en même temps la
valeur de ce que nous choisissons, car nous ne pouvons jamais choisir
le mal; ce que nous choisissons, c'est toujours le bien, et rien ne
peut être bon pour nous sans l'être pour tous. Si l'existence,
d'autre part, précède l'essence et que nous voulions exister en
même temps que nous façonnons notre image, cette image est valable
pour tous et pour notre époque tout entière. Ainsi, notre
responsabilité est beaucoup plus grande que nous ne pourrions le
supposer, car elle engage l'humanité entière. Si je suis ouvrier,
et si je choisis d'adhérer à un syndicat chrétien plutôt que
d'être communiste, si, par cette adhésion, je veux indiquer que la
résignation est au fond la solution qui convient à l'homme, que le
royaume de l'homme n'est pas sur la terre, je n'engage pas seulement
mon cas : je veux être résigné pour tous, par conséquent ma
démarche a engagé l'humanité tout entière. Et si je veux, fait
plus individuel, me marier, avoir des enfants, même si ce mariage
dépend uniquement de ma situation, ou de ma passion, ou de mon
désir, par là j'engage non seulement moi-même, mais l'humanité
tout entière sur la voie de la monogamie. Ainsi je suis responsable
pour moi-même et pour tous, et je crée une certaine image de
l'homme que je choisis; en me choisissant, je choisis l'homme."
Sartre
L'existentialisme est un humanisme (1946)