« J'ai
rendez-vous avec Pierre à quatre heures. J'arrive en retard d'un
quart d'heure : Pierre est toujours exact ; m'aura-t-il
attendu ? Je regarde la salle, les consommateurs et je dis :
« il n'est pas là ». Y a-t-il une intuition de l'absence
de Pierre ou bien la négation n'intervient-elle qu'avec le
jugement ? A première vue il semble absurde de parler ici
d'intuition puisque justement il ne saurait y avoir intuition de rien
et que l'absence de Pierre est ce rien. Pourtant la conscience
populaire témoigne de cette intuition. Ne dit-on pas, par exemple :
« j'ai tout de suite vu qu'il n'était pas là » ?
S'agit-il d'un simple déplacement de la négation ? Regardons-y
de plus près.
Il
est certain que le café, par soi-même, avec ses consommateurs, ses
tables, ses banquettes, ses glaces, ses lumières, son atmosphère
enfumée, et les bruits de voix, de soucoupes heurtées, de pas qui
le remplissent, est un plein d'être. Et toutes les intuitions de
détails que je puis avoir sont remplies par ces odeurs, ces sons,
ces couleurs, tous phénomènes qui ont un être transphénoménal.
Pareillement, la présence actuelle de Pierre en un lieu que je ne
connais pas est aussi plénitude d'être. Il semble que nous
trouvions le plein partout.
Mais
il faut observer que, dans la perception, il y a toujours
constitution d'une forme sur un fond. Aucun objet, aucun groupe
d'objets n'est spécialement désigné pour s'organiser en fond ou en
forme : tout dépend de la direction de mon attention. Lorsque
j'entre dans ce café, pour y chercher Pierre, il se fait une
organisation synthétique de tous les objets du café en fond sur
quoi Pierre est donné comme devant paraître. Et cette organisation
du café en fond est une première néantisation. Chaque élément de
la pièce, personne, table, chaise, tente de s'isoler, de s'enlever
sur le fond constitué par la totalité des autres objets et retombe
dans l'indifférenciation de ce fond, il se dilue dans ce fond. Car
le fond est ce qui n'est vu que par surcroît, ce qui est l'objet
d'une attention purement marginale. Ainsi cette néantisation
première de toutes les formes, qui paraissent et s'engloutissent
dans la totale équivalence d'un fond,
est la condition nécessaire pour l'apparition de la forme
principale, qui est ici la personne de Pierre. Et cette néantisation
est donnée à mon intuition, je suis témoin de l'évanouissement
successif de tous les objets que je regarde, en particulier des
visages, qui me retiennent un instant (« si c'était
Pierre ? ») et qui se décomposent aussitôt précisément
parce qu'ils « ne sont pas » le visage de Pierre. Si,
toutefois, je découvrais enfin Pierre, mon intuition serait remplie
par un élément solide, je serais soudain fasciné par son visage et
tout le café s'organiserait autour de lui, en présence discrète.
Mais
justement Pierre n'est pas là. Cela ne veut point dire que je
découvre son absence en quelque lieu précis de l'établissement. En
fait Pierre est absent de tout
le café ; son absence fige le café dans toute son évanescence,
le café demeure fond,
il persiste à s'offrir comme totalité indifférenciée à ma seule
attention marginale, il glisse en arrière, il poursuit sa
néantisation. Seulement il se fait fond pour une forme déterminée,
il la porte partout au-devant de lui, il me la présente partout et
cette forme se glisse constamment entre mon regard et les objets
solides et réels du café, c'est précisément un évanouissement
perpétuel, c'est Pierre s'enlevant comme néant sur le fond de
néantisation du café.
De
sorte que ce qui est offert à l'intuition, c'est un papillotement de
néant, c'est le néant du fond, dont la néantisation appelle, exige
l'apparition de la forme et c'est la forme – néant qui glisse
comme un rien à la
surface du fond. Ce qui sert de fondement au jugement : « Pierre
n'est pas là », c'est donc bien la saisie intuitive d'une
double néantisation ».
Sartre,
extrait de L'être et le néant
(1943)