« L’animal
laborans,
prisonnier du cycle perpétuel du processus vital, éternellement
soumis à la nécessité du travail et de la consommation, ne peut
échapper à cette condition qu’en mobilisant une autre faculté
humaine, la faculté de faire, fabriquer, produire, celle de l’homo
faber
qui, fabricant d’outils, non seulement soulage les peines du
travail mais aussi édifie un monde de durabilité. La rédemption de
la vie entretenue par le travail, c’est l’appartenance au-monde
entretenu par la fabrication. Nous avons vu en outre que l’homo
faber,
victime du non-sens, de la « dépréciation des valeurs »,
de l’impossibilité de trouver des normes valables dans un monde
déterminé par la catégorie de la fin-et-des-moyens, ne peut se
libérer de cette condition que grâce aux facultés jumelles de
l’action et de la parole qui produisent des histoires riches de
sens aussi naturellement que la fabrication produit des objets
d’usage. Si ce n’était hors de notre propos nous pourrions aussi
ajouter à ces situations celle de la pensée ; car la pensée
aussi est incapable de sortir, par ses propres moyens, des conditions
qu’engendre l’activité même de penser. Dans chacun de ces cas
ce qui sauve l’homme – l’homme en tant qu’animal
laborans,
en tant qu’homo
faber,
en tant que penseur – c’est quelque chose qui vient d’ailleurs :
une chose extérieure, non certes à l’homme, mais à chacune des
activités en question. Au point de vue de l’animal
laborans,
il est miraculeux d’être aussi un être connaissant et habitant un
monde ; au point de vue de l’homo
faber
il est miraculeux, c’est comme une révélation du divin, qu’il
puisse y avoir place en ce monde pour une signification ».
Hannah
Arendt,
La
condition de l'homme moderne
(tr. Georges Fradier, pp.301-303), 1961