C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Sartre / Voir, c'est faire apparaître



« J'ai rendez-vous avec Pierre à quatre heures. J'arrive en retard d'un quart d'heure : Pierre est toujours exact ; m'aura-t-il attendu ? Je regarde la salle, les consommateurs et je dis : « il n'est pas là ». Y a-t-il une intuition de l'absence de Pierre ou bien la négation n'intervient-elle qu'avec le jugement ? A première vue il semble absurde de parler ici d'intuition puisque justement il ne saurait y avoir intuition de rien et que l'absence de Pierre est ce rien. Pourtant la conscience populaire témoigne de cette intuition. Ne dit-on pas, par exemple : « j'ai tout de suite vu qu'il n'était pas là » ? S'agit-il d'un simple déplacement de la négation ? Regardons-y de plus près.
Il est certain que le café, par soi-même, avec ses consommateurs, ses tables, ses banquettes, ses glaces, ses lumières, son atmosphère enfumée, et les bruits de voix, de soucoupes heurtées, de pas qui le remplissent, est un plein d'être. Et toutes les intuitions de détails que je puis avoir sont remplies par ces odeurs, ces sons, ces couleurs, tous phénomènes qui ont un être transphénoménal. Pareillement, la présence actuelle de Pierre en un lieu que je ne connais pas est aussi plénitude d'être. Il semble que nous trouvions le plein partout.
Mais il faut observer que, dans la perception, il y a toujours constitution d'une forme sur un fond. Aucun objet, aucun groupe d'objets n'est spécialement désigné pour s'organiser en fond ou en forme : tout dépend de la direction de mon attention. Lorsque j'entre dans ce café, pour y chercher Pierre, il se fait une organisation synthétique de tous les objets du café en fond sur quoi Pierre est donné comme devant paraître. Et cette organisation du café en fond est une première néantisation. Chaque élément de la pièce, personne, table, chaise, tente de s'isoler, de s'enlever sur le fond constitué par la totalité des autres objets et retombe dans l'indifférenciation de ce fond, il se dilue dans ce fond. Car le fond est ce qui n'est vu que par surcroît, ce qui est l'objet d'une attention purement marginale. Ainsi cette néantisation première de toutes les formes, qui paraissent et s'engloutissent dans la totale équivalence d'un fond, est la condition nécessaire pour l'apparition de la forme principale, qui est ici la personne de Pierre. Et cette néantisation est donnée à mon intuition, je suis témoin de l'évanouissement successif de tous les objets que je regarde, en particulier des visages, qui me retiennent un instant (« si c'était Pierre ? ») et qui se décomposent aussitôt précisément parce qu'ils « ne sont pas » le visage de Pierre. Si, toutefois, je découvrais enfin Pierre, mon intuition serait remplie par un élément solide, je serais soudain fasciné par son visage et tout le café s'organiserait autour de lui, en présence discrète.
Mais justement Pierre n'est pas là. Cela ne veut point dire que je découvre son absence en quelque lieu précis de l'établissement. En fait Pierre est absent de tout le café ; son absence fige le café dans toute son évanescence, le café demeure fond, il persiste à s'offrir comme totalité indifférenciée à ma seule attention marginale, il glisse en arrière, il poursuit sa néantisation. Seulement il se fait fond pour une forme déterminée, il la porte partout au-devant de lui, il me la présente partout et cette forme se glisse constamment entre mon regard et les objets solides et réels du café, c'est précisément un évanouissement perpétuel, c'est Pierre s'enlevant comme néant sur le fond de néantisation du café.
De sorte que ce qui est offert à l'intuition, c'est un papillotement de néant, c'est le néant du fond, dont la néantisation appelle, exige l'apparition de la forme et c'est la forme – néant qui glisse comme un rien à la surface du fond. Ce qui sert de fondement au jugement : « Pierre n'est pas là », c'est donc bien la saisie intuitive d'une double néantisation ».
Sartre, extrait de L'être et le néant (1943)