C.-O. Verseau professeur de philosophie

Freud /

Le psychanalyste ne se sent que rarement appelé faire des recherches d'esthétique, même lorsque, sans vouloir borner l'esthétique à la doctrine du beau, on la considère comme étant la science des qualités de notre sensibilité. Il étudie d'autres couches de la vie psychique et s'intéresse peu à ces mouvements émotifs qui - inhibés quant au but, assourdis, affaiblis, dépendant de la constellation des faits qui les accompagnent - forment pour la plupart la trame de l'esthétique. Il est pourtant parfois amené à s'intéresser à un domaine particulier de l'esthétique, et généralement c'en est alors un qui se trouve a à côté » et négligé par la littérature esthétique proprement dite.

L'« Unheimliche », l'inquiétante étrangeté, est l'un de ces domaines. Sans aucun doute, ce concept est apparenté à ceux d'effroi, de peur, d'angoisse, et il est certain que le terme n'est pas toujours employé dans un sens strictement déterminé, si bien que le plus souvent il coïncide avec « ce qui provoque l'angoisse ». Cependant, on est en droit de s'attendre, pour justifier l'emploi d'un mot spécial exprimant un certain concept, à ce qu'il présente un fond de sens à lui propre. On voudrait savoir quel est ce fond, ce sens essentiel qui fait que, dans l'angoissant lui-même, l'on discerne de quelque chose qui est l'inquiétante étrangeté. (…)

Dans le dictionnaire de la langue allemande de Daniel Sanders (1860), on trouve au mot « heimlich » les données suivantes que je vais reproduire ln extenso, faisant ressortir, en le soulignant, tel ou tel passage (vol. 1, p. 729) :

« Heimlich » 1. aussi « Heimelich », « heimelig », faisant partie de la maison, pas étranger, familier, apprivoisé, intime, confidentiel, ce qui rappelle le foyer, etc. ; a)  appartenant à la maison, à la famille, ou bien : considéré comme y appartenant, comparez lat. familiaris, intime : « Die Heimlichen », les intimes ; « Die Hausgenossen », les hôtes de la maison ; « Der heimliche Rat », le conseiller intime

b) Se dit des animaux apprivoisés, s'attachant familièrement à l'homme. Contraire de sauvage, par exemple : animaux qui ne sont ni sauvages ni « heimlich », c'est-à-dire, ni apprivoisés.

c) Rappelant l'intimité, la familiarité du foyer ; éveillant un sentiment de bien-être paisible et satisfait, etc., de repos confortable et de sûre protection comme celle qu'offre la maison confortable et enclose (comparez Geheuer) : Te sens-tu encore « heimlich » (à ton aise) dans tes bois où les étrangers défrichent ?

2. Secret tenu caché, de manière à ne rien en laisser percer, à vouloir le dissimuler aux autres, comparez « Geheim », qui, dans le nouveau haut-allemand et surtout dans la langue plus ancienne, par ex. dans la Bible, Job 11, 6 ; 15, 8 ; Sagesse 2, 22 ; 1. Cor. 2, 7, etc. et de même aussi « Heimlichkeit » au lieu de « Geheimnis », Math., 13, 35, etc., n'est pas toujours pris dans un sens absolument distinct. faire quelque chose en secret (heimlich) derrière le dos de quelqu'un. -S'éloigner « heimlich », furtivement ; rendez-vous « heimlich » (clandestin), convention « heimlich » (secrète). 


En liaison, comme aussi en particulier la contrepartie « Unheimlich », faisant naître une terreur pénible, angoissante : Qui presque lui parut « unheimlich », plein d'une inquiétante étrangeté, spectal (Chamisso, 3, 238). -  On appelle « unheimlich » tout ce qui devrait rester secret, caché, et qui se manifeste (Schelling, 2, 2, 649, etc.). - Voiler le Divin, l'envelopper d'une certaine « Unheimlichkeit » (inquiétante étrangeté) [658], etc. 

Ce qui ressort pour nous de plus intéressant de cette longue citation, c'est que le mot « heimlich », parmi les nombreuses nuances de son sens, en possède une qui coïncide avec son contraire « unheimlich ». Ce qui était sympathique se transforme en inquiétant, troublant ; comparez l'exemple de Gutzkow : « Nous appelons cela “ unheimlich ”, vous l'appelez “ heimlich ”. » Nous voilà avertis, en somme, que le mot « heimlich » n'a pas un seul et même sens, mais qu'il appartient à deux groupes de représentations qui, sans être opposés, sont cependant très éloignés l'un de l'autre : celui de ce qui est familier, confortable, et celui de Ce qui est caché, dissimulé. « Unheimlich » ne serait usité que dans le sens du contraire de la première signification du mot et non de la deuxième. Sanders ne nous apprend pas si l'on peut tout de même admettre un rapport génétique entre ces deux sens. Par contre, notre attention est sollicitée par une observation de Schelling qui énonce quelque chose de tout nouveau sur le contenu du concept « Unheimlich ». Nous ne nous attendions certes pas à cela. « Unheimlich » serait tout ce qui aurait dû rester caché, secret, mais se manifeste.

9. Le sens du caché, du dangereux, qui ressort du numéro précédent, se précise encore plus, si bien que « heimlich » prend le sens qu'a d'habitude « unheimlich » (formé d'après « heimlich », 3 b, sp. 874) : « Je me sens parfois comme un homme qui marche dans la nuit et croit aux revenants ; pour lui, chaque recoin est « heimlich » (étrangement inquiétant) et lugubre. » (Klinger, Théâtre, 111, 298.)

Si maintenant nous voulons passer en revue les personnes, choses, impressions, événements et situations susceptibles d'éveiller en nous avec une force et une netteté particulières le sentiment de l'inquiétante étrangeté, le choix d'un heureux exemple est évidemment ce qui s'impose d'abord. E. Jentsch a mis en avant, comme étant un cas d'inquiétante étrangeté par excellence « celui où l'on doute qu'un être en apparence animé ne soit vivant, et, inversement, qu'un objet sans vie ne soit en quelque sorte animé », et il en appelle à l'impression que produisent les figures de cire, les poupées savantes et les automates. Il compare cette impression à celle que produisent la crise épileptique et les manifestations de la folie, ces derniers actes faisant sur le spectateur l'impression de processus automatiques, mécaniques, qui pourraient bien se dissimuler sous le tableau habituel de la vie. Sans être tout à fait convaincus de la justesse de cette opinion de Jentsch, nous la prendrons pour point de départ de nos propres recherches, car elle nous fait penser à un écrivain qui, mieux qu'aucun autre, s'entend à faire naître en nous le sentiment de l'inquiétante étrangeté.

« L'un des procédés les plus sûrs pour évoquer facilement l'inquiétante étrangeté est de laisser le lecteur douter de ce qu'une certaine personne qu'on lui présente soit un être vivant ou bien un automate. Ceci doit être fait de manière à ce que cette incertitude ne devienne pas le point central de l'attention, car il ne faut Pas que le lecteur soit amené à examiner et vérifier tout de suite la chose, ce qui, avons-nous dit, dissiperait aisément son état émotif spécial. E. T. A. Hoffmann, à diverses reprises, s'est servi avec succès de cette manœuvre psychologique dans ses Contes fantastiques. »

 Sigmund Freud, extrait de L’inquiétante étrangeté (1919) 

Das Unheimliche