C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Pourquoi les humains peuvent-ils être inhumains?



Introduction


On qualifie parfois certains actes, eu égard à leur exceptionnelle gravité, d'« inhumains ». Cette qualification est en réalité une façon de reconnaître qu'aucun mot ne serait assez fort, aucun ne dirait assez précisément à quel point ces actes vont à contre-sens de toutes les valeurs, à l'encontre de toutes recommandations : lois civiles, commandements moraux ou religieux. A proprement parler, ces actes ne sont pas condamnables parce qu'ils seraient seulement, comme on dit par ailleurs, « ignobles », « barbares », « horribles », « affreux », « terribles ». Même « immoral » ne conviendrait pas car ce que signifie l'adjectif « inhumain » n'est pas que de tels actes iraient seulement à rebours de tel ou tel droit positif, de telle ou telle règle de morale située dans le temps et dans l'espace, mais radicalement, c’est-à-dire universellement, que ceux-ci transgressent même les limites de ce qu'un humain, non pas seulement un ou une citoyenne de telle ou telle nation, peut faire, penser et dire. « Inhumain » est un qualificatif qui signifie en fait « impensable », c'est-à-dire « inqualifiable » ou encore « « innommable ». « Inhumain » est le mot qui reste face à ce qui laisse sans mot parce que cela heurterait les facultés essentielles à un être humain, qui font que l’humain est humain : la raison qui pense, le désir qui évalue et la liberté qui choisit. Or, si l’opinion, la « doxa », semble admettre cette contradiction évidente qui voudrait qu'un être puisse être à la fois ce qu'il est et le contraire de ce qu'il est, admettre donc que l'humain puisse être inhumain, ce n’est qu’en envisageant cette possibilité dans des cas individuels relevant de telle ou telle pathologie, peut-être congénitale, affectant l’humanité de l’intéressé.e.


Cependant, la question « Pourquoi les êtres humains peuvent-ils être inhumains? » ne cherche pas une réponse dans des cas individuels chez des personnes dont l’opinion dénie rétroactivement, dans une émotion mêlée d’effroi et de fascination, le statut d' « humains », c'est-à-dire d' « hommes normaux », d'« hommes sains », d'hommes …  « comme nous autres » dirait-on avec complaisance pour soi-même et défiance à l’égard autrui. La doxa ne surmonte la contradiction qu'en la contournant : elle explique l'inhumanité non pas à partir de l'humanité de tout homme, mais à partir du défaut d'humanité consubstantiel à certains individus (du fait de la maladie, d'un défaut congénital, c’est-à-dire « inné », etc.). Or le sens de la question n'est pas de suggérer que l'inhumanité serait l'effet nécessaire d'un comportement déterminé chez certains êtres, lesquels ne seraient pas, tout compte fait, vraiment humains parce qu'ils seraient « spéciaux », « pervertis » ou congénitalement « pervers », atteints d'une « psychopathologie ». Tout au contraire, le sens de la question est d'inviter à considérer l'inhumanité comme une conduite dont la possibilité est inscrite dans l'essence de l’être humain, donc de tous les humains : inscrite dans la liberté de chacun et de chacune.


Tel est en effet la portée de l'emploi de « pouvoir » et de « humain » dans l'intitulé. C'est la définition de notre propre « humanité » qui doit rendre possible qu'un être humain entre en contradiction avec ce qu'il  ou ce qu’elle est. La question devient donc : comment définir l’humain si cette définition doit rendre possible pour tout humain qu’il ou elle contredise cette définition ? Si tout être humain peut être « inhumain »,  le mot « l’humanité » peut-il être lui-même défini ? Et si « humanité » ne pouvait être défini, comment comprendre sa négation contenue dans l'adjectif « in-humain » ?


Développement


  1. A) Déviance et liberté. La définition de l'humain est la définition d'un être qui n'est pas enfermé dans sa définition, dont le comportement n'est pas déterminé par cette définition, un être qui peut s'éloigner, dévier, s'écarter de lui-même, au point d'aller à l'encontre de ce qu'il doit être. B) L’humain est un être essentiellement transgressif. Sophocle, Antigone (l’humain, la chose la plus deinon de toutes les choses deina »). C) Erreur, errance, aberration. L'humain est un être libre : être libre = « pouvoir ne pas faire quelque chose» , le contraire de être déterminé = ne pas pouvoir ne pas faire. Possibilité / nécessité. Les deux exemples contradictoires dans Kant, Critique de la raison pratique.


    1. A) Le déni de liberté. Un exemple de conduite inhumaine : la discrimination (raciste, sexiste, ethnique, religieuse, etc.). Un raisonnement discriminatoire est un raisonnement par lequel on prétend déduire le comportement d'une personne à partir de l'appartenance à un groupe racial ou culturel, comme si l'individu était déterminé dans sa conduite par une sorte de définition correspondant à cette délimitation raciale ou ethnique). B) le droit positif et le « crime de lèse-humanité » ou, après 1945, « contre l’humanité ». C) Le racisme revient à un déni de liberté, c'est-à-dire à des vues essentialistes qui prétendent déduire des comportements individuels à partir d’une « essence » présupposée. Cf. Amin Maalouf, Les identités meurtrières.


    1. A) Définition de l’humain, modèles d’humanité, « condition humaine ». L'humain peut ne pas être ce qu'il est parce qu'il n'est précisément rien de défini. L'humain n'est pas définissable indépendamment des références culturelles et de la communauté politique qui encadrent celles-ci. B) Un être humain se définit soi-même par adhésion subjective à un idéal d'humanité qui implique qu'il ou elle puisse ne pas respecter celui-ci, qu'il ou elle ne le respectera que par obligation. Obligation (par exemple, le lien de l'engagement, de la promesse, qui repose sur la volonté) n’est pas « contrainte » ni « détermination » (le rapport strictement déterminant entre une nature et une propriété caractéristique – ex : la structure cristalline du sucre le rend soluble dans l'eau). C) « Essence », « existence humaine et culture » Cf. Sartre, L'existentialisme est un humanisme + Auguste Comte, Cours de philosophie positive : "L'humanité est constituée de plus de morts que de vivants » (les ancêtres sont des modèles d’humanité auxquel.les les vivants humains se réfèrent : héritage / hérédité).

Conclusion 


Etre « inhumain » c'est refuser de reconnaître chez autrui l'humanité qu'on s'accorde à soi-même en refusant de le considérer comme un sujet qui se pense et qui se choisit. C'est, paradoxalement, prendre soi-même appui sur ce qui n'est qu'une idée de l’humain (qu’on prétend cependant déduire d’un fondement transcendant l’humanité : la « nature » ou une « divinité »), sur une idéologie (dont on est responsable parce qu'on l'a choisie) pour mieux enfermer l'autre dans une prétendue « nature » ou « essence » qui le définit (dans ce qu'il est), le détermine (dans ce qu'il fait), le délimite (dans son désir d’appartenance à un groupe).