« Sans
motifs apparents, tout à coup un Émanglon se
met à pleurer, soit qu'il voie trembler une feuille ou tomber une
poussière, ou une feuille en sa mémoire tomber, frôlant d'autres
souvenirs divers, lointains, soit encore que son destin d'homme, en
lui apparaissant, le fasse souffrir.
Personne
ne demande d'explications. On comprend et par sympathie on se
détourne de lui pour qu'il soit à son aise.
Mais,
saisis souvent par une sorte de décristallisation collective, des
groupes d'Émanglons, si la chose se passe au café, se mettent à
pleurer silencieusement, les larmes brouillent les regards, la salle
et les tables disparaissent à leur vue. Les conversations restent
suspendues sans personne pour les mener à terme. Une espèce de
dégel intérieur, accompagné de frissons, les occupe tous. Mais
avec paix. Car ce qu'ils sentent est un effritement général du
monde sans limites, et non de leur simple personne ou de leur passé,
et contre quoi rien, rien ne se peut faire.
On
entre, il est bon qu'on entre ainsi parfois dans le Grand Courant, le
Courant vaste et désolant.
Tels
sont les Émanglons, sans antennes, mais au fond mouvant.
Puis,
la chose passée, ils reprennent, quoi mollement, leurs
conversations, et sans jamais une allusion à l'envahissement subi. »
Henri Michaux (1899-1984)
extrait
de Voyage en Grand Garabagne (1936)
Ci-dessous,
des extraits de la notice biographique de Henri Michaux présentée
sur Littexpress :
«(…) Toute
l’œuvre d’Henri Michaux est une invitation à l’exploration de
soi, de «l’espace
du dedans» (1944).
L’homme est comme un territoire à explorer, stable en apparence
mais qui dissimule des mystères. La plupart des titres des ouvrages
de Michaux privilégient les notions de mouvement et d’exploration
: excursions vers des terres ou des cultures lointaines, circulation
de l’espace de l’imaginaire. (…)
Voyage en Grande Garabagne (1936) et Au pays de la magie (1941) appartiennent tous les deux à un recueil de poésie intitulé Ailleurs, publié en 1948. Ici, Poddema (1946) est le troisième et le dernier volet du recueil.
Voyage en Grande Garabagne (1936) et Au pays de la magie (1941) appartiennent tous les deux à un recueil de poésie intitulé Ailleurs, publié en 1948. Ici, Poddema (1946) est le troisième et le dernier volet du recueil.
Il
s’agit de carnets de voyages fictifs qui décrivent des peuples,
des animaux et flores oniriques. L’écriture de chacune de ces
parties a pris deux ans.
Dans
Voyage
en Grande Garabagne (1936)
Henri Michaux présente
des peuples inventés avec des mœurs et des coutumes fantastiques.
L'auteur ressort de ce voyage à la fois apprivoisé et effrayé.
Mais ce sont le malaise et l’inadaptation qui priment malgré la
fascination rencontrée auprès de ces peuples. De même, la grande
sobriété de l’écriture contraste avec l’imagination et
l’invention débridées de l’auteur. De ces entre-deux naît un
sentiment d’étrangeté qui n’exclut pas un certain humour froid.
Ce
qui frappe tout d’abord dans ce Voyage
en Grande Garabagne,
c’est la division du peuple en tribus nombreuses qui se distinguent
par des pratiques singulières, rites et comportements particuliers
traduisant des différences de tempérament :
- les Hacs se reconnaissent par leur pratique de la violence comme spectacle, distraction et même valeur. Ils sont spécialisés dans les combats fratricides et spectaculaires. Il y a un paradoxe et un oxymore entre l’idée de spectacle et celle de violence et une ironie dans l’attribution de numéros à ces "spectacles". On accorde de la noblesse à la bassesse dans ces pays. Henri Michaux lui même raconte les combats comme des distractions. Il se laisse prendre au jeu de la narration.
- Les Émanglons ont d’étranges comportements et sont pleins de superstitions comme leur méfiance envers le soleil.
- Les Orbus sont de sages philosophes.
- Les Orgouilles s’empiffrent, sont insouciants et fainéants.
- Les Gaurs sont férus de religion mais c’est une religion à outrance, sans aucune morale.
- Les Nanais sont les esclaves des Oliabaires qui font preuve d’une cruauté extrême puisqu’ils donnent un semblant de liberté aux Nanais afin de satisfaire leur plaisir de les chasser et de profiter d’eux au maximum, d’en tirer toutes les richesses possibles.
- L'histoire des Nanais et des Oliabaires peut être rapprochée des événements à venir de la Seconde Guerre mondiale à cause des meurtres et tortures épouvantables infligés aux Nanais.
- Les Hivinizikis sont des êtres mouvants, jamais satisfaits et ne connaissent pas la modération (plutôt impétueux)."