« Il
n’est pas faux de dire que Freud a voulu appuyer tout le
développement humain au développement instinctif, mais on irait
plus loin en disant que son œuvre bouleverse, dès le début, la
notion d’instinct et dissout les critères par lesquels jusqu’à
lui on croyait pouvoir le circonscrire. Si le mot d’instinct veut
dire quelque chose, c’est un dispositif intérieur à l’organisme,
qui assure, avec un minimum d’exercice, certaines réponses
adaptées à certaines situations caractéristiques de l’espèce.
Or le propre du freudisme est bien de montrer qu’il n’y a pas, en
ce sens propre, d’instinct sexuel chez l’homme, que l’enfant
« pervers polymorphe » n’établit, quand il le fait,
une activité sexuelle dite normale qu’au terme d’une histoire
individuelle difficile. Le pouvoir d’aimer, incertain de ses
appareils comme de ses buts, chemine à travers une série
d’investissements qui s’approchent de la forme canonique de
l’amour, anticipe et régresse, se répète et se dépasse sans
qu’on puisse jamais prétendre que l’amour sexuel dit normal ne
soit rien que lui-même. Le lien de l’enfant aux parents, si
puissant pour commencer comme pour retarder cette histoire, n’est
pas lui-même d’ordre instinctif. C’est pour Freud un lien
d’esprit. Ce n’est pas parce que l’enfant a le même sang que
ses parents qu’il les aime, c’est parce qu’il se sait issu
d’eux ou qu’il les voit tournés vers lui, que donc il
s’identifie à eux, se conçoit à leur image, les conçoit à son
image. La réalité psychologique dernière est pour Freud le système
des attractions et des tensions qui relie l’enfant aux figures
parentales, puis, à travers elles, à tous les autres, et dans
lequel il essaie tour à tour différentes positions,
dont la dernière sera son attitude adulte.
Ce
n’est pas seulement l’objet d’amour qui échappe à toute
définition par l’instinct, c’est la manière même d’aimer. On
le sait, l’amour adulte, soutenu par une tendresse qui fait crédit,
qui n’exige pas à chaque instant de nouvelles preuves d’un
attachement absolu, et qui prend l’autre comme il est, à sa
distance et dans son autonomie, est pour la psychanalyse conquis sur
une « aimance » infantile qui exige tout à chaque
instant et qui est responsable de ce qui peut rester de dévorant et
d’impossible dans tout amour. Et si le passage au génital est
nécessaire à cette transformation, il n’est jamais suffisant pour
la garantir ».
Merleau-Ponty,
Signes (1960)