« Alors que les hommes ont toujours été capables de
détruire n’importe quels produits de la main humaine et qu’ils
sont même capables aujourd’hui de détruire ce que l’homme n’a
pas fait – la Terre et la nature terrestre – ils n’ont jamais
pu et ils ne pourront jamais anéantir ni même contrôler sûrement
le moindre des processus que l’action aura déclenchés. L’oubli
lui-même et la confusion qui savent recouvrir si efficacement
l’origine et la responsabilité de tel ou tel acte n’arrivent pas
à supprimer l’acte ni à empêcher les conséquences. Et cette
incapacité à défaire ce qui a été fait s’accompagne d’une
incapacité presque aussi totale à prédire les conséquences de
l’acte ou même à s’assurer des motifs de cet acte.
Si
la force du processus de la production s’absorbe et s’épuise
dans le produit, la force du processus de l’action ne s’épuise
jamais dans un seul acte, elle peut grandir au contraire quand les
conséquences de l’acte se multiplient ; ces processus, voilà
ce qui dure dans le domaine des affaires humaines : leur durée
est aussi illimitée, aussi indépendante de la fragilité de la
matière et de la mortalité des hommes que celle de l’humanité
elle-même. Si nous sommes incapables de prédire avec assurance
l’issue, la fin d’une action, c’est simplement que cette action
n’a pas de fin. Le processus d’un acte peut littéralement durer
jusqu’à la fin des temps, jusqu’à la fin de l’humanité.
Cette
énorme capacité de durée que possèdent les actes plus que tout
autre produit humain serait un sujet de fierté si les hommes
pouvaient en porter le fardeau, ce fardeau de l’irréversible et de
l’imprévisible d’où le processus de l’action tire toute sa
force. Que cela soit impossible, les hommes l’ont toujours su. Ils
ont toujours su que celui qui agit ne sait jamais bien ce qu’il
fait, qu’il sera « coupable » de conséquences qu’il
n’a pas voulues ni même prévues, que si inattendues, si
désastreuses que soient ces conséquences il ne peut pas revenir sur
son acte, que le processus qu’il déclenche ne se consume jamais
sans équivoque en un seul acte ou un seul événement, et que le
sens même n’en sera jamais dévoilé à l’acteur, mais seulement
à l’historien qui regarde en arrière et qui n’agit pas ».
Hannah
Arendt,
La
condition de l'homme moderne
(tr. Georges Fradier, pp297-299), 1961