C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Paul Virilio / l'accident du Temps

Paul Virilio / Ce qui arrive - “Avertissement” (2002)

  «Un trait, entre tous distinctif, oppose la civilisation contemporaine à celles qui l’ont précédée : la vitesse. La métamorphose s’est produite en l’espace d’une génération», constatait dans les années trente l’historien Marc Bloch.
   Cette situation entraîne à son tour, un second trait : l’accident. La généralisation progressive d’événements catastrophiques qui affectent non seulement la réalité du moment, mais causent l’anxiété et l’angoisse pour les générations à venir.
   D’incidents en accidents, de catastrophes en cataclysmes, la vie quotidienne devient un kaléidoscope où nous affrontons sans cesse ce qui vient, ce qui survient inopinément, pour ainsi dire ex abrupto… Dans le miroir brisé, il faut alors apprendre à discerner ce qui arrive, de plus en plus souvent, mais surtout de plus en plus rapidement, de manière intempestive voire simultanée.
  Devant cet état de fait d’une temporalité accélérée qui affecte les mœurs, l’Art aussi bien que la politique des nations, une urgence s’impose entre toutes : celle d’exposer l’accident du Temps.
  Renversant de la sorte la menace de l’inopiné, la surprise devient sujet de thèse et le risque majeur, sujet d’exposition dans le cadre des télécommunications instantanées.
  Comme l’expliquait Paul Valéry en 1935 : « Dans le passé, on n’avait guère vu, en fait de nouveauté, paraître que des solutions ou des réponses à des problèmes ou à des questions très anciennes, sinon immémoriales… Mais notre nouveauté à nous, consiste dans l’inédit des questions elles-mêmes, et non point des solutions, dans les énoncés et non dans les réponses. De là cette impression générale d’impuissance et d’incohérence qui domine dans nos esprits.» [1]
  Ce constat d’impuissance devant le surgissement d’événements inattendus et catastrophiques, nous contraint à renverser la tendance habituelle qui nous expose à l’accident pour inaugurer une nouvelle sorte de muséologie, de muséographie : celle qui consiste maintenant à exposer l’accident, tous les accidents, du plus banal au plus tragique, des catastrophes naturelles aux sinistres industriels et scientifiques, sans éviter l’espèce trop souvent négligée de l’accident heureux, du coup de chance, du coup de foudre amoureux, voire du «coup de grâce» !
  En effet, si aujourd’hui grâce à la télévision, « ce qui se conserve se réduit à l’instant-événement, tous les progrès convergent vers un problème inéluctable qui est celui des perceptions et des images». [2]
  Outre l’attentat historique du 11 septembre 2001 et sa diffusion en boucle sur les écrans de télévision du monde entier, deux événements récents méritent, à ce propos, d’être sévèrement analysés. D’une part, la révélation seize ans trop tard des ravages de la contamination de Tchernobyl sur l’Est de la France, à propos desquels les responsables des services chargés de donner l’alerte déclaraient en avril 1986: «Si l’on détecte quelque chose, il ne s’agit que d’un problème purement scientifique». Et d’autre part, la toute récente décision du «Mémorial pour la Paix» de Caen, d’importer des États-Unis, en guise d’objet-symbole, une bombe atomique – une bombe H – emblématique de «l’équilibre de la terreur» entre l’Est et l’Ouest…
  À ce propos et reprenant l’argument des experts français dissimulant les dégâts de l’accident de Tchernobyl, on pourrait dire : « Si l’on expose une bombe atomique, il ne s’agit que d’un problème purement culturel », ouvrant dès lors toutes grandes, les portes du premier Musée des accidents !
*
 De fait, si l’invention n’est qu’une manière de voir, de saisir les accidents en tant que signes, en tant que chances, il n’est que temps d’ouvrir le muséum à ce qui survient d’impromptu, à cette «production indirecte» de la science et des technosciences que constitue le sinistre, la catastrophe industrielle ou autre.
  Si selon Aristote «l’accident révèle la substance», l’invention de la «substance» est également celle de «l’accident». Dès lors, le naufrage est bien l’invention «futuriste» du navire, et le crash celle de l’appareil supersonique, tout comme Tchernobyl l’est de la centrale nucléaire.
  Observons maintenant l’histoire récente. Alors que le XXe siècle a été celui des grands exploits – le débarquement lunaire – et des grandes découvertes en physique comme en chimie, sans parler de l’informatique ou de la génétique, il paraît logique, hélas, que le XXIe siècle engrange à son tour la moisson de cette production masquée que constituent les sinistres les plus divers, dans la mesure même où leur répétition devient un phénomène historique clairement repérable.
  À ce sujet, écoutons encore Paul Valéry : «L’instrument tend à disparaître de la conscience. On dit couramment que son fonctionnement est devenu automatique. Ce qu’il en faut tirer, c’est la nouvelle équation : la conscience ne subsiste que pour les accidents.» [3]
  Ce constat de carence aboutit ainsi à une conclusion claire et définitive : «Tout ce qui devient capable de recommencement et de répétition s’obscurcit, se fait silencieux. Il n’y a fonction que hors conscience». [4]
  Étant donné que l’objectif déclaré de la révolution industrielle du XVIIIe siècle était bien la répétition d’objets standardisés (machines, outils, véhicules…), autrement dit les fameuses substances incriminées, il est aujourd’hui logique de constater que le XXe siècle, nous aura effectivement abreuvé d’accidents en série, depuis le Titanic en 1912 jusqu’à Tchernobyl en 1986, sans parler de Seveso ou de Toulouse, en 2001…
  Ainsi, la reproduction sérielle des catastrophes les plus diverses est-elle devenue l’ombre portée des grandes découvertes, des grandes inventions techniques, et à moins d’accepter l’inacceptable, c’est-à-dire d’admettre que l’accident devienne automatique à son tour, l’urgence d’une « intelligence de la crise de l’intelligence » se fait jour en ce tout début du XXIe siècle – intelligence dont l’écologie est le symptôme clinique, en attendant demain une philosophie de l’eschatologie postindustrielle.
*
  Admettons, maintenant, le postulat de Valéry : si la conscience ne subsiste que pour les accidents et s’il n’y a fonctionnement que hors conscience, la perte de conscience de l’accident comme du sinistre majeur équivaudrait non seulement à l’inconscience mais à la folie – cette folie de l’aveuglement volontaire aux conséquences fatales de nos actions et de nos inventions –, je pense en particulier au génie génétique et aux biotechnologies. Situation qui s’apparenterait dès lors au brutal renversement de la philosophie en son contraire, autrement dit, à la naissance d’une philofolie; amour de l’impensé radical, où le caractère insensé de nos actes cesserait non seulement de nous inquiéter consciemment, mais nous ravirait, nous séduirait…
  Après l’accident des substances, nous assisterions à l’émergence fatale de l’accident des connaissances, dont l’informatique pourrait bien être le signe par la nature même de ses indubitables « progrès », mais parallèlement par celle de ses incommensurables dégâts.
  En fait, si «l’accident est l’apparition de la qualité d’une chose qui était masquée par une autre de ses qualités» [5], l’invention des accidents industriels dans les transports (terrestres, nautiques, aériens) ou celle des accidents postindustriels, dans les domaines de l’informatique ou de la génétique, serait l’apparition d’une qualité trop longtemps cachée par le faible progrès des connaissances «scientifiques» à côté de l’ampleur des connaissances «spirituelles et philosophiques», de cette sagesse accumulée tout au long de l’histoire multiséculaire des civilisations.
  Ainsi, aux dégâts des idéologies laïques ou religieuses véhiculées par les régimes totalitaires, s’apprêtent à succéder ceux de technologies de pensée, susceptibles, si nous n’y prenons garde, d’aboutir au délire, à cet amour insensé de l’excès, comme tend à le prouver le caractère suicidaire de certaines actions contemporaines, depuis Auschwitz, jusqu’au concept militaire de destruction mutuelle assurée (M.A.D.), sans parler du «déséquilibre de la terreur» inauguré en 2001 à New York par les kamikazes du World Trade Center.
   En effet, utiliser non plus des armes, des instruments militaires, mais de simples véhicules de transport aérien pour détruire des édifices en acceptant de périr dans l’opération, c’est instaurer une confusion fatale entre l’attentat et l’accident et utiliser la « qualité » de l’accident volontaire au détriment de la qualité de l’avion, comme de la «quantité» de vies innocentes sacrifiées, dépassant ainsi toutes les limites naguère fixées par les éthiques religieuses ou philosophiques.
  De fait, le principe de responsabilité vis-à-vis des générations à venir exige d’exposer maintenant l’accident et la fréquence de ses répétitions industrielles et postindustrielles.
*
  C’est le sens même, le but avoué de l’exposition de la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Avant-projet, ou plus exactement encore, préfiguration du futur Musée de l’Accident, cette exposition se veut avant tout une prise de position devant la chute des repères éthiques et esthétiques, la perte de sens dont nous sommes si souvent désormais les témoins, les victimes, bien plus que les acteurs.
  Après l’exposition, il y a plus de dix ans déjà, sur la vitesse, organisée à Jouy-en-Josas par cette même Fondation Cartier, l’exposition Ce qui arrive – définition du latin accidens – se veut le contrepoint des excès de toutes sortes dont nous abreuvent quotidiennement les grands organes d’information, musée des horreurs dont nul ne semble deviner qu’il précède et accompagne toujours la montée en puissance de sinistres plus vastes encore.
  En fait, comme l’exprimait un témoin de la montée du nihilisme en Europe : «L’acte le plus atroce devient facile lorsque la voie qui y mène a été dûment frayée.» [6]
  Par l’accoutumance progressive à l’insensibilité, à l’indifférence devant les scènes les plus démentes sans cesse répétées par les marchés du spectacle, au nom d’une soi-disant liberté d’expression muée en libération de l’expressionnisme, voire en académisme de l’horreur, nous succombons aux méfaits d’une programmation de l’outrance à tout prix qui débouche non plus sur l’insignifiance, mais sur l’héroïsation de la terreur et du terrorisme.
  Un peu comme au XIXe siècle où l’art officiel s’ingéniait dans ses salons à glorifier les grandes batailles du passé et aboutissant, comme on sait, à l’hécatombe de Verdun, au tout début du XXIe siècle nous assistons, médusés, à une tentative de promotion de la torture artistique, de l’automutilation esthétique et du suicide considéré comme l’un des beaux-arts.
 C’est finalement pour échapper à cette « surexposition du public à l’effroi » que la Fondation Cartier a adopté le principe d’une distance critique vis-à-vis des excès en tout genre de l’actualité récente.
  Destinée à poser la question de l’inattendu, comme de l’inattention aux risques majeurs, la manifestation qui s’ouvrira à Paris, pour le premier anniversaire de l’attentat du World Trade Center de New York, se veut un hommage au discernement, à l’intelligence préventive, philosophique ou scientifique, en des temps troublés où abondent les menaces d’une «philofolie du pire» [7] – reprenant à son compte les propos d’un conducteur alcoolique à son passager : «Je suis un accident ambulant qui cherche l’endroit où se produire.»
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Notes
1 Paul Valéry, «La Crise de l’intelligence», in Œuvres complètes, Tome I, Éditions Gallimard, collection «Bibliothèque de la Pléiade», Paris, 1957
2 Paul Valéry, Cahiers, Tome II, p. 851, Éditions Gallimard, collection «Bibliothèque de la Pléiade», Paris, 1974
3 Op. cit., p. 212
4 Ibid.
5 Op. cit., p. 229
6 Hermann Rauschning, La Révolution du nihilisme, Éditions Gallimard, Paris, 1939
7 Paul Virilio, Ce qui arrive, Éditions Galilée, Paris, 2002

Anthropocène : vidéos / émissions radiophoniques / textes

EDITIONS 
  • Collection "Anthropocène", éd. du Seuil : " (...) Le concept d’Anthropocène est désormais un signe de ralliement entre scientifiques des diverses sciences du système Terre, chercheurs des humanités environnementales (philosophie, histoire, anthropologie…) et acteurs des alternatives et des luttes socio-écologiques, pour penser ensemble cet âge dans lequel l’humanité est devenue une force géologique majeure, à l’origine d’une crise écologique globale et profonde."
VIDEOS
 RADIO
  • Peut-on parler d'Anthropocène? / France Culture / Science Publique 13.06.2014 / Invités : Jean-Baptiste Fressoz, historien des sciences, des techniques et de l'environnement, maître de conférence à l'Impérial College de Londres, Aude Bernheim, ingénieure des Ponts Eaux et Forêts, doctorante à l'Institut Pasteur, Jacques Treiner, physicien, professeur à Sciences-Po Paris, Pierre-Henri Gouyon, professeur au Muséum National d'Histoire Naturelle, à l'Agro Paris-Tech et à Sciences 
  • Une contre-histoire de l'Anthropocène ? France Culture

  • 2015, année climatique? France Culture, Sciences Publiques 9.1.2015,Invités : Amy Dahan,historienne des sciences, Directrice de Recherche au CNRS (au Centre Alexandre Koyré, comme Christophe Bonneuil), spécialisée depuis dix ans dans l'analyse des relations entre Science et Politique dans le domaine du Climat
    Hervé Le Treut, climatologue, membre de l'Académie des sciences, directeur de recherches au CNRS, directeur de l'Institut Pierre Simon Laplace (IPSL) où il dirige le laboratoire de météorologie dynamique.
    Christophe Bonneuil, historien au Cnrs, spécialiste d'histoire des sciences et de l'environnement et directeur de la collection "Anthropocène" au éditions du Seuil
    Michel Petit, correspondant de l'Académie des Sciences  
     
  1. In the air 24-8-2015
  2. Prises de conscience 25-8-2015
  3. Les colères du climat  26-08-2015
  4. Le temps politique 27-8-2015 
  5. Les temps changent 28-8-2015
  6. Feuilleton avec Bruno Latour : [1] "Posture churchillienne dans l’Eurostar"  [2] "A Londres, des anthropologues contre le chaos" [3] "Bruno Latour emmène Gaïa au théâtre" [4] "Quand Toulouse exposait le climat" [5] "Les étudiants négocient l’avenir du climat" 
TEXTES
 

Anthropocène / Sommaire

   En 2002, la dénomination "Anthropocène" est proposée par des physiciens, chimistes et géologues pour prendre acte d'un changement d'époque géologique concernant la planète Terre. 
    « Anthropocène » est le nom proposé pour dénommer la nouvelle époque géologique dans laquelle serait entré le Système-Terre.
    En France, les institutions font officiellement entrer le terme dans le débat public en 2019 (lire La notion de l’Anthropocène présentée par un site gouvernemental français fin 2019).
     Cependant, sous la direction de Christophe Bonneuil, historien des sciences, une collection "Anthropocène" est créée aux éditions du Seuil dès 2013
    Désormais les recherches en sciences humaines, tout particulièrement en histoire, proposent une diversité d'hypothèses expliquant la nouvelle époque géologique dans laquelle serait entré le Système-Terre, ainsi que d'autres éléments de terminologie : "Thermocène", "Thanatocène", "Phronocène", "Agnotocène", "Capitalocène", "Polémocène". 
     
Mars 2024 / invalidation de l'hypothèse "Anthropocène" :  les raisons [Article du magazine Reporterre]

1. Conférences
2. Lectures
3. Films documentaires
  • Alain de Halleux : Le grain de sable dans la machine (2021) / Anthropocène, Anthropisation de la Terre, Zoonose. Ici la bande-annonce du film de Alain de Halleux.
  • Jean-Robert Viallet : L'homme a mangé la Terre (2019) / le lien sur Arte n’étant plus actif, l’internaute peut passer par ce lien mis en ligne par la plateforme Méta. Ici la bande-annonce du film de Jean-Robert Viallet.
4. Anthropisation, consommation, production, pollution
5. Etudes, rapports
6. Plateformes de données
  • Emissions de CO2, tonnes métriques par habitant.e et par an, données de la Banque Mondiale
  • Qu'est-ce que l'anthropocène? / Vie Publique, site mis en place en octobre 2019 par La Direction de l'information légale et administrative (DILA), placée sous l'autorité du Premier ministre et rattachée au secrétaire général du gouvernement. 
7. L'urgence : alertes, alarmes, appels 
     8. Condamnations 
9. Climatoscepticismes
         (extrait de l'article de l'Encyclopédie libre et gratuite Wikipédia) : 
  1. tendance climatosceptique / dénégateur : ces personnes nient la tendance au réchauffement. Elles affirment qu’aucun réchauffement climatique significatif n’est en cours, et que la tendance au réchauffement mesurée par les stations météorologiques est un artefact dû à l’urbanisation autour de ces stations (effet « ilôt de chaleur urbaine »).
  2. tendance climatosceptique / niant l'attribution : ces personnes reconnaissent qu’il y a une tendance au réchauffement climatique mais selon elles, les causes en sont exclusivement naturelles ; elles affirment douter que les activités humaines puissent être responsables des tendances observées. Quelques-unes parmi elles nient même qu’il existe une hausse des émissions de CO2 d’origine anthropique ; et d'autres reconnaissent qu’il existe du CO2 supplémentaire, mais affirment qu’il ne conduit pas à un réchauffement perceptible [et] qu'il doit y avoir d'autres causes naturelles au réchauffement.
  3. tendance climatosceptique / niant les impacts : ces personnes pensent ou prétendent penser que le réchauffement climatique est inoffensif, voire bénéfique. Cette position repose parfois sur l'argument selon lequel la Terre a déjà connu une alternance de périodes climatiques, ne prenant pas en compte la soudaineté inédite du changement actuel. Cf. Christophe Bonneuil "la dérive climatique qui met fin à l'holocène est un événement inédit dans l'histoire de la Terre ... depuis l'apparition de l'humanité"
  4. l'attention concentrée sur l'évolution du climat est détournée de l'effondrement de la biosphère, appelé "sixième extinction des espèces" ou, plus précisément, première extermination des espèces par des représentants de l'espèce Homo Sapiens. Cette attention, qui tient sous silence l'effondrement du monde vivant, s'accompagne parfois de l'argument des cinq disparitions successives des espèces au cours des 500 millions d'années. Or les événements qui ont chaque fois décimé la quasi-totalité des espèces ont eu des causes exclusivement physiques : glaciation des océans, chute de l'oxygénation des océans, impact de météorite, éruption volcanique.  
10. La Génération Greta 
11. L'hypothèse de l'Anthropocène et le cours de philosophie

   Sous une forme ou sous une autre, la question de l'Anthropocène résonne profondément avec les questions posées en philosophie. 

   On pourrait même dire que la question de l'Anthropocène éclaire l'importance des notions du programme, qu'elle montre la portée concrète d'une réflexion sur ces notions et qu'elle aide à comprendre comment un questionnement peut devenir un questionnement philosophique, c'est-à-dire un questionnement qui rejaillit, à partir de l'objet questionné, vers le sujet qui questionne (cf. Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique). 


L'anthropocène / Avant-Propos

Une révolution géologique d’origine humaine
Propos recueillis par Laure Noualhat
Ce n’est pas la fin du monde mais celle d’une ère assurément. Si les 11 500 dernières années ont connu des conditions de vie relativement stables permettant à l’homme de sauter de la terre labourée du néolithique au sol lunaire, désormais nous filons vers l’inconnu. La planète est entrée dans une nouvelle ère géologique baptisée anthropocène, née il y a deux siècles avec la révolution thermo-industrielle. Autour de ce concept, la communauté scientifique dans son ensemble s’interroge sur nos représentations du monde. Car cette époque interpelle les certitudes de notre modernité, de notre mode de développement et de notre vision du monde. Historien au CNRS, Christophe Bonneuil publie, avec Jean-Baptiste Fressoz, l’Evénement anthropocène, dans la dernière collection des éditions du Seuil, baptisée Anthropocène, où sciences, sociologie, philosophie, anthropologie, histoire, activisme et politique entrent en dialogue pour décrypter cette nouvelle ère et les façons d’habiter dignement la Terre. Le sujet fera l’objet d’un colloque, Thinking The Anthropocène, les 14 et 15 novembre, à Paris.

Comment naît le concept d’anthropocène et que recouvre-t-il ?

C’est le géochimiste et prix Nobel Paul Crutzen qui, dans un article dans la revue Nature en 2002, a avancé la thèse que, depuis deux siècles, la Terre est entrée dans un nouvel âge géologique marqué par la capacité de l’homme à transformer l’ensemble du système Terre. Encore tout récemment, le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat [Giec] annonçait sa certitude désormais quasi absolue - à 95% - sur l’origine humaine des changements climatiques.

Quand est-on entré dans cette ère ?

Il existe trois thèses à ce sujet. La première remonte à la période où l’ensemble des cultures humaines auraient stabilisé le système climatique en empêchant le retour à un nouvel âge glaciaire. En gros, cela démarrerait au néolithique, avec les débuts de l’agriculture et de l’élevage. Une autre thèse met l’accent sur la «grande accélération» d’après 1945, lorsque l’ensemble des indicateurs de l’empreinte humaine sur la Terre - démographie, émissions de CO2, consommation d’énergie, extinction de la biodiversité, recul des forêts, cycles de l’azote et du phosphore, etc. - montent à l’exponentiel. Cela dit, l’empreinte humaine s’est intensifiée dès le XIXe siècle.
La thèse la plus acceptée par les scientifiques - celle de Crutzen - fait débuter l’anthropocène au début de la révolution thermo-industrielle, c’est-à-dire symboliquement en 1784, date du brevet de Watt perfectionnant la machine à vapeur. C’est aussi la périodisation la plus pertinente pour les historiens car, comme l’a montré Kenneth Pomeranz, c’est justement au tournant des XVIIIe et XIXe siècles que se produit la «grande divergence», où la Grande-Bretagne, grâce aux «hectares fantômes» du charbon et du Nouveau Monde (coton, sucre, bois…), surmonte une crise des ressources (bois, alimentation…), qui est source de tensions sociales. Elle écrase alors les autres pays, et notamment la Chine, en déployant son hégémonie à travers le monde et inaugurant un modèle économique intensif en capital et en énergie. Depuis, ce modèle s’est mondialisé et le tableau de bord des indicateurs de l’emprise humaine sur la planète - climat, biodiversité, cycle de l’azote, du phosphore et de l’eau, démographie urbaine, consommation de papier, barrages, déforestation - a viré au rouge.

Ce nouvel âge géologique est-il reconnu scientifiquement ?

Pas encore, et ce ne sera pas avant 2016, lors de la prochaine réunion de la commission stratigraphique internationale, que la question sera tranchée par les géologues. Mais en attendant, le concept est déjà devenu un carrefour de ralliement entre géologues, écologues, spécialistes du climat, historiens et philosophes, pour penser ensemble cet âge dans lequel l’humanité est devenue une force géologique majeure.

Pourquoi inventer un terme ? La crise environnementale ne suffit-elle pas ?

Dire qu’on est entrés dans l’anthropocène, c’est dire qu’il ne s’agit pas d’une crise passagère, qu’on peut oublier entre deux Sommets de la Terre au nom de la sacro-sainte croissance, mais d’une révolution géologique d’origine humaine. L’histoire humaine a rendez-vous avec l’histoire de la Terre : les humains pèsent sur le devenir géologique de la planète, tandis que les limites et les processus globaux de la Terre ont fait irruption sur la scène politique, dans nos vies quotidiennes, dans nos corps. Ce télescopage est sidérant.

N’est-ce pas un terme trop technique et trop pessimiste pour mobiliser la société face aux menaces en cours ?

Le concept d’anthropocène est une remise en question massive de notre modernité industrielle et de ses grands partages. Les récits officiels de l’anthropocène comprennent cependant des limites, tant pour l’action politique que pour la pensée. Le risque politique, ce serait de se dire que l’action humaine n’est plus rien, ne peut plus rien ; de croire que puisque le problème serait d’ampleur géologique, alors seuls les experts scientifiques pourraient y remédier. Le risque pour la pensée, ce serait un aplatissement du social, de sa complexité ; ce serait de se laisser désarmer par le côté inouï de l’alerte scientifique. Si les travaux scientifiques sont incontournables, il est des grands récits et des catégories indifférenciées, comme celle de «l’espèce humaine», dont il faut se déprendre pour comprendre et changer les mécanismes historiques qui nous enfoncent dans l’anthropocène.
Pas question d’abandonner les concepts de pouvoir, de classe ou de capitalisme qui n’auraient plus lieu d’être, puisqu’il ne faudrait penser qu’en termes d’espèce. Loin d’un «anthropos» indifférencié, il y a des asymétries qui sont constitutives des dérèglements écologiques globaux. C’est vrai autour de 1800 à propos des liens entre impérialisme et entrée dans l’anthropocène ; c’est également vrai, autour de 1950, du lien entre grande accélération et guerre froide, entre entrée dans le consumérisme et échange inégal avec les pays du Sud.
Comment pourrait s’articuler ce nouveau travail de recherche ?
Les sciences humaines doivent intégrer les données et méthodes des sciences naturelles, sans pour autant gommer ou naturaliser les asymétries sociales. Avec ce livre, Jean-Baptiste Fressoz et moi avons esquissé ce que serait une histoire politique de ces courbes en plein essor, levé le voile sur les choix militaires, techniques ou politiques qui ont contribué à leur essor. On ne peut pas uniquement compter sur l’accumulation de données scientifiques pour mobiliser. Ni même sur la pédagogie des catastrophes, comme en témoigne l’oubli de Fukushima. Il y a besoin de produire du sens, besoin de mettre en récit, de symboliser, de forger de nouveaux imaginaires collectifs du passé et de l’avenir.
Vous récusez l’idée selon laquelle nous serions entrés dans l’anthropocène sans le savoir. Au contraire, l’ensemble des choix politiques, techniques ou militaires nous ont conduits où nous sommes de manière plus ou moins consciente.

Peut-on penser que, vers 1820, la bourgeoisie industrielle de Manchester ne savait pas qu’elle plaçait des milliers d’ouvriers dans des conditions de travail et des pollutions urbaines atroces, ou que le coton et le sucre qu’elle importait étaient produits par des esclaves ? Avec les travaux historiques dont on dispose depuis une quinzaine d’années, on ne peut plus croire que les protagonistes - savants ou populaires, puissants ou subalternes - du tournant du XVIIIe au XIXe siècle n’avaient pas de savoirs et de préoccupations sur les évolutions du climat, sur le recul des forêts ou les pollutions industrielles.
Des naturalistes, des forestiers écrivent sur les changements climatiques, hydrologiques et pédologiques induits par la déforestation, et certains en appellent au charbon comme solution… Un précurseur du socialisme comme Charles Fourrier écrit un texte en 1821 sur la «dégradation matérielle de la planète», accusant le capitalisme industriel naissant. La période 1750-1830 est riche de savoirs qui prennent pour objet les interactions réciproques entre climats, corps et politique ; elle est riche aussi de contestations multiformes de ce nouvel ordre industriel.
C’est peu à peu que se stabilise cet ordre, y compris en instaurant des coupures, des domaines réservés et des zones d’ignorance dans les champs de savoirs. En même temps que l’Europe propulsait le monde dans l’anthropocène, s’y séparaient et s’institutionnalisaient deux types de savoirs, deux cultures jumelles du naturalisme occidental radiographié par l’anthropologue Philippe Descola. Aux sciences humaines et sociales le récit «antinature» de l’émancipation comme arrachement aux déterminismes naturels. Aux sciences physiques et biologiques le récit «inhumain» de l’évolution de la Terre et la vie, relevant d’une autre temporalité, longue et impassible aux tribulations humaines. Lyell d’un côté, Michelet de l’autre : c’est dans ce divorce des deux cultures que les moutons de la modernité industrielle furent bien gardés et que les mille attachements qui nous lient à la Terre furent passés au second plan !

Beaucoup refusent le concept d’anthropocène. En quoi est-il dérangeant ?

Il défie l’impunité. En mettant en face de chaque action de l’homme des conséquences d’une ampleur telle qu’elles bouleversent non seulement l’histoire de la planète mais aussi la nôtre, l’anthropocène condamne à la responsabilisation.