« Connaître, c'est "s'éclater
vers"; s'arracher à la moite intimité gastrique pour
filer, là-bas, par delà soi, vers ce qui n'est pas soi, là-bas,
près de l'arbre et cependant hors de lui, car il m'échappe et me
repousse et je ne peux pas plus me perdre en lui qu'il ne se peut
diluer en moi : hors de lui, hors de moi. Est-ce que vous ne
reconnaissez pas dans cette description vos exigences et vos
pressentiments? Vous saviez bien que l'arbre n'était pas vous, que
vous ne pouviez pas le faire entrer dans vos estomacs sombres,
et que la connaissance ne pouvait pas, sans malhonnêteté, se
comparer à la possession. Du même coup, la conscience s'est
purifiée, elle est claire comme un grand vent, il n'y a plus rien en
elle, sauf un mouvement pour se fuir, un glissement hors de soi ; si,
par impossible, vous entriez "dans" une conscience, vous
seriez saisi par un tourbillon et rejeté au dehors, près de
l'arbre, en pleine poussière, car la conscience n'a pas de "dedans";
elle n'est rien que le dehors d'elle-même et c'est cette fuite
absolue, ce refus d'être substance qui la constituent comme une
conscience. Imaginez à présent une suite liée d'éclatements qui
nous arrachent à nous, mêmes, qui ne laissent même pas à un
"nous-mêmes" le loisir de se former derrière eux, mais
qui nous jettent au contraire au-delà d'eux, dans la poussière
sèche du monde, sur la terre rude, parmi les choses ; imaginez que
nous sommes ainsi rejetés, délaissés par notre nature même dans
un monde indifférent, hostile et rétif ; vous aurez saisi le sens
profond de la découverte que Husserl exprime dans cette fameuse
phrase : "toute conscience est conscience de quelque chose".
Être, c'est éclater dans le monde, c'est partir d'un néant de
monde et de conscience pour soudain
s'éclater-conscience-dans-le-monde. Que la conscience essaie de se
reprendre, de coïncider enfin avec elle-même, tout au chaud, volets
clos, elle s'anéantit. Cette nécessité pour la conscience
d'exister comme conscience d'autre chose que soi, Husserl la nomme
"intentionnalité". »
Sartre, Situations I, 1947