C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

La loi s'oppose-t-elle à la liberté ?



   On dit que la loi retient, contient, empêche de réaliser son propre désir. Il faudrait « s'y plier » : en un mot qu'à cause d'elle on « ne peut pas faire ce qu'on veut ». Telles seraient les rigueurs de la loi.


   Et pourtant, la loi n'est ni un mur, ni une arme, ni une chose ni même une personne, le gendarme ou toute « grande personne » comme le voudrait une représentation infantilisante de la loi. Elle est une demande qui même si elle prend la forme d'une pressante recommandation ou d'un commandement, reste un appel à une obéissance, c'est-à-dire à une écoute (audire). Elle n'est pas un obstacle qui s'interpose, elle parle en s'adressant à quelqu'un, à un sujet : elle ne parle pas de lui, elle lui parle en le resituant, en lui demandant de s'y reconnaître, de « s'y retrouver ». Car elle est littéralement une inter-diction (non pas une refus, une négation ou une contra-diction), un « dire » qui délimite une communauté au sein de laquelle chacun est défini comme étant « un parmi d'autres », un sujet qui doit répondre, écouter une demande adressée à tous ceux avec qui il forme une communauté.

    Or c'est le propre d'une demande de laisser le choix entre deux possibilités au moins, le refus et l'acceptation. La loi suppose donc la liberté puisqu'elle s'adresse à elle. Loin de l'exclure, elle repose sur elle. La question devient donc : puisque c'est la liberté qui permet à la loi d'exister, qui permet à la loi d'avoir un sens, réciproquement que peut la loi pour la liberté ?

1 Le droit, la capacité, la possibilité
A cause de la loi je ne « peux » pas, dit-on, faire ce que je veux : en quel sens du verbe « pouvoir » ?
a) Une interdiction ne me prive pas mon aptitude, ma capacité (l'ang. « can »). Je continue d'être habile, la loi « n'inhibe » pas.
D'ailleurs, c'est parce que la morale recommande d'être véridique dans ses déclarations qu'un monde reposant sur ce principe moral donne au mensonge son efficacité (et au menteur une capacité à produire des effets). Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs.

b) une interdiction ne me prive pas d'un droit (l'ang. « may ») mais elle pose mon droit en même temps que le droit de tous les autres sujets, elle attribue les mêmes droits à tous les sujets qui ont en commun un même statut, la même citoyenneté, et institue indirectement pour chacun le devoir de respecter chez autrui les droits dont il se prévaut lui-même et dont il attend mutuellement un égal respect par autrui. Comme un droit est institué, il n'existe donc pas sans être reconnu, il suppose chez autrui l'obligation de le respecter. Nul ne peut s'attribuer des droits : chacun n'a des droits que dans la mesure où d'autres ont le devoir de les reconnaître, et réciproquement.
Exemple de dérivation d'une obligation à partir d'un droit : l'obligation scolaire ne s'adresse pas à l'écolier mais au tuteur légal qui doit respecter le droit de l'enfant à recevoir une éducation (au lieu d'aller travailler).
Théorie du contrat selon le droit civil français : « Lorsqu'est conclu un contrat synallagmatique, chacune des parties va être débitrice d'un certain nombre d'obligations. Ainsi, chaque partie aura à la fois la qualité de débiteur et celle de créancier, sur des obligations différentes. Par exemple, dans un contrat de vente, l'acheteur sera débiteur de l'obligation de payer le prix et créancier de l'obligation de délivrance de la chose quand le vendeur sera créancier de l'obligation de payer le prix mais débiteur de l'obligation de délivrance de la chose vendue. »

c) La loi prescrit indirectement des obligations tout en instituant des droits. Or un droit en appelle à la libre décision de l'exercer. Et, d'autre part, les obligations ne privent pas le destinataire de la possibilité de ne pas respecter celle-ci. Ob-ligation n'est pas con-trainte (ob-ligare n'est pas con-stringere). La loi ne prive pas de la possibilité.

2 la loi, la règle : ordre, régularité, homogénéité
a) Les sciences expérimentales décrire un ordre tel qu'il existe déjà. La loi de gravitation universelle ne donne pas l'ordre à tous les corps physique de s'attirer les uns les autres. Comte, Cours de philosophie positive (C'est d'ailleurs par un acte de liberté que l'homme institue des lois et que par ailleurs il poursuit sa quête de connaissances).
b) Les lois civiles, morales ou religieuses prescrivent un ordre, elles le donnent, elles s'adressent. La loi religieuse tutoie son allocutaire. Même lorsqu'elle est formulée à l'indicatif présent (comme pour un énoncé qu'on pourrait trouver dans les sciences expérimentales) la loi énonce non pas ce qui est mais ce qui doit être (les « mœurs »).
c) régularité, identité
l'obligation, le devoir-être, comme lien entre soi et soi-même (l'engagement, la promesse) , comme support d'identité. cf. Arendt, La vie de l'esprit


3 Loi, limite et subjectivité : la loi me rappelle un statut ou un projet, qui je veux être
a) La loi me rappelle ma liberté, me la fait reconnaître cf. Kant,Critique de la raison pratique
b) « la » loi ? > les lois, une pluralité de domaines de valeurs : les domaines de lois peuvent entrer en conflit. Les possibilités plurielles renvoient à des différences qualitatives, axiologiques (entre des valeurs distinctes).
c) le rapport à la loi rappelle le sujet à son projet, à son modèle, à son idéal d'être cf. Sartre, L'existentialisme est un humanisme

Conclusion : sujet, projet, objet
Certes, la liberté ouvre le sujet sur la dimension du possible. Sa conduite est indéterminée, il pourra être celui-ci ou bien celui-là. Mais encore faut-il qu'il décide d'être l'un ou bien l'autre. La loi donne un objet à sa volonté et lui permet de se déterminer lui-même, d'être quelqu'un, celui-ci, celui-là. Possible > réel.