« (…) Quels que soient le caractère et le contenu de
l’histoire qui suit, qu’elle soit jouée dans la vie publique ou
dans le privé, qu’elle comporte un petit nombre ou un grand nombre
d’acteurs, le sens ne s’en révélera pleinement que lorsqu’elle
s’achèvera. Par opposition à la fabrication dans laquelle la
lumière permettant de juger le produit fini vient de l’image, du
modèle perçu d’avance par l’artisan, la lumière qui éclaire
les processus de l’action, et par conséquent tous les processus
historiques, n’apparaît qu’à la fin, bien souvent lorsque tous
les participants sont morts. L’action ne se révèle pleinement
qu’au conteur, à l’historien qui regarde en arrière et sans
aucun doute connaît le fond du problème bien mieux que les
participants. Tous les récits écrits par les acteurs eux-mêmes,
bien qu’en de rares cas ils puissent exposer de façon très digne
de foi des intentions, des buts, des motifs, ne sont aux mains de
l’historien que d’utiles documents et n’atteignent jamais à la
signification ni à la véracité du récit de l’historien. Ce que
dit le narrateur est nécessairement caché à l’acteur, du moins
tant qu’il est engagé dans l’action et dans les conséquences,
car pour lui le sens de son acte ne réside pas dans l’histoire qui
suit. Même si les histoires sont les résultats inévitables de
l’action, ce n’est pas l’acteur, c’est le narrateur qui voit
et qui ''fait'' l’histoire ».
Hannah
Arendt,
La
condition de l'homme moderne
(tr. Georges Fradier, pp. 250-251), 1961