C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Faut-il reconnaître aux êtres humains une place particulière dans la nature?

Faut-il reconnaître aux êtres humains 

une place particulière dans la nature?




[Introduction]


Parce qu’on se comporte comme si on semblait connaître déjà la réponse, la question posée : « Faut-il reconnaître aux êtres humains une place particulière dans la nature ? » est une question qu’on ne se pose pas, qu’on ne se pose plus. 

Car on se comporte comme si on savait que la « nature » est notre « domaine », notre maison, (domus en latin), territoire de « domination » et de « domestication ». En ce sens le cri d’alarme, lancé par un président de la République française en ouverture de son discours devant l'assemblée plénière du IVe Sommet de la Terre en septembre 2002 à Johannesburg, « La maison brûle et nous regardons ailleurs », repris par la militante suédoise Greta Thunberg devant le Parlement Européen en mars 2024  :« Notre maison brûle (…) et vous rentrez vous coucher », est lui-même alarmant.


Toutefois, prétendre remettre l’humain à sa juste place reviendrait à passer à côté de la profondeur de la question, c’est-à-dire de ce qui rend cette question elle-même possible : aucune réponse, la plus humble soit-elle, ne pourrait prétendre à l’objectivité puisque c’est l’humain lui-même (dont le nom en latin, homo, est formé sur le même radical que le mot « humus ») qui non seulement apporterait une réponse mais aussi et déjà porterait la question - ce que ne peut dissimuler la formulation impersonnelle « faut-il ».


D’où le problème : quelle est la « nature » d’un être capable de penser, légitimement ou non, sa propre place « dans la nature » ? Nous analyserons le caractère insituable de l’être humain précisément du fait que l’humain comprend l’idée même de situation et rappellerons les effets à la fois concrets et massifs de ce qui ne peut donc plus être considéré comme une difficulté seulement théorique mais comme un problème moral et politique d’échelle planétaire.



[ CONNAÎTRE sa place - la partie et le tout ]


« Se situer » implique un double point de vue, un double positionnement : « se situer » c’est se faire une idée de soi à partir du tout et, inversement, se faire une idée du tout à partir de soi. C’est occuper les deux positions à la fois, celle du tout et celle de la partie. -> Réversibilité des « blessures narcissiques » (cf. Freud, Essais de psychanalyse appliquée) puisque doit aussi être reconnue aux humains la faculté de se représenter le « tout » dans lequel ils devraient « reconnaître » leur « juste » place. Astrophysique ou biologie, toute science impose à la fois ce centrage (sur le sujet qui produit le discours) et ce décentrement (qui relativise la place du sujet). D’ailleurs, pour s’élever jusqu’à l’unité de « la » nature, l’humain pense l’universalité de lois qui relient (sens étymologique du verbe latin legere, du verbe grec legein), qui rassemblent l’infinie diversité des « phénomènes naturels ». C’est d’ailleurs cette démarche qui permet d’élargir l’extension du concept de « nature », désignant le Système-Terre, jusqu’à la notion de « cosmos » et même d’ « univers », où la Terre trouve elle-même sa place dans un ensemble  plus vaste. L’humain est donc aussi cet être, pourtant «fini» (limité), capable de penser la notion d’infini.


L’astrophysique, la géologie, la paléontologie imposent ce décentrement-centrage dans le temps (les« âges de la Terre », « l’évolution des vivants »),dans l’espace (les « systèmes solaires », les « galaxies »,etc.). Mais déjà toute culture humaine se définit par un récit sur « l’avant l’humain », sur l’apparition de l’humain parmi les autres êtres. Voir la notion de « mythe cosmo- et anthropo-gonique ».



AGIR / reconnaître ce que nous faisons ]

 

      Toutefois, l’humain peut davantage que penser le tout. A l’échelle de

    cette « totalité » qui rassemble les conditions de sa vie et de celles de

    millions d’autres espèces, l’humain peut aussi produire des effets sur

   le tout considéré comme un système, le « Système-Terre ». L’hypothèse d’une entrée dans une nouvelle époque géologique, appelée « Anthropocène », affirme que les industries et les technologies humaines ont désormais fait de l’humain une force tellurique : la partie affecte le tout en des proportions inégalées par aucune des autres parties du tout.  


      Si transgressif soit l’humain, un être qu’une strophe de l’Antigone de Sophocle décrit comme « l’être le plus deinon parmi les êtres deina », l’humain ne peut toutefois passer outre les « lois de la nature » : il ne peut que les méconnaître. Les « lois de la nature » ne commande pas, on ne peut choisir ou non d’y« obéir ». Elles ne donnent pas un ordre, elles sont un ordre qui structure le tout selon une cohérence à laquelle aucune partie ne peut se soustraire. L’humain et le déni de ses responsabilités : le climatoscepticisme et ses variations jusqu’au déni de la destruction du vivant.


       L’humain ne peut transgresser que les lois instituées par lui-même, des lois qui commandent l’obéissance et laisse possible la désobéissance (sans donc déterminer un comportement)  : lois civiles, morales, religieuses. Notamment les accords internationaux votés lors des différentes conventions entre les Etats (Conferences Of the Parties, COP) pour faire face d’une part au « changement climatique », d’autre part à « la disparition de la biodiversité ».




[« Le monde obscurci » / Savoir ce que je fais / reconnaître : un acte individuel]


     Tous les vivants sont affectés par le changement de trajectoire géologique de la Terre et, parmi eux, tous les humains sans exception. Toutefois, individuellement, aucun sujet ne peut plus se représenter l’ampleur des conséquences de ce qu’il ou elle « fait » et même s’en reconnaître « l’auteur.e ». Le « monde obscurci » selon Günther Anders, Nous, fils de Eichmann.


      Du fait que premièrement les actes individuels sont massivement démultipliés, que deuxièmement ils sont dépendants les uns aux autres, un individu ne peut percevoir empiriquement les conséquences de ses actes, pas plus qu’il ou elle ne peut se les représenter.  


   La « honte prométhéenne » selon Günther Anders dans De l’obsolescence de l’humain (p.37 dans le texte intégral) : destitution de l’humain face aux machines créées par l’humain, machines que l’humain considère comme supérieures à lui - ces mêmes machines, et les énergies requises par leur fonctionnement, qui ont fait de l’humain le principal agent du changement géologique.




Conclusion


S’il est donc insuffisant de rappeler l’humain à une plus juste « place », c’est donc pour deux raisons au moins. D’abord parce que un tel rappel demande à l’humain d’occuper, ne serait que par la pensée, la position du tout. Ensuite parce que, dans les faits, c’est-à-dire en acte, l’humain intervient en tant que partie dans le changement d’équilibre du tout.


L’humain est donc une partie à travers laquelle le tout est modifié. Tout le problème reste de savoir s’il faut interpréter cette trajectoire comme une détermination de l’espèce humaine elle-même ou comme une étape au sein d’une histoire politique au sein de laquelle des groupes, des sociétés, des économies sont entre elles dans des rapports de domination qui emportent avec elles les conditions de vie de tous les autres vivants