« Les mêmes normes de moyens et de fin s’appliquent au produit.
Bien qu’il soit une fin pour les moyens par lesquels on l’a
produit, et la fin du processus de fabrication, il ne devient jamais,
pour ainsi dire, une fin en soi, du moins tant qu’il demeure objet
à utiliser. La chaise, qui est la fin de l’ouvrage de menuiserie,
ne peut prouver son utilité qu’en devenant un moyen, soit comme
objet que sa durabilité permet d’employer comme moyen de vie
confortable, soit comme moyen d’échange. L’inconvénient de la
norme d’utilité inhérente à toute activité de fabrication est
que le rapport entre les moyens et la fin sur lequel elle repose
ressemble fort à une chaîne dont chaque fin peut servir de moyen
dans un autre contexte. Autrement dit, dans un monde strictement
utilitaire, toutes les fins seront de courte durée et se
transformeront en moyens en vue de nouvelles fins.
Cette
perplexité inhérente à l’utilitarisme cohérent, qui est par
excellence la philosophie de l’homo faber,
peut se diagnostiquer théoriquement comme une incapacité
congénitale de comprendre la distinction entre l’utilité et le
sens, distinction qu’on exprime linguistiquement en distinguant
entre « afin de » et « en raison de ». Ainsi
l’idéal utilitaire qui imprègne une société d’artisans –
comme l’idéal de confort d’une société de travailleurs ou
l’idéal d’acquisition qui domine les sociétés de commerçants
– n’est plus une question d’utilité, mais de sens. C’est
« en raison de » l’utile en général que l’homo
faber juge et fait tout en termes d’ « afin
de ». L’idéal de l’utile, comme les idéaux d’autres
sociétés, ne peut plus se concevoir comme chose nécessaire afin
d’avoir autre chose, il défie qu’on l’interroge sur sa propre
utilité. Il n’y a évidemment pas de réponse à la question que
Lessing posait aux philosophes utilitaristes de son temps : « Et
à quoi sert l’utilité ? » Le problème de
l’utilitarisme est de se laisser prendre dans la chaîne sans fin
de la fin et des moyens, sans pouvoir arriver à un principe qui
justifierait la catégorie de la fin et des moyens, autrement dit de
l’utilité elle-même. L’ « afin de » devient le
contenu du « en raison de » ; en d’autres termes,
l’utilité instaurée comme sens engendre le non-sens.
A
l’intérieur de la catégorie de la fin et des moyens, dans les
expériences de l’instrumentalité qui régit tout entier le monde
de l’utilité et des objets d’usage, il est impossible de mettre
un terme à la chaîne des moyens et des fins et d’empêcher les
fins de resservir éventuellement de moyens, sinon en déclarant que
telle ou telle chose est « une fin en soi ». Dans le
monde de l’homo faber où
tout doit servir à quelque chose, le sens lui-même ne peut
apparaître que comme une fin, une « fin en soi », ce qui
est soit une tautologie s’appliquant à toutes les fins, soit une
contradiction dans les termes. Car une fin, une fois atteinte, cesse
d’être une fin et perd sa capacité de guider et de justifier le
choix des moyens, de les organiser et de les produire. Elle est
devenue un objet parmi d’autres, elle s’est ajoutée à l’immense
arsenal du donné dans lequel l’homo faber
choisit librement ses moyens en vue de ses fins. Le sens, au
contraire, doit être permanent et ne rien perdre de son caractère,
qu’il soit atteint, ou plutôt trouvé, par l’homme, ou qu’il
échappe à l’homme. L’homo faber,
dans la mesure où il n’est que fabricateur et ne pense qu’en
termes de fins et de moyens, termes dictés par son activité
d’œuvre, est tout aussi incapable de comprendre un sens que
l’animal laborans de
comprendre une instrumentalité. Et comme les outils que l’homo
faber emploie à édifier le monde deviennent
pour l’animal laborans
le monde lui-même, le sens de ce monde, qui est en fait inaccessible
à l’homo faber,
devient pour lui la paradoxale « fin en soi ».
La
seule manière de sortir du dilemme du non-sens en toute philosophie
strictement utilitariste est de tourner le dos au monde objectif des
choses d’usage pour revenir à la subjectivité de l’usage
lui-même. C’est seulement en un monde purement anthropocentrique,
où l’usager, c’est-à-dire l’homme, devient la fin dernière
mettant un terme à la chaîne des moyens et des fins, que l’utilité
en tant que telle s’élève à la dignité du sens. Mais la
tragédie, c’est qu’à l’instant où l’homo
faber semble avoir trouvé la plénitude dans
les termes de son activité, il se met à dégrader le monde
d’objets, la fin et le produit final de son cerveau et de ses
mains ; si l’homme usager est la fin dernière, la « mesure
de toutes choses » ce n’est pas seulement la nature, traitée
par l’homo faber en
matériau presque « sans valeur », ce sont les objets de
« valeur » eux-mêmes qui deviennent de simples moyens et
perdent ainsi leur « valeur » intrinsèque ».
Hannah
Arendt,
La
condition de l'homme moderne
(tr. Georges Fradier, pp.206-209), 1961