C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Maalouf / Appartenances identitaires

Amin Maalouf, 
extraits de Les identités meurtrières (1998)

NB : les titres donnés aux extraits sélectionnés ne sont pas ceux de l'auteur, ce sont seulement des indications qui résument le propos de chacun d'eux. 


[1. « Qui est-on au fin fond de soi-même ? » : un problème mal posé - IM p7]

Depuis que j'ai quitté le Liban en 1976 pour m'installer en France, que de fois m'a-t-on demandé, avec les meilleures intentions du monde, si je me sentais « plutôt français » ou « plutôt libanais ». Je réponds invariablement « L'un et l'autre !» Non par quelque souci d'équilibre ou d'équité, mais parce qu'en répondant différemment, je mentirais. Ce qui fait que je suis moi même et pas un autre, c’est que je suis  ainsi à la lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions culturelles. C’est précisément cela qui définit mon identité. Serais-je plus authentique si je m’amputais d’une partie de moi-même ?
A ceux qui me posent la question, j’explique donc, patiemment, que je suis né au Liban [en 1949], que j’y ai vécu jusqu’à l’âge de vingt-sept ans, que l’arabe est ma langue maternelle et que c’est d’abord en traduction arabe que j’ai découvert Dumas et Dickens et Les Voyages de Gulliver, et que c’est dans mon village de la montagne, le village de mes ancêtres, que j’ai connu mes premières joies d’enfant et entendu certaines histoires dont j’allais m’inspirer plus tard dans mes romans. Comment pourrais-je l’oublier ? Comment pourrais-je m’en détacher ? Mais, d’un autre côté, je vis depuis vingt-deux ans sur la terre de France, je bois son eau et son vin, mes mains caressent chaque jour ses vieilles pierres, j’écris mes livres dans sa langue, jamais plus elle ne sera pour moi une terre étrangère.
Moitié français, donc, et moitié libanais ? Pas du tout ! L’identité ne se compartimente pas, elle ne se répartit ni par moitiés, ni par tiers, ni par pages cloisonnées. Je n’ai pas plusieurs identités, j’en ai une seule, faite de tous les éléments qui l’ont façonnée, selon un « dosage » particulier qui n’est jamais le même d’une personne à l’autre.
Parfois, lorsque j’ai fini d’expliquer, avec mille détails, pour quelles raisons précises je revendique pleinement l’ensemble de mes appartenances, quelqu’un s’approche de moi pour murmurer, la main sur mon épaule : « Vous avez eu raison de parler ainsi, mais au fin fond de vous-mêmes, qu’est-ce que vous vous sentez ? »
Cette interrogation insistante m’a longtemps fait sourire. Aujourd’hui, je n’en souris plus. C’est qu’elle est révélatrice d’une vision des hommes fort répandue et, à mes yeux, dangereuse. Lorsqu’on me demande ce que je suis « au fin fond de moi-même », cela suppose qu’il y a « au fin fond » de chacun, une seule appartenance qui compte, sa « vérité profonde » en quelque sorte, son « essence », déterminée une fois pour toutes à la naissance et qui ne changera plus ; comme si le reste, tout le reste -sa trajectoire d’homme libre, ses convictions acquises, ses préférences, sa sensibilité propre, ses affinités, sa vie, en somme-, ne comptait pour rien. Et lorsqu’on incite nos contemporains à « affirmer leur identité » comme on le fait si souvent aujourd’hui, ce qu’on leur dit par là, c’est qu’ils doivent retrouver  au fond d’eux-mêmes cette prétendue appartenance fondamentale, qui est souvent religieuse ou nationale ou raciale ou ethnique, et la brandir fièrement à la face des autres.

[2. Une seule histoire, des appartenances multiples - IM p9]

Quiconque revendique une identité plus complexe se retrouve marginalisé. Un jeune homme né en France de parents algériens porte en lui deux appartenances évidentes, et devrait être en mesure de les assumer l'une et l'autre. J'ai dit deux, pour la clarté du propos, mais les composantes de sa personnalité sont bien plus nombreuses. Qu'il s'agisse de la langue, des croyances, du mode de vie, des relations familiales, des goûts artistiques ou culinaires, les influences françaises, européennes, occidentales se mêlent en lui à des influences arabes, berbères, africaines, musulmanes... Une expérience enrichissante et féconde si ce jeune homme se sent libre de la vivre pleinement, s'il se sent encouragé à assumer toute sa diversité, à l'inverse, son parcours peut s'avérer traumatisant si chaque fois qu'il s'affirme français, certains le regardent comme un traître, voire comme un renégat, et si chaque fois qu'il met en avant ses attaches avec l'Algérie, son histoire, sa culture, sa religion, il est en butte à l'incompréhension, à la méfiance ou à l'hostilité.
La situation est plus délicate encore de l'autre côté du Rhin. Je songe au cas d'un Turc né il y a trente ans près de Francfort, et qui a toujours vécu en Allemagne dont il parle et écrit la langue mieux que celle de ses pères. Aux yeux de sa société d'adoption, il n'est pas allemand; aux yeux de sa société d'origine, il n'est plus vraiment turc. Le bon sens voudrait qu'il puisse revendiquer pleinement cette double appartenance. Mais n'en dans les lois ni dans les mentalités ne lui permet aujourd'hui d'assumer harmonieusement son identité composée.
J'ai pris les premiers exemples qui me soient venus à l'esprit. J'aurais pu en citer tant d'autres. Celui d'une personne née à Belgrade d'une mère serbe mais d'un père croate. Celui d'une femme Hutu mariée à un Tutsi, ou l'inverse. Celui d'un Américain de père noir et de mère juive...
Ce sont là des cas bien particuliers, penseront certains. A vrai dire, je ne le crois pas. Les quelques personnes que j'ai évoquées ne sont pas les seules à posséder une identité complexe. En tout homme se rencontrent des appartenances multiples qui s'opposent parfois entre elles et le contraignent à des choix déchirants. Pour certains, la chose est évidente au premier coup d'œil; pour d'autres, il faut faire l'effort d'y regarder de plus prés.

[3. Parties et ap-part-enances : par rapport à quelles totalités - IM p10]

Qui, dans l'Europe d'aujourd'hui, ne perçoit pas un tiraillement, qui va nécessairement augmenter, entre son appartenance à une nation plusieurs fois séculaire - la France, l'Espagne, le Danemark, l'Angleterre...- et son appartenance à l'ensemble continental qui se construit ? Et que d'européens ressentent aussi, du Pays basque jusqu'à l’Écosse, une appartenance puissante, profonde, à une région, à son peuple, à son histoire et à sa langue? Qui, aux États-Unis, peut encore envisager sa place dans la société sans référence à ses attaches antérieures - africaines, hispaniques, irlandaises, juives, italiennes, polonaises ou autres ?
Cela dit, je veux bien admettre que les premiers exemples que j'ai choisis ont quelque chose de particulier. Tous concernent des êtres portant en eux des appartenances qui, aujourd'hui, s'affrontent violemment; des êtres frontaliers, en quelque sorte, traversés par des lignes de fracture ethniques, religieuses ou autres. En raison même de cette situation, que je n’ose appeler «privilégiée», ils ont un rôle à jouer pour tisser des liens, dissiper des malentendus, raisonner les uns, tempérer les autres, aplanir, raccommoder... Ils ont pour vocation d’être des traits d’union, des passerelles, des médiateurs entre les diverses communautés, les diverses cultures. Et c’est justement pour cela que leur dilemme est lourd de signification : si ces personnes elles-mêmes ne peuvent assumer leurs appartenances multiples, si elles sont constamment mises en demeure de choisir leur camp, sommées de réintégrer les rangs de leur tribu, alors nous sommes en droit de nous inquiéter sur le fonctionnement du monde.
« Mises en demeure de choisir », «sommées », disais-je. Sommées par qui ? Pas seulement par les fanatiques et les xénophobes de tous bords, mais par vous et moi, par chacun d'entre nous. A cause, justement, de ces habitudes de pensée et d’expression si ancrées en nous tous, à cause de cette conception étroite, exclusive, bigote, simpliste qui réduit l’identité entière à une seule appartenance, proclamée avec rage.
C’est ainsi que l’on « fabrique » des massacreurs, ai-je envie de crier ! Une affirmation un peu brusque, je l’admets, mais que je me propose d’expliciter dans les pages qui suivent.

[4. Identité, unicité, communauté - IM p16]

Une vie d'écriture m'a appris à me méfier des mots. Ceux qui paraissent les plus limpides sont souvent les plus traîtres. (…)
Sur ce qu'il est convenu d'appeler « une pièce d'identité », on trouve nom, prénom, date et lieu de naissance, photo, énumération de certains traits physiques, signature, parfois aussi l'empreinte digitale - toute une panoplie d'indices pour démontrer, sans confusion possible, que le porteur de ce document est Untel, et qu'il n'existe pas, parmi les milliards d'autres humains, une seule personne avec laquelle on puisse le confondre, fût-ce son sosie ou son frère jumeau.
Mon identité, c'est ce qui fait que je ne suis identique à aucune autre personne.
Défini ainsi, le mot identité est une notion relativement précise et qui ne devrait pas prêter à confusion. A-t-on vraiment besoin de longues démonstrations pour établir qu'il n'existe pas et ne peut exister deux êtres identiques ? Même si, demain, on parvenait, comme on le redoute, à « cloner » des humains, ces clones eux-mêmes ne seraient identiques, à l'extrême rigueur, qu'à l'instant de leur «naissance» ; dès leurs premiers pas dans la vie, ils deviendraient différents.
L'identité de chaque personne est constituée d'une foule d'éléments qui ne se limitent évidemment pas à ceux qui figurent sur les registres officiels. Il y a, bien sûr, pour la grande majorité des gens, l'appartenance à une tradition religieuse ; à une nationalité, parfois deux; à un groupe ethnique ou linguistique ; à une famille plus ou moins élargie; à une profession; à une institution; à un certain milieu social... Mais la liste est bien plus longue encore, virtuellement illimitée: on peut ressentir une appartenance plus ou moins forte à une province, à un village, à un quartier, à un clan, à une équipe sportive ou professionnelle, à une bande d'amis, à un syndicat, à une entreprise, à un parti, à une association, à une paroisse, à une communauté de personnes ayant les mêmes passions, les mêmes préférences sexuelles, les mêmes handicaps physiques, ou qui sont confrontées aux mêmes nuisances.

[5. L'identité : être défini / se définir - IM p17]

Toutes ces appartenances n'ont évidemment pas la même importance, en tout cas pas au même moment. Mais aucune n'est totalement insignifiante. Ce sont les éléments constitutifs de la personnalité, on pourrait presque dire « les gènes de l'âme », à condition de préciser que la plupart ne sont pas innés.
Si chacun de ces éléments peut se rencontrer chez un grand nombre d'individus, jamais on ne retrouve la même combinaison chez deux personnes différentes, et c'est justement cela qui fait la richesse de chacun, sa valeur propre, c'est ce qui fait que tout être est singulier et potentiellement irremplaçable.
Il arrive qu'un accident, heureux ou malheureux, ou même une rencontre fortuite, pèse plus lourd dans notre sentiment d'identité que l'appartenance à un héritage millénaire. Imaginons le cas d'un Serbe et d'une Musulmane qui se seraient connus, il y a vingt ans, dans un café de Sarajevo, qui se seraient aimés, puis mariés. Plus jamais ils ne pourront avoir de leur identité la même perception qu'un couple entièrement serbe ou entièrement musulman: leur vision de la foi, comme de la patrie, ne sera plus la même. Chacun d'eux portera toujours en lui les appartenances que ses parents lui ont léguées à sa naissance, mais il ne les percevra plus de la même manière, il ne leur accordera plus la même place.
Ne quittons pas encore Sarajevo. Restons-y, en pensée, pour une enquête imaginaire. Observons, dans la rue, un homme d'une cinquantaine d'années.
Vers 1980, cet homme aurait proclamé : « Je suis yougoslave ! », fièrement, et sans état d'âme ; questionné d'un peu plus près, il aurait précisé qu'il habitait la République fédérée de Bosnie-Herzégovine, et qu'il venait, incidemment, d'une famille de tradition musulmane.
    Le même homme, rencontré douze ans plus tard, quand la guerre battait son plein, aurait répondu spontanément, et avec vigueur, « Je suis musulman ! » Peut-être s'était-il même laissé pousser la barbe réglementaire. Il aurait aussitôt ajouté qu'il était bosniaque, et n'aurait guère apprécié qu'on lui rappelât qu'il s'affirmait naguère fièrement yougoslave.
Aujourd'hui, notre homme, interrogé dans la rue, se dirait d'abord bosniaque, puis musulman; il se rend justement à la mosquée, préciserait-il ; mais il tient aussi à dire que son pays fait partie de l'Europe, et qu'il espère le voir un jour adhérer à l'Union.
    Ce même personnage, si on le retrouve au même endroit dans vingt ans, comment voudra-t-il se définir ? Laquelle de ses appartenances mettra-t-il en premier ? Européen ? Musulman ? Bosniaque ? Autre chose ? Balkanique, peut-être ? (…) Je ne me hasarderai pas à faire des pronostics. Tous ces éléments font effectivement partie de son identité. Cet homme est né dans une famille de tradition musulmane ; il appartient de par sa langue aux Slaves du Sud qui furent naguère réunis dans le cadre d'un même État, et qui aujourd'hui ne le sont plus ; il vit sur une terre qui fut tantôt ottomane, tantôt autrichienne, et qui eut sa part dans les grands drames de l'histoire européenne. A chaque époque, l'une ou l'autre de ses appartenances s'est enflée, si j'ose dire, au point d'occulter toutes les autres et de se confondre avec son identité tout entière. On lui aura raconté, au cours de sa vie, toutes sortes de fables. Qu'il était prolétaire et rien d'autre. Qu'il était yougoslave et rien d'autre. Et, plus récemment, qu'il était musulman et rien d'autre; on a même pu lui faire croire, pendant quelques mois difficiles, qu'il avait plus de choses en commun avec les hommes de Kaboul qu'avec ceux de Trieste !

[6. Se définir selon des critères changeants d'évaluation - IM p19]
    A toutes les époques, il s'est trouvé des gens pour considérer qu'il y avait une seule appartenance majeure, tellement supérieure aux autres en toutes circonstances qu'on pouvait légitimement l'appeler « identité ». Pour les uns, la nation, pour d'autres la religion ou la classe. Mais il suffit de promener son regard sur les différents conflits qui se déroulent à travers le monde pour se rendre compte qu'aucune appartenance ne prévaut de manière absolue.
    Là où les gens se sentent menacés dans leur foi, c'est l'appartenance religieuse qui semble résumer leur identité entière. Mais si c’est leur langue maternelle et leur groupe ethnique qui sont menacés, alors ils se battent farouchement contre leurs propres coreligionnaires. Les Turcs et les Kurdes sont également musulmans, mais diffèrent par leur langue : leur conflit en est-il moins sanglant ? Les Hutus tout comme les Tutsis sont catholiques et ils parlent la même langue, cela les a-t-il empêchés de se massacrer ? Tchèques et Slovaques sont également catholiques, cela a-t-il favorisé leur vie commune ?
    Tous ces exemples pour insister sur le fait qu'il existe, à tout moment, parmi les éléments qui constituent l'identité de chacun, une certaine hiérarchie, celle-ci n'est pas immuable, elle change avec le temps et modifie en profondeur les comportements.
    Les appartenances qui comptent dans la vie de chacun ne sont d’ailleurs pas toujours celles, réputées majeures, qui relèvent de la langue, de la peau, de la nationalité, de la classe ou de la religion. Prenons le cas d’un homosexuel italien à l’époque du fascisme. Pour lui, cet aspect spécifique de sa personnalité avait son importance, j’imagine, mais pas plus que son activité professionnelle, ses choix politiques, ou ses croyances religieuses. Soudain, la répression étatique s’abat sur lui, il se sent menacé d’humiliation, de déportation, de mort - en choisissant cet exemple, je fais appel à certaines réminiscence littéraires et cinématographiques. Cet homme, donc, qui avait été, quelques années auparavant, patriote, et peut-être nationaliste, ne pouvait désormais plus se réjouir en voyant défiler les troupes italiennes, sans doute même en vint-il à souhaiter leur défaite. A cause de la persécution, ses préférences sexuelles allaient prendre le pas sur ses autres appartenances, éclipsant même l’appartenance nationale qui atteignait pourtant, à l’époque, son paroxysme. C’est seulement après la guerre, dans une Italie plus tolérante, que notre homme se serait de nouveau senti pleinement italien.
    Souvent, l'identité que l'on proclame se calque en négatif – sur celle de l'adversaire. Un Irlandais catholique se différencie des Anglais anglican par la religion d’abord mais il s’affirmera, face à la monarchie, plutôt républicain et, s’il ne connaît pas suffisamment le gaélique, du moins parlera-t-il l’anglais à sa manière; un dirigeant catholique qui s’exprimerait avec l’accent d’Oxford apparaîtrait presque comme un renégat.
Il y aurait encore des dizaines d'exemples pour illustrer la complexité – parfois souriante, souvent tragique – des mécanismes de l'identité. J'en citerai plusieurs au fil des pages qui suivent, les uns succinctement, d'autres plus en détail ; surtout ceux qui concernent la région d’où je viens - le Proche-Orient, la Méditerranée, le monde arabe, et d’abord le Liban. Un pays où l’on est constamment amené à s’interroger sur ses appartenances, sur ses origines, sur ses rapports avec les autres, et sur la place qu’on peut occuper au soleil ou à l’ombre.

[7. « L'examen d'identité » - IM p23]

    Il m’arrive de faire quelque fois ce que j’appellerais « mon examen d’identité », comme d’autres font leur examen de conscience. Mon but n’étant pas - on l’aura compris -, de retrouver en moi-même une quelconque appartenance « essentielle » dans laquelle je puisse me reconnaître, c’est l’attitude inverse que j’adopte : je fouille ma mémoire pour débusquer le plus grand nombre d’éléments de mon identité, je les assemble, je les aligne, je n’en renie aucun.
    Je viens d’une famille originaire du sud arabique, implantée dans la montagne libanaise depuis des siècles, et qui s’est répandue depuis, par migrations successives, dans divers coins du globe, de l’Égypte au Brésil et de Cuba à l’Australie. Elle s’enorgueillit d’avoir toujours été à la fois arabe et chrétienne, probablement depuis le IIe ou IIIe siècle, c’est-à-dire bien avant l’émergence de l’islam et avant même que l’Occident ne se soit converti au christianisme.
    Le fait d’être chrétien et d’avoir pour langue maternelle l’arabe, qui est la langue sacrée de l’islam, est un des paradoxes fondamentaux qui ont forgé mon identité. Parler cette langue tisse pour moi des liens avec tous ceux qui l’utilisent chaque jour dans leurs prières et qui, dans leur très grande majorité, la connaissent moins bien que moi ; lorsqu’on se retrouve en Asie centrale, et qu’on rencontre un vieillard érudit au seuil d’une medersa timuride, il suffit de s’adresser à lui en arabe pour qu’il se sente en terre amie, et pour qu’il parle avec le cœur comme il ne hasarderait jamais à le faire en russe ou en anglais.
    Cette langue, elle nous est commune, à lui, à moi, et à plus d’un milliard d’autres personnes. Par ailleurs, mon appartenance au christianisme – qu’elle soit profondément religieuse ou seulement sociologique, là n’est pas la question – crée elle aussi un lien significatif entre moi et les quelque deux milliards de chrétiens dans le monde. Bien des choses me séparent de chaque chrétien, comme de chaque Arabe et de chaque musulman, mais il y a aussi avec chacun d’eux une parenté indéniable, dans un cas religieuse et intellectuelle, dans l’autre linguistique et culturelle.
    Cela dit, le fait d’être à la fois arabe et chrétien est une situation fort spécifique, très minoritaire, et pas toujours facile à assumer ; elle marque profondément et durablement la personne ; s’agissant de moi, je ne nierai pas qu’elle a été déterminante dans la plupart des décisions que j’ai dû prendre au cours de ma vie, y compris celle d’écrire ce livre.
    Ainsi, en considérant séparément ces deux éléments de mon identité, je me sens proche, soit par la langue soit par la religion, d’une bonne moitié de l’humanité; en prenant ces deux mêmes critères simultanément, je me retrouve confronté à ma spécificité. 
    Je pourrais reprendre la même observation avec d’autres appartenances : le fait d’être français, je le partage avec une soixantaine de millions de personnes ; le fait d’être libanais, je le partage avec huit à dix millions de personnes, en comptant la diaspora ; mais le fait d’être à la fois français et libanais, avec combien de personnes est-ce que je le partage ? Quelques milliers,  tout au plus.
    Chacune de mes appartenances me relie à un grand nombre de personnes ; cependant, plus les appartenances que je prends en compte sont nombreuses, plus mon identité s’avère spécifique. (…)

[8. L'identification par essentialisation - IM p28]
    
    L'humanité entière n'est faite que de cas particuliers, la vie est créatrice de différences, et s'il y a "reproduction", ce n'est jamais à l'identique. Chaque personne, sans exception aucune, est dotée d'une identité composite; il lui suffirait de se poser quelques questions pour débusquer des fractures oubliées, des ramifications insoupçonnées, et pour se découvrir complexe, unique, irremplaçable.
    C'est justement cela qui caractérise l'identité de chacun: complexe, unique, irremplaçable, ne se confondant avec aucune autre. Si j'insiste à ce point, c'est à cause de cette habitude de pensée tellement répandue encore, et à mes yeux fort pernicieuse, d'après laquelle, pour affirmer son identité, on devrait simplement dire "je suis arabe", "je suis français", "je suis noir", "je suis serbe", "je suis musulman", "je suis juif"; celui qui aligne, comme je l'ai fait, ses multiples appartenances, est immédiatement accusé de vouloir "dissoudre" son identité dans une soupe informe où toutes les couleurs s'effaceraient. C'est pourtant l'inverse que je cherche à dire. Non pas que tous les humains sont pareils, mais que chacun est différent. Sans doute un Serbe est-il différent d'un Croate, mais chaque Serbe est également différent de tout autre Serbe, et chaque Croate est différent de tout autre Croate. Et si un chrétien libanais est différent d'un musulman libanais, je ne connais pas deux chrétiens libanais qui soient identiques, ni deux musulmans, pas plus qu'il n'existe dans le monde deux Français, deux Africains, deux Arabes ou deux Juifs identiques.
    Les personnes ne sont pas interchangeables, et il est fréquent de trouver, au sein de la même famille rwandaise ou irlandaise ou libanaise ou algérienne ou bosniaque, entre deux frères qui ont vécu dans le même environnement, des différences en apparence minimes mais qui les feront réagir, en matière de politique, de religion ou de vie quotidienne, aux antipodes l'un de l'autre; qui feront même de l'un d'eux un tueur, et l'autre un homme de dialogue et de conciliation.
Tout ce que je viens de dire, peu de gens songeraient à le contester explicitement. Mais nous nous comportons tous comme s'il en était autrement. Par facilité, nous englobons les gens les plus différents sous le même vocable, par facilité aussi nous leur attribuons des crimes, des actes collectifs, des opinions collectives — « les Serbes ont massacré... », « les Anglais ont saccagé... », « les Juifs ont confisqué... », « les Noirs ont incendié... », « les Arabes refusent... » Sans état d'âme nous émettons des jugements sur telle ou telle population qui serait « travailleuse », « habile » ou «paresseuse», « susceptible », «sournoise», « fière » ou « obstinée », et cela se termine quelquefois dans le sang.
    Je sais qu'il n'est pas réaliste d'attendre de tous nos contemporains qu'ils modifient du jour au lendemain leurs habitudes d'expression. Mais il me paraît important que chacun de nous prenne conscience du fait que ses propos ne sont pas innocents, et qu'ils contribuent à perpétuer des préjugés qui se sont avérés, tout au long de l'His­toire, pervers et meurtriers.

[9. ce que je suis, comment je me vois, comment je suis vu : le «sens de mes appartenances» - IM p29

    Car c'est notre regard qui enferme souvent les autres dans leurs plus étroites appartenances, et c'est notre regard aussi qui peut les libérer.
    L’identité n’est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et se transforme tout au long de l’existence. Bien des livres l’ont déjà dit, et abondamment expliqué, mais il n’est pas inutile de le souligner encore : les éléments de notre identité qui sont déjà en nous à la naissance ne sont pas très nombreux – quelques caractéristiques physiques, le sexe, la couleur…Et même là, d’ailleurs, tout n’est pas inné.  Bien que ce ne soit évidemment pas l'environnement social qui détermine le sexe, c'est lui néanmoins qui détermine le sens de cette appartenance ; naître fille à Kaboul ou à Oslo n'a pas la même signification, on ne vit pas de la même manière sa féminité, ni aucun autre élément de son identité …
    S'agissant de la couleur, on pourrait formuler une remarque similaire. Naître noir à New York, à Lagos, à Pretoria ou à Luanda n'a pas la même signification, on pourrait presque dire qu'il ne s'agit pas de la même couleur, du point de vue identitaire. Pour une enfant qui voit le jour au Nigeria, l'élément le plus déterminant pour son identité n'est pas d'être noir plutôt que blanc, mais d'être yoruba, par exemple, plutôt que haoussa. En Afrique du Sud, être noir ou blanc demeure un élément significatif de l'identité, mais l'appartenance ethnique – zoulou, xhosa, etc. - est au moins aussi significative. Aux États-Unis, descendre d'un ancêtre yoruba plutôt que haoussa est parfaitement indifférent ; c'est surtout chez les Blancs – italiens, anglais, irlandais ou autres – que l'origine ethnique est déterminante pour l'identité. Par ailleurs, une personne qui aurait parmi ses ancêtres à la fois des Blancs et des Noirs serait considérée comme « noire » aux États-Unis, alors qu'en Afrique du Sud ou en Angola elle serait considérée comme « métisse ».
    Pourquoi la notion de métissage est-elle prise en considération dans certains pays et pas dans d'autres ? Pourquoi l'appartenance ethnique est-elle déterminante dans certaines sociétés, et pas dans d'autres ? On pourrait avancer, pour chaque cas, diverses explications plus ou moins convaincantes. Mais ce n'est pas ce qui me préoccupe à ce stade. J'ai seulement mentionné ces exemples pour insister sur le fait que même la couleur et le sexe ne sont pas des éléments  « absolus » d'identité... A plus forte raison, tous les autres éléments sont plus relatifs encore.

[10. Education, formation-construction, histoire - IM p33]

    L’apprentissage commence très tôt, dès la première enfance. Volontairement ou pas, les siens le modèlent, le façonnent, lui inculquent des croyances familiales, des rites, des attitudes, des conventions, la langue maternelle bien sûr, et puis des frayeurs, des aspirations, des préjugés, des rancœurs, ainsi que divers sentiments d’appartenance comme de non-appartenance.
    Et très tôt aussi, à la maison comme à l’école ou dans la rue voisine, surviennent les premières égratignures. Les autres lui font sentir, par leurs paroles, par leurs regards, qu’il est pauvre, ou boiteux, ou petit de taille, ou « haut-sur-pattes », ou basané, ou trop blond, ou circoncis, ou non circoncis, ou orphelin — ces innombrables différences, minimes ou majeures, qui tracent les contours de chaque personnalité, forgent les comportements, les opinions, les craintes, les ambitions, qui souvent s’avèrent éminemment formatrices mais qui parfois blessent pour toujours.
    Ce sont ces blessures qui déterminent à chaque étape de la vie, l’attitude des hommes à l’égard de leurs appartenances et la hiérarchie entre celles-ci. Lorsqu’on a été brimé à cause de sa religion, lorsqu’on a été humilié ou raillé à cause de sa peau, ou de son accent, ou de ses habits rapiécés, on ne l’oubliera pas.  J’ai constamment insisté jusqu’ici sur le fait que l’identité est faite de multiples appartenances ; mais il est indispensable d’insister tout autant sur le fait qu’elle est une, et que nous la vivons comme un tout. L’identité d’une personne n’est pas une juxtaposition d’appartenances autonomes, ce n’est pas un « patchwork », c’est un dessin sur une peau tendue ; qu’une seule appartenance soit touchée, et c’est toute la personne qui vibre.

[11. Le « fin fond de soi » déterminé par les mécanismes de défense - IM p34]

    On a souvent tendance à se reconnaître, d’ailleurs, dans son appartenance la plus attaquée; parfois, quand on ne se sent pas la force de la défendre, on la dissimule, alors elle reste au fond de soi-même, tapie dans l’ombre, attendant sa revanche; mais qu’on l’assume ou qu’on la cache, qu’on la proclame discrètement ou avec fracas, c’est à elle qu’on s’identifie. L’appartenance qui est en cause – la couleur, la religion, la langue, la classe, … – envahit alors l’identité entière… Ceux qui la partagent se sentent solidaires, ils se rassemblent, se mobilisent, s’encouragent mutuellement, s’en prennent à « ceux d’en face ». Pour eux, « affirmer leur identité » devient forcément un acte de courage, un acte libérateur… 
    Au sein de chaque communauté blessée, apparaissent naturellement des meneurs. Enragés ou calculateurs, ils tiennent des propos jusqu’au-boutistes qui mettent du baume sur les blessures. Il disent qu’il ne faut pas mendier auprès des autres le respect, qui est un dû, mais qu’il faut le leur imposer. Ils promettent victoire ou vengeance, enflamment les esprits, et se servent parfois des moyens extrêmes dont certains de leurs frères meurtris avaient pu rêver en secret. Désormais le décor est planté, la guerre peut commencer. Quoi qu’il arrive, « les autres » l'auront mérité, «nous» avons un souvenir précis de «tout ce qu’ils nous on fait endurer» depuis l’aube des temps. Tous les crimes, toutes les exactions, toutes les humiliations, toutes les frayeurs, des noms, des dates, des chiffres.
    Pour avoir vécu dans un pays en guerre, dans un quartier soumis à un bombardement en provenance du quartier voisin, pour avoir passé une nuit ou deux dans un sous-sol transformé en abri, avec ma jeune femme enceinte et mon fils en bas âge, les bruits des explosions au-dehors, et au-dedans mille rumeurs sur l'imminence d'une attaque ainsi que mille racontars sur des familles égorgées, je sais parfaitement que la peur pourrait faire basculer n'importe qu'elle personne dans le crime. Si, au lieu de rumeurs mensongères, il y avait eu un véritable massacre, aurais-je gardé longtemps le même sans-froid?
    Si, au lieu de passer deux jours dans cet abri, j'avais dû y passer un mois, aurais-je refusé de tenir l'arme qu'on m'aurait mise dans les mains?
    Je préfère ne pas me poser ces questions avec trop d'insistance. J'ai eu la chance de n'avoir pas été durement éprouvé, j'ai eu la chance de sortir très tôt de la fournaise avec les miens indemnes, j'ai eu la chance de garder les mains propres et la conscience limpide. Mais je dis « chance », oui, parce que les choses auraient pu se passer tout autrement si, au début de la guerre du Liban, j'avais eu seize ans au lieu d'en avoir vingt-six, si j'avais perdu un être cher, si j'avais appartenu à un autre milieu social, à une autre communauté...

[12. Certains processus d'identification mis en cause - IM p36]

    Après chaque nouveau massacre ethnique, nous nous demandons à juste titre, comment des êtres humains en arrivent à commettre de telles atrocités. Certains déchaînements nous paraissent incompréhensibles, leur logique semble indéchiffrable. Alors nous parlons de folie meurtrière, de folie sanguinaire, ancestrale, héréditaire. En un sens il y a bien folie. Lorsqu'un homme par ailleurs sain d'esprit se transforme du jour au lendemain en tueur, il y a bien folie. Mais lorsqu'ils sont des milliers, des millions de tueurs, lorsque le phénomène se reproduit dans un pays après l'autre, au sain de cultures différentes, chez les adeptes de toutes religions comme chez ceux qui n'en professent aucune, dire "folie" ne suffit plus. Ce que nous appelons commodément "folie meurtrière", c'est cette propension de nos semblables à se muer en massacreurs lorsqu'ils sentent leur "tribu" menacée. Le sentiment de peur ou d'insécurité n'obéit pas toujours à des considérations rationnelles, il arrive qu'il soit exagéré voire même paranoïaque; mais à partir du moment où une population a peur, c'est la réalité de la peur qui doit être pris en considération plus que la réalité de la menace.
    Je ne pense pas que telle ou telle appartenance, ethnique, religieuse, nationale ou autre prédispose au meurtre. Il suffit de passer en revue les événements de ces dernières années pour constater que toute communauté humaine, pour peu qu’elle se sente humiliée ou menacée dans son existence, aura tendance à produire des tueurs, qui commettront les pires atrocités en étant convaincus d’être dans leur droit, de mériter le ciel et l’admiration de leurs proches. En chacun de nous existe un Mr Hyde; le tout est d'empêcher que les conditions d'émergence du monstre ne soient rassemblées. 
    Je ne me hasarderai pas à fournir une explication universelle à tous les massacres, et encore moins à proposer un remède miracle. Je ne crois pas plus aux solutions simplistes qu'aux identités simplistes. Le monde est une machine complexe qui ne se démonte pas avec un tournevis. Ce qui ne doit pas nous interdire d'observer, de chercher à comprendre, de spéculer, de discuter, et de suggérer parfois telle ou telle voie de réflexion.
    Celle qui court en filigrane tout au long de ce livre pourrait se formuler comme suit : si les hommes de tous pays, de toutes conditions, de toutes croyances se transforment aussi facilement en massacreurs, si les fanatiques de tous poils parviennent aussi facilement à s'imposer comme les défenseurs de l'identité, c'est parce que la conception « tribale » de l'identité qui prévaut encore dans le monde entier favorise une telle dérive ; une conception héritée des conflits du passé, que beaucoup d'entre nous rejetteraient s'ils l'examinaient de plus près, mais à laquelle nous continuons à adhérer par habitude, par manque d'imagination, ou par résignation, contribuant ainsi, sans le vouloir, aux drames par lesquels nous serons demain sincèrement bouleversés. »
 
 [13. "Eux" / "Nous"]
    
    (...) Dès le commencement de ce livre je parle d'identités « meurtrières » — cette appellation ne me paraît pas abusive dans la mesure où la conception que je dénonce, celle qui réduit l'iden­tité à une seule appartenance, installe les hommes dans une attitude partiale, sectaire, intolérante, dominatrice, quelquefois suicidaire, et les transforme bien souvent en tueurs, ou en partisans des tueurs. Leur vision du monde en est biaisée et distordue. Ceux qui appartiennent à la même communauté sont « les nôtres », on se veut solidaire de leur destin mais on se permet aussi d'être tyrannique à leur égard ; si on les juge « tièdes », on les dénonce, on les terrorise, on les punit comme « traîtres » et « renégats ». Quant aux autres, quant à ceux de l'autre bord, on ne cherche jamais à se mettre à leur place, on se garde bien de se demander si, sur telle ou telle question, ils pourraient ne pas être complètement dans leur tort, on évite de se laisser adoucir par leurs plaintes, par leurs souffrances, par les injustices dont ils ont été victimes. Seul compte le point de vue des « nôtres », qui est souvent celui des plus militants de la communauté, des plus démagogues, des plus enragés.
    A l'inverse, dès lors que l'on aperçoit son identité comme étant faite d'appartenances multiples, certaines liées à une histoire ethnique et d'autres pas, certaines étant liées à une tradition religieuse et d'autres pas, dès lors que l'on voit en soi-même, en ses propres origines, en sa trajectoire, divers confluents, diverses contributions, divers métissages, diverses influences subtils te contradictoires, un rapport différent se crée avec les autres, comme avec sa propre « tribu ». il n'y a plus simplement « nous » et « eux » - deux armées en ordre de bataille qui se préparent au prochain affrontement, à la prochaine revanche. Il y a désormais de « notre » côté, des personnes avec lesquelles je n'ai finalement que très peu de choses en commun, et il y a de « leur » côté, des personnes dont je peux me sentir extrêmement proche.  


[14. Extension du statut de migrant]

    (...) N'est-ce pas le propre de notre époque que d'avoir fait de tous les hommes, en quelque sorte, des migrants et des minoritaires ? Nous sommes tous contraints de vivre dans un univers qui ne ressemble guère à notre terroir d'origine; nous devons tous apprendre d'autres langues, d'autres langages, d'autres codes; et nous avons tous l'impression que notre identité, telle que nous l'imaginions depuis l'enfance, est menacée.

    Beaucoup ont quitté leur terre natale, et beaucoup d'autres, sans l'avoir quittée, ne la reconnaissent plus. Sans doute est-ce dû, en partie, à une caractéristique permanente de l'âme humaine, naturellement portée sur la nostalgie; mais c'est également dû au fait que l'évolution accélérée nous a fait traverser en trente ans ce qu'autrefois on ne traversait qu'en de nombreuses générations.
    Aussi le statut du migrant n'est-il plus seulement celui d'une catégorie de personnes arrachées à leur milieu nourricier; il  acquis valeur exemplaire. C'est lui la victime première de la conception "tribale" de l'identité. S'il y a une seule appartenance qui compte, s'il faut absolument choisir, alors le migrant se trouve scindé, écartelé, condamné à trahir soit sa patrie d'origine soit sa patrie d'accueil, trahison qu'il vivra inévitablement avec amertume, avec rage.

[15. Non pas d'abord "afficher sa différence", mais "passer inaperçu"]
    
    Avant de devenir un immigré, on est un émigré; avant d'arriver dans un pays, on a dû en quitter un autre, et les sentiments d'une personne envers la terre qu'elle acquittée ne sont jamais simples. Si l'on est parti, c'est qu'il y a des choses qu'on a rejetées - la répression, l'insécurité, la pauvreté, l'absence d'horizon. Mais il est fréquent que ce rejet s'accompagne d'un sentiment de culpabilité. Il y a des proches que l'on s'en veut d'avoir abandonnés, une maison où l'on a grandi, tant et tant des souvenirs agréables. Il y a aussi des attaches qui persistent, celles de la langue ou de la religion, et aussi la musique, les compagnons d'exil, les fêtes, la cuisine.
Parallèlement, les sentiments qu'on éprouve envers le pays d'accueil ne sont pas moins ambitieux. Si l'on y est venu, c'est parce qu'on y espère une vie meilleure pour soi-même et pour les siens; mais cette attente se double d'une appréhension face à l'inconnu - d'autant qu'on se trouve dans un rapport de forces défavorable; on redoute d'être rejeté, humilié, on est à l'affût de toute attitude dénotant le mépris, l'ironie, ou la pitié.
    Le premier réflexe n'est pas d'afficher sa différence, mais de passer inaperçu. Le rêve secret de la plupart des migrants, c'est qu'on les prenne pour des enfants du pays. Leur tentation initiale, c'est d'imiter leurs hôtes, et quelquefois ils y parviennent. Le plus souvent, ils n'y parviennent pas. Ils n'ont pas le bon accent, ni la bonne nuance de couleur; ni le nom ni le prénom ni les papiers qu'il faudrait, leur stratagème est très vite éventé. Beaucoup savent que ce n'est même pas la peine d'essayer et se montrent alors, par fierté, par bravade, plus différents qu'il ne le sont. Certains, même - faut-il le rappeler? - vont bien plus loin encore, leur frustration débouche sur une contestation brutale.

[16. "Entre Intégrisme et désintégration"]
    
    (...) A l'ère de la mondialisation, avec ce brassage accéléré, vertigineux, qui nous enveloppe tous, une nouvelle conception de l'identité s'impose - d'urgence ! Nous ne pouvons nous contenter d'imposer aux milliards d'humains désemparés le choix entre l'affirmation outrancière de leur identité et la perte de toute identité, entre l'intégrisme et la désintégration. Or c'est bien cela qu'implique la conception qui prévaut encore dans ce domaine. Si nos contemporains ne sont pas encouragés à assumer leurs appartenances multiples, s'ils ne peuvent concilier leur besoin d'identité avec une ouverture franche et décomplexée aux cultures différentes, s'ils se sentent contraints de choisir entre la négation de soi-même et la négation de l'autre, nous serons en train de former des légions de fous sanguinaires, des légions d'égarés.
[17. "Le monopole de l'humain"]
    
    (...) Le XXeme siècle nous aura appris qu'aucune doctrine n'est, par elle-même, nécessairement libératrice, toutes peuvent déraper, toutes peuvent être perverties, toutes ont du sang sur les mains, le communisme, le libéralisme, le nationalisme chacune des grandes religions, et même la laïcité. Personne n'a le monopole du fanatisme et personne n'a, à l'inverse, le monopole de l'humain.
    Si l'on souhaite poser sur ces questions tellement délicates un regard neuf et utile, il faut avoir, à chaque étape de l'investigation, le scrupule de l'équité. Ni hostilité, ni complaisance, ni surtout l'insupportable condescendance qui semble devenue pour certains, en Occident et ailleurs, une seconde nature. 

 [18. Apprivoiser le désir d'identité]
    
    (...) J'ai failli donner à cet essai un titre double : les identités meurtrières, ou comment apprivoiser la panthère. Pourquoi la panthère ? Parce qu'elle tue si on la persécute et qu'elle tue si on lui laisse libre cours, le pire étant de la lâcher dans la nature après l'avoir blessée. Mais la panthère, aussi, parce qu'on peut l'apprivoiser, justement.
    C'est un peu ce que j'avais l'ambition de dire, dans ce livre, à propos du désir d'identité. Qu'il ne doit être traité ni par la persécution ni par la complaisance, mais observé, étudié sereinement, compris, puis dompté, apprivoisé, si l'on veut éviter que le monde ne se transforme en jungle, si l'on veut éviter que l'avenir ne ressemble aux pires images du passé, si l'on veut éviter que dans cinquante ans, dans cent ans, nos fils ne soient encore obligés d'assister, comme nous impuissants, aux massacres, aux expulsions, et autres « purifications » — d'y assister, et quelquefois de les subir.

[19. "Appartenir"]

    (...) Il faudrait faire en sorte que personne ne se sente exclu de la civilisation commune qui est en train de naître, que chacun puisse y retrouver sa langue identitaire, et certains symboles de sa culture propre, que chacun, là encore, puisse s'identifier, ne serait-ce qu'un peu, à ce qu'il voit émerger dans le monde qui l'entoure, au mieux de chercher refuge dans un passé idéalisé.
    Parallèlement, chacun devrait pouvoir inclure, dans ce qu'il estime être son identité, une composante nouvelle, appelée à prendre de plus en plus d'importance au cours du nouveau siècle, du nouveau millénaire : le sentiment d'appartenir aussi à l'aventure humaine ».

(Texte  intégral)