C.-O. Verseau professeur de philosophie

Pourquoi faudrait-il une raison de vivre ?

 La doxa ne parle guère d’une « raison de vivre » qu’il « faudrait » avoir ou ne pas avoir. Du moins l’opinion ne la nomme-t-elle pas expressément. Elle ne l’évoque qu’indirectement. En revanche, elle évoque volontiers, et souvent sans grand discernement, l’« ambition » : ne faudrait-il pas, dit-on, faire preuve « d’ambition » ? « Manquer d’ambition », ne serait-ce pas, dit-on encore, manquer de l’essentiel, autrement dit manquer de ce qui permet d’avoir des projets, des objectifs, des motifs pour agir et finalement une motivation ? Toutefois, qui a de l’ambition n’identifie pas pour autant la « raison de vivre » lui permettant de valoriser son « ambition » : en quoi son « ambition » a-t-elle une valeur ? Car toutes les ambitions ne se valent pas : l’ambition de devenir le ou la criminelle la plus connue au 21ème siècle relève d’un critère d’appréciation autre que l’ambition de se mettre au service de telle ou telle cause dite humanitaire.

    En effet, avant même d’entrer dans l’analyse des mots, une « raison de vivre » se présente comme un idéal qui rassemble toutes les idées que je peux avoir, qui unifie tous mes « pourquoi ». En amont de tels buts ou tels objectifs que je poursuis, ma « raison de vivre » est la valeur, identifiée ou non, que je respecte et qui me permet de décider des objectifs que je veux atteindre. A tel ou tel moment de ma vie, ma « raison de vivre » est ce qui unifie ma vie : elle est la raison qui me permet de penser que cette vie est une seule et même vie (quelle que soit la diversité des actions accomplies et des projets menés), la mienne. En d’autres termes « une raison de vivre » est une idée, un idéal, un modèle que je me représente : une « raison de vivre » mobilise la « raison », définie comme faculté de raisonner.

    D’où le sous-entendu de la question sous sa formulation apparemment anodine : s’il fallait à nos vies une « raison de vivre » c’est à nos vies humaines comme si la question concernait spécifiquement et exclusivement les vivants humains. Pourquoi ne faudrait-il pas « une raison de vivre » aux vies autres qu’humaines ? C’est ce que nous montrerons : seul les êtres capables de se représenter leurs vies, la durée incertaine de celles-ci, le sens ou l’absurdité de celles-ci, sont concernés par l’exigence d’une « raison de vivre ». Par conséquent, analysons à quelle condition un être peut entrer dans la question : que dois-je faire de ma vie ?


Etapes du développement : 


    1. La question du "sens de la vie humaine" (cf. Freud, MC) : contingente ou nécessaire? 

    a) La thèse exposée par Freud dans la 2ème partie de MC (p10 dans cette publication) est radicale (au sens strict de ce mot) : cette question se pose, elle aurait pu ne pas se poser, on a le droit de ne pas la poser. "Il semble bien plutôt qu'on ait le droit d'écarter la question".

    b) Le positionnement de Freud est si radical que celui-ci consiste en réalité à soutenir que nous aurions, étant donné "l'origine" de la question en nous ("l'orgueil") et les motivations psychologiques peu recommandables qui en nous l'entretiennent (la peur face à une "menace"), nous aurions le devoir de ne pas la poser. Double accusation contre la philosophie et la théologie (cf. les "esprits interrogeants qui l'ont posée").

   c) Objection à la thèse de Freud : la "religion", appelée péjorativement "système religieux" et comparée à une entreprise marchande de manipulation des âmes (la religion aurait intérêt à insinuer la question dans nos esprits parce qu'elle est seule à détenir une réponse, aussi imparable qu'indémontrable), ne peut insinuer en nous la question et faire la promotion de sa propre réponse que parce que l'humain est un être qui se sait mortel. Tout humain a conscience d'être né un jour et de devoir mourir un autre jour : mourir est l'événement final de toute existence et, de même que nous pouvons nous représenter ce passé immémorial de notre naissance,  de même nous pouvons nous représenter cet événement qui ne sera jamais présent pour nous (plus aucun événement ne peut plus arriver à un défunt, à une défunte, pas même l'instant précis de sa propre mort). C'est cette faculté appelée "raison" qui me permet la représentation de deux événements auxquels ma conscience ne peut assister (je ne peux assister ni à ma naissance ni à ma mort)... d'ailleurs un humain pourrait nier qu'il est né (et prétendre qu'il ou elle fut toujours là, déjà) et qu'il mourra (le moment venu, il ou elle ne sera plus là pour vivre le démenti). Il s'agit donc de raisonner et de penser un début et une fin. Un début et un but? Justement, puisque la mort marque la fin d'une existence, la question surgit nécessairement : comment trouver un autre but à la vie que la fin de cette même vie? Il est insuffisant d'affirmer que "la question du but de la vie humaine" peut se poser (contingence). Il faut affirmer qu'elle ne peut pas ne pas se poser (nécessité).


    2. Avoir une "raison de vivre" / Savoir qu'on l'a

a) Et pourtant, dirais-je, je n'en ai pas et d'ailleurs, je n'en cherche aucune. J'ai des objectifs, des buts, des projets, des désirs, des aspirations, peut-être de l'ambition, des valeurs, mais je n'ai ni n'ai besoin d'une "raison de vivre", dirais-je. 

b) (objection) Or une "raison de vivre" n'est pas un désir, ou une aspiration, ou une valeur "de plus", qui s'ajouterait à tous mes désirs ou valeurs déjà existant. C'est une représentation qui les rassemble tous et toutes, qui les unifie et qui, en un sens, produit : de ma raison de vivre découlent mes désirs et valeurs.       C'est d'ailleurs le pouvoir de la raison, entendue comme la faculté de raisonner, d'unifier une diversité. Que ce soit dans mon rapport au monde, dans mon rapport aux autres (je peux écouter et comprendre autrui) ou dans mon rapport à moi-même (quand j'essaie de comprendre pourquoi je fais ce que je fais, pourquoi je pense ce que je pense, quand je m'efforce de remonter de tous les pourquoi au pourquoi fondamental : au fond, qu'est-ce que je veux?). En célébrant la puissance unificatrice de la loi (en physique), Auguste Comte célèbre le pouvoir unifiant de la raison, de la faculté de raisonner, dans son Cours de philosophie positive - "la loi de gravitation universelle" étant, selon lui, l'exemple le plus admirable".


c) Deux conséquences : 

je n'aurais aucun désir, aucun objectif si je n'avais pas une "raison de vivre" : tous mes désirs sont relatifs à ma "raison de vivre". 

Si je n'ai pas cherché une "raison de vivre" et que pourtant j'en ai une, c'est que je l'ai trouvée sans l'avoir cherchée : je l'ai trouvée en moi en l'ayant reçue des autres (famille, école, amitiés, etc.) sans avoir conscience de l'avoir reçue. 

Donc l'enjeu devient : il faut chercher une raison de vivre pour vivre sa (propre) vie, pour avoir une existence à soi (au lieu de vivre la vie d'autres tout en croyant "vivre sa vie").


3. "L'existence humaine et la culture"

a) Dénuement et dépendance. Nombreux sont les textes qui à travers l'histoire de la philosophie soulignent à la fois le dénuement de l'être humain, en comparaison avec l'équipement que reçoivent les membres de toutes les autres espèces, et la dépendance aux autres où nous place ce dénuement originel. Dès mes premiers instants de vie, je suis dépositaire - à mon insu - d'un mode de vie corrélatif d'un modèle d'humanité que me transmettent plus ou moins à leur insu toutes les personnes qui veillent sur moi, m'élèvent et m'éduquent. Voir Pline l'Ancien, Histoire Naturelle :"Après cet apprentissage de la lumière, des liens, épargnés même aux bêtes nées dans la domesticité, le saisissent et garrottent tous ses membres. Heureuse naissance ! le voila étendu pieds et mains liés, pleurant, lui, cet être qui doit commander aux autres ! "


b) Or l'éducation ne pourvoit pas seulement aux moyens d'existence (mode de vie) mais aussi et même d'abord à la transmission de valeurs, à une "raison de vivre" (modèle). A l'inverse, un être qui est défini par "sa nature", dont les comportements sont déterminés et les besoins sont délimités, un être dont la vie est donc principalement instinctive, un tel être n'a pas à choisir un mode de vie et, d'abord, un modèle d'existence : ses besoins et les moyens de satisfaire ceux-ci sont d'ores et déjà déterminés. Par exemple, la tique dont le comportement est minutieusement décrit par Uexkull dans Mondes animaux et monde humain n'a pas à choisir entre donner la vie et se donner la mort (en pondant ses oeufs). Mode de vie et modèles culturels se substituent aux instincts selon la définition que Merleau-Ponty donne de "instinct" dans Sens et non-sens : "un dispositif intérieur à l’organisme, qui assure, avec un minimum d’exercice, certaines réponses adaptées à certaines situations caractéristiques de l’espèce." Et c'est pourquoi il n'y a pas, chez les humains, un "instinct sexuel" mais seulement des modèles culturels qui instituent certaines conceptions du corps et des rapports entre les corps.


c) "raison de vivre" = "projet" dans la philosophie de Sartre, voir L'existentialisme est un humanisme. Dans le vocabulaire, je n'ai pas un projet : je suis un projet. Le projet n'est pas une idée qui doit se réaliser à un moment ou un autre. C'est une raison de vivre dont découlent tous mes choix, toutes mes décisions, tous mes actes - que j'en aie ou non conscience. => sujet / projet


    Conclusion

    Avoir une raison de vivre, une raison à soi, la penser : pour pouvoir vivre sa vie à soi, avoir sa vie.