C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

La recherche de soi - une brève anthologie

 1. Identité = idem-entité / la « substance » = l’invariant 


   Qu’est-ce que le moi ?

  Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants ; si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus.

   Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on? moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ? et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.

   Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n'aime personne que pour des qualités empruntées.


Blaise Pascal, 17ème s, Pensées (dans l’éd. Lafuma Pensée°323)


2. Revenir à soi 


   Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes. Il les consulte d'instinct en s'éveillant, et y lit en une seconde le point de la terre qu'il occupe, le temps qui s'est écoulé jusqu'à son réveil; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que vers le matin après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil, et à la première minute de son réveil, il ne saura plus l'heure, il estimera qu'il vient à peine de se coucher. Que s'il s'assoupit dans une position encore plus déplacée et divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans l'espace, et au moment d'ouvrir les paupières, il se croira couché quelques mois plus tôt dans une autre contrée. Mais il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon esprit ; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je m'étais endormi, et quand je m'éveillais au milieu de la nuit, comme j'ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j'étais ; j'avais seulement dans sa simplicité première le sentiment de l'existence comme il peut frémir au fond d'un animal; j'étais plus dénué que l'homme des cavernes; mais alors le souvenir – non encore du lieu où j'étais, mais de quelques-uns de ceux que j'avais habités et où j'aurais pu être – venait à moi comme un secours d'en haut pour me tirer du néant d'où je n'aurais pu sortir tout seul ; je passais en une seconde par-dessus des siècles de civilisation, et l'image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu, recomposait peu à peu les traits originaux de mon moi.


Marcel Proust, 19è-20è s., A la Recherche du temps perdu

 

3. Se souvenir 


   1 Je me souviens des dîners à la grande table de la boulangerie. Soupe au lait l'hiver, soupe au vin l’été. 2 Je me souviens du cadeau Bonux disputé avec ma soeur dès qu'un nouveau paquet était acheté. 3 Je me souviens des bananes coupées en trois. Nous étions trois. 4 Je me souviens de notre voiture qui prend feu dans les bois de Lancôme en 76. 5 Je me souviens des jeux à l'élastique à l’école. 6 Je me souviens de la sirène sonnant, certaines après-midi, à côté de l'école et qui vrombissait jusqu'à envahir l'espace que nous habitions. 7 Je me souviens de Monsieur Mouton, l'ophtalmo, qui avait une moustache blanche. 8 Je me souviens des coups de règle en fer sur les doigts. 9 Je me souviens des Malabars achetés chez la confiseuse au coin de la rue. 10 Je me souviens de l'odeur enivrante des livres, à la rentrée scolaire. 11 Je me souviens de mon grand-père qui se levait de sa chaise devant toute notre tablée pour pousser la chansonnette. 12 Je me souviens de lectures sous les draps, le soir, à la lampe de poche. 13 Je me souviens de ces départs en vacances où l'habitacle était aussi chargé que le coffre. 14 Je me souviens de la sécheresse de 1976.


Georges Perec, 20ème s., Je me souviens (souvenirs des années 1946-1961) 

 


4. Avoir un passé


   De ces deux clous l’un, nous dit Chevallier, vient d’être fait et n’a jamais servi, l’autre a été tordu, puis détordu à coups de marteau : ils offrent un aspect rigoureusement semblable. Pourtant au premier coup l’un s’enfoncera tout droit dans la cloison et l’autre se tordra de nouveau : action du passé. A notre sens, il faut être un peu de mauvaise foi pour voir là l’action du passé ; à cette explication inintelligible de l’être qui est densité il est facile de substituer la seule explication possible : les apparences extérieures de ces clous sont semblables, mais leurs structures moléculaires présentes diffèrent sensiblement. (…) En fait il est bien clair que le mot « avoir un passé », qui laisse supposer que le possédant pourrait être passif et qui comme tel ne choque pas, appliqué à la matière, doit être remplacé par celui d’être son propre passé. Il n’y a de passé que pour un présent qui ne peut exister sans être là-bas, derrière lui, son passé, c’est-à-dire : seuls ont un passé les êtres qui sont tels qu’il est question dans leur être de leur être passé, qui ont à être leur passé. 

Sartre, 20ème, L’être et le néant


5. Une seule voix 


   Il y a sur terre un être à deux, à trois, à quatre pieds, et qui n'a qu'une voix. Il change de nature, seul entre tout ce qui se meut ici-bas, ou rampe, ou traverse l'air et la mer. Mais lorsqu'en marchant il s'appuie sur plus de pieds, la célérité de ses membres diminue: sa marche en est ralentie.


L’énigme de la sphinge selon un.e auteur.e anonyme de l’Antiquité, 

Anthologie palatine

6. Persona


   J’ai lu le récit fait par une femme sur son père atteint par la maladie d’Alzheimer. Elle publie son livre à compte d’auteur pour l’entourage et d’éventuels inconnus. C’est une tentative désespérée et réussie de donner à voir la majesté d’une personne que le vieillissement et l’indifférence asilaire ont dépouillé de sa beauté, de son intelligence, de sa liberté, de son passé, de son avenir, bref de tout ce qui fait une personne. L’amour est là devant le pire, confronté à son propre mystère : qu’aimons-nous dans ceux que nous aimons ? Leur force – mais quand ils n’en ont plus ? Leur charme – mais quand il les a désertés ? Leur parole – mais quand elle est détruite ? Qu’est-ce qu’une « personne » ? Qu’est-ce qu’aimer ? Aimons-nous ceux que nous croyons aimer ? Questions, questions, questions – et pour les réponses on verra dans une autre vie. Peut-être. Sûrement. Peut-être.


Christian Bobin, 20è s. Autoportrait au radiateur



7. Désirer : au fond, l’objet désiré est toujours un sujet désirant  


   Le désir humain diffère donc du désir animal (constituant un être naturel, seulement vivant et n’ayant qu’un sentiment de sa vie) par le fait qu’il porte non pas sur un objet réel, « positif », donné, mais sur un autre désir. Ainsi, dans le rapport entre l’homme et la femme, par exemple, le désir n’est humain que si l’un désire non pas le corps, mais le désir de l’autre, s’il veut « posséder » ou « assimiler » le désir pris en tant que désir, c’est-à-dire s’il veut être « désiré » ou « aimé » ou bien encore « reconnu » dans sa valeur humaine, dans sa réalité d’individu humain. De même, le désir qui porte sur un objet naturel n’est humain que dans la mesure où il est « médiatisé » par le désir d’un autre portant sur le même objet : il est humain de désirer ce que désirent les autres, parce qu’ils le désirent. Ainsi, un objet parfaitement inutile au point de vue biologique (tel qu’une décoration ou le drapeau de l’ennemi) peut être désiré parce qu’il fait l’objet d’autres désirs. Un tel désir ne peut être qu’un désir humain, et la réalité humaine en tant que différente de la réalité animale ne se crée que par l’action qui satisfait de tels désirs : l’histoire humaine est l’histoire des désirs désirés.


Alexandre Kojève, 20è. s., Introduction à la lecture de Hegel


 

8. « je » n’est pas « moi »


  Le mot Je est le sujet, apparent ou caché, de toutes nos pensées. Quoi que je tente de dessiner ou de formuler sur le présent, le passé ou l’avenir, c’est toujours une pensée de moi que je forme ou que j’ai, et en même temps une affection que j’éprouve. Ce petit mot est invariable dans toutes mes pensées. Je change, je vieillis, je renonce, je me convertis ; le sujet de ces propositions est toujours le même mot. Ainsi la proposition : je ne suis plus moi, je suis autre, se détruit elle-même. De même la proposition fantaisiste : je suis deux, car c’est l’invariable Je qui est tout cela. D’après cette logique si naturelle, la proposition Je n’existe pas est impossible.


Alain, 19è-20è, Eléments de philosophie


9.  « N’importe qui » 


   Chacun a pu observer dans son enfance l'apparition fortuite et bouleversante de la conscience de soi. (…) Personne n'en a mieux parlé que Hugues* dans Un cyclone à la Jamaïque : 'Emily avait joué à se faire une maison dans un recoin, tout à fait à l'avant du navire... fatiguée de ce jeu, elle marchait sans but vers l'arrière, quand lui vint tout à coup cette pensée fulgurante qu'elle était elle … Une fois pleinement convaincue de ce fait étonnant qu'elle était maintenant Emily Basthornton … elle se mit à examiner sérieusement ce qu'un tel fait impliquait … Quelle volonté avait décidé qu'entre tous ces êtres du monde elle serait cet être en particulier, Emily, née en telle année parmi toutes celles dont le temps est fait... Était-ce elle qui avait choisi ? Était-ce Dieu ? Mais c'était peut-être elle qui était Dieu... Il y avait sa famille, un certain nombre de frères et de sœurs desquels elle ne s'était jamais jusqu'alors entièrement dissociée : mais maintenant qu'elle avait d'une façon si soudaine acquis le sentiment d'être une personne distincte, ils lui semblaient aussi étrangers que le bateau même … Elle fut saisie d'une terreur soudaine : est-ce qu'on savait ? Savait-on, c'était là ce qu'elle voulait dire, qu'elle était un être particulier, Emily – peut-être même Dieu – (pas n'importe quelle petite fille) ? Sans qu'elle sût dire pourquoi, cette idée la terrifiait... A tout prix, cela devait rester secret'. Cette intuition fulgurante est parfaitement vide : l'enfant vient d'acquérir la conviction qu'il n'est pas n'importe qui, or il devient précisément n'importe qui en acquérant cette conviction. Il est autre que les autres, cela est sûr ; mais chacun des autres est autre pareillement».


Sartre, 20è., Baudelaire


10. Je ne ne suis pas ce que j'ai conscience d’être 


  Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d'imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu'il rétablit perpétuellement d'un mouvement léger du bras et de la main.

  Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s'applique à enchaîner ses mouvements comme s'ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s'amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à être garçon de café.

  Cette obligation ne diffère pas de celle qui s'impose à tous les commerçants : leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d'eux qu'ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l'épicier du tailleur, du commissaire priseur, par quoi ils s'efforcent de persuader à leur clientèle qu'ils ne sont rien d'autre qu'un épicier, qu'un commissaire-priseur, qu'un tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour l'acheteur, parce qu'il n'est plus tout à fait un épicier. (…) Voilà bien des précautions pour emprisonner l'homme dans ce qu'il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu'il n'y échappe, qu'il ne déborde et n'élude tout à coup sa condition ».

        Sartre, 20è. s., L’être et le néant


11. L'illusion d'un "fin fond de soi-même"


    "Lorsqu’on me demande ce que je suis « au fin fond de moi-même », cela suppose qu’il y a « au fin fond » de chacun, une seule appartenance qui compte, sa « vérité profonde » en quelque sorte, son « essence », déterminée une fois pour toutes à la naissance et qui ne changera plus ; comme si le reste, tout le reste -sa trajectoire d’homme libre, ses convictions acquises, ses préférences, sa sensibilité propre, ses affinités, sa vie, en somme-, ne comptait pour rien. Et lorsqu’on incite nos contemporains à « affirmer leur identité » comme on le fait si souvent aujourd’hui, ce qu’on leur dit par là, c’est qu’ils doivent retrouver  au fond d’eux-mêmes cette prétendue appartenance fondamentale, qui est souvent religieuse ou nationale ou raciale ou ethnique, et la brandir fièrement à la face des autres."


Amin Maalouf, 20ème s., Les identités meurtrières