L’histoire
de celui qui s’en alla apprendre la peur,
Jacob
et Wilhelm Grimm* (19ème s.)
« Un
père avait deux fils. Le premier était réfléchi et intelligent.
Il savait se tirer de toute aventure. Le cadet en revanche était
sot, incapable de comprendre et d’apprendre. Quand les gens le
voyaient, ils disaient : « Avec lui, son père n’a pas fini d’en
voir. »
Quand
il y avait quelque chose à faire, c’était toujours à l’aîné
que revenait la tâche, et si son père lui demandait d’aller
chercher quelque chose, le soir ou même la nuit, et qu’il fallait
passer par le cimetière ou quelque autre lieu terrifiant, il
répondait : « Oh non ! père, je n’irai pas, j’ai peur. » Car
il avait effectivement peur.
Quand,
à la veillée, on racontait des histoires à donner la chair de
poule, ceux qui les entendaient disaient parfois : « Ça me donne le
frisson ! » Le plus jeune des fils, lui, assis dans son coin,
écoutait et n’arrivait pas à comprendre ce qu’ils voulaient
dire. « Ils disent toujours : "ça me donne la chair de poule !
ça me fait frissonner !" Moi, jamais ! Voilà encore une chose
à laquelle je ne comprends rien. »
Il
arriva qu’un jour son père lui dit :
-
Écoute voir, toi, là dans ton coin ! Tu deviens grand et fort. Il
est temps que tu apprennes à gagner ton pain. Tu vois comme ton
frère se donne du mal.
-
Eh ! père, répondit-il, j’apprendrais bien volontiers. Si c’était
possible, je voudrais apprendre à frissonner. C’est une chose que
j’ignore totalement.
Lorsqu’il entendit ces mots, l’aîné des fils songea : « Seigneur Dieu ! quel crétin que mon frère ! Il ne fera jamais rien de sa vie. »
Lorsqu’il entendit ces mots, l’aîné des fils songea : « Seigneur Dieu ! quel crétin que mon frère ! Il ne fera jamais rien de sa vie. »
Le
père réfléchit et dit :
-
Tu apprendras bien un jour à avoir peur. Mais ce n’est pas comme
ça que tu gagneras ton pain.
Peu
de temps après, le bedeau vint en visite à la maison. Le père lui
conta sa peine et lui expliqua combien son fils était peu doué en
toutes choses.
-
Pensez voir ! Quand je lui ai demandé comment il ferait pour gagner
son pain, il a dit qu’il voulait apprendre à frissonner !
-
Si ce n’est que ça, répondit le bedeau, je le lui apprendrai.
Confiez-le-moi.
Le
père était content ; il se disait : « On va le dégourdir un peu.
» Le bedeau l’amena donc chez lui et lui confia la tâche de
sonner les cloches. Au bout de quelque temps, son maître le réveilla
à minuit et lui demanda de se lever et de monter au clocher pour
carillonner. « Tu vas voir ce que c’est que d’avoir peur »,
songeait-il.
Il
quitta secrètement la maison et quand le garçon fut arrivé en haut
du clocher, comme il s’apprêtait à saisir les cordes, il vit dans
l’escalier, en dessous de lui, une forme toute blanche.
-
Qui va là ? cria-t-il.
L’apparition
ne répondit pas, ne bougea pas.
-
Réponds ! cria le jeune homme. Ou bien décampe ! Tu n’as rien à
faire ici !
Le
bedeau ne bougeait toujours pas. Il voulait que le jeune homme le
prit pour un fantôme. Pour la deuxième fois, celui-ci cria :
-
Que viens-tu faire ici ? Parle si tu es honnête homme. Sinon je te
jette au bas de l’escalier.
Le
bedeau pensa : "Il n’en fera rien. " Il ne répondit pas
et resta sans bouger. Comme s’il était de pierre. Alors le garçon
l’avertit pour la troisième fois et comme le fantôme ne répondait
toujours pas, il prit son élan et le précipita dans l’escalier.
L’apparition dégringola d’une dizaine de marches et resta là
allongée. Le garçon fit sonner les cloches, rentra à la maison, se
coucha sans souffler mot et s’endormit.
La
femme du bedeau attendit longtemps son mari. Mais il ne revenait pas.
Finalement, elle prit peur, réveilla le jeune homme et lui demanda :
-
Sais-tu où est resté mon mari ? Il est monté avant toi au clocher.
-
Non, répondit-il, je ne sais pas. Mais il y avait quelqu’un dans
l’escalier et comme cette personne ne répondait pas à mes
questions et ne voulait pas s’en aller, je l’ai prise pour un
coquin et l’ai jetée au bas du clocher. Allez-y, vous verrez bien
si c’était votre mari. Je le regretterais.
La
femme s’en fut en courant et découvrit son mari gémissant dans un
coin, une jambe cassée. Elle le ramena à la maison, puis se rendit
en poussant de grands cris chez le père du jeune homme :
-
Votre garçon a fait des malheurs, lui dit-elle. Il a jeté mon mari
au bas de l’escalier, où il s’est cassé une jambe. Débarrassez
notre maison de ce vaurien !
Le
père était bien inquiet. Il alla chercher son fils et lui dit :
-
Quelles sont ces façons, mécréant ! C’est le diable qui te les
inspire !
-
Écoutez-moi, père, répondit-il. Je suis totalement innocent. Il se
tenait là, dans la nuit, comme quelqu’un qui médite un mauvais
coup. Je ne savais pas qui c’était et, par trois fois, je lui ai
demandé de répondre ou de partir.
-
Ah ! dit le père, tu ne me feras que des misères. Disparais !
-
Volontiers, père. Attendez seulement qu’il fasse jour. Je
voyagerai pour apprendre à frissonner. Comme ça, je saurai au moins
faire quelque chose pour gagner mon pain.
-
Apprends ce que tu veux, dit le père. Ça m’est égal ! Voici
cinquante talents, va par le monde et surtout ne dis à personne d’où
tu viens et qui est ton père.
-
Qu’il en soit fait selon votre volonté, père. Si c’est là tout
ce que vous exigez, je m’y tiendrai sans peine.
Quand
vint le jour, le jeune homme empocha les cinquante talents et prit la
route en se disant : « Si seulement j’avais peur ! si seulement je
frissonnais ! » Arrive un homme qui entend les paroles que le garçon
se disait à lui-même. Un peu plus loin, à un endroit d’où l’on
apercevait des gibets, il lui dit :
-
Tu vois cet arbre ? Il y en a sept qui s’y sont mariés avec la
fille du cordier et qui maintenant prennent des leçons de vol.
Assieds-toi là et attends que tombe la nuit. Tu sauras ce que c’est
que de frissonner.
-
Si c’est aussi facile que ça, répondit le garçon, c’est comme
si c’était déjà fait. Si j’apprends si vite à frissonner, je
te donnerai mes cinquante talents. Tu n’as qu’à revenir ici
demain matin.
Le
jeune homme s’installa sous la potence et attendit que vînt le
soir. Et comme il avait froid, il alluma du feu. À minuit le vent
était devenu si glacial que, malgré le feu, il ne parvenait pas à
se réchauffer. Et les pendus s’entrechoquaient en s’agitant
de-ci, de-là.
Il
pensa : « Moi, ici, près du feu, je gèle. Comme ils doivent avoir
froid et frissonner, ceux qui sont là-haut ! » Et, comme il les
prenait en pitié, il appliqua l’échelle contre le gibet,
l’escalada, décrocha les pendus les uns après les autres et les
descendit tous les sept. Il attisa le feu, souffla sur les braises et
disposa les pendus tout autour pour les réchauffer. Comme ils ne
bougeaient pas et que les flammes venaient lécher leurs vêtements,
il dit :
-
Faites donc attention ! Sinon je vais vous rependre là-haut ! Les
morts, cependant, n’entendaient rien, se taisaient et laissaient
brûler leurs loques. Le garçon finit par se mettre en colère.
-
Si vous ne faites pas attention, dit-il, je n’y puis rien ! je n’ai
pas envie de brûler avec vous.
Et,
l’un après l’autre, il les raccrocha au gibet. Il se coucha près
du feu et s’endormit. Le lendemain, l’homme s’en vint et lui
réclama les cinquante talents :
-
Alors, sais-tu maintenant ce que c’est que d’avoir le frisson ?
lui dit-il.
-
Non, répondit le garçon. D’où le saurais-je ? Ceux qui sont
là-haut n’ont pas ouvert la bouche, et ils sont si bêtes qu’ils
ont laissé brûler les quelques hardes qu’ils ont sur le dos.
L’homme
comprit qu’il n’obtiendrait pas les cinquante talents ce jour-là
et s’en alla en disant : « Je n’ai jamais vu un être comme
celui-là ! »
Le
jeune homme reprit également sa route et se dit à nouveau, parlant
à haute voix :
-
Ah ! si seulement j’avais peur ! Si seulement je savais frissonner
! Un cocher qui marchait derrière lui l’entendit et demanda :
-
Qui es-tu ?
-
Je ne sais pas, répondit le garçon.
Le
cocher reprit :
-
D’où viens-tu ?
-
Je ne sais pas, rétorqua le jeune homme.
-
Qui est ton père ?
-
Je n’ai pas le droit de le dire.
-
Que marmonnes-tu sans cesse dans ta barbe ?
-
Eh ! répondit le garçon, je voudrais frissonner. Mais personne ne
peut me dire comment j’y arriverai.
-
Cesse de dire des bêtises ! reprit le cocher. Viens avec moi !
Le
jeune homme accompagna donc le cocher et, le soir, ils arrivèrent à
une auberge avec l’intention d’y passer la nuit. En entrant dans
sa chambre, le garçon répéta à haute et intelligible voix :
-
Si seulement j’avais peur ! Si seulement je savais frissonner !
L’aubergiste
l’entendit et dit en riant :
-
Si vraiment ça te fait plaisir, tu en auras sûrement l’occasion
chez moi.
-
Tais-toi donc ! dit sa femme. À être curieux, plus d’un a déjà
perdu la vie , et ce serait vraiment dommage pour ses jolis yeux
s’ils ne devaient plus jamais voir la lumière du jour.
Mais
le garçon répondit :
-
Même s’il fallait en arriver là, je veux apprendre à frissonner.
C’est d’ailleurs pour ça que je voyage.
Il
ne laissa à l’aubergiste ni trêve ni repos jusqu’à ce qu’il
lui dévoilât son secret. Non loin de là, se trouvait un château
maudit, dans lequel il pourrait certainement apprendre ce que c’était
que d’avoir peur, en y passant seulement trois nuits. Le roi avait
promis sa fille en mariage à qui tenterait l’expérience et cette
fille était la plus belle qu’on eût jamais vue sous le soleil.
Il
y avait aussi au château de grands trésors gardés par de mauvais
génies dont la libération pourrait rendre un pauvre très riche.
Bien des gens étaient déjà entrés au château, mais personne n’en
était jamais ressorti. Le lendemain, le jeune homme se rendit auprès
du roi :
-
Si vous le permettez, je voudrais bien passer trois nuits dans le
château.
Le
roi l’examina, et comme il lui plaisait, il répondit :
-
Tu peux me demander trois choses. Mais aucune d’elles ne saurait
être animée et tu pourras les emporter avec toi au château.
Le
garçon lui dit alors :
-
Eh bien ! je vous demande du feu, un tour et un banc de ciseleur avec
un couteau.
Le
jour même, le roi fit porter tout cela au château. À la tombée de
la nuit, le jeune homme s’y rendit, alluma un grand feu dans une
chambre, installa le tabouret avec le couteau tout à côté et
s’assit sur le tour.
-
Ah ! si seulement je pouvais frissonner ! dit-il. Mais ce n’est pas
encore ici que je saurai ce que c’est.
Vers
minuit, il entreprit de ranimer son feu. Et comme il soufflait
dessus, une voix retentit tout à coup dans un coin de la chambre :
-
Hou, miaou, comme nous avons froid !
-
Bande de fous ! s’écria-t-il. Pourquoi hurlez-vous comme ça ? Si
vous avez froid, venez ici, asseyez-vous près du feu et
réchauffez-vous !
À
peine eut-il prononcé ces paroles que deux gros chats noirs, d’un
bond formidable, sautèrent vers lui et s’installèrent de part et
d’autre du garçon en le regardant d’un air sauvage avec leurs
yeux de braise. Quelque temps après, s’étant réchauffés, ils
dirent :
-
Si nous jouions aux cartes, camarade ?
-
Pourquoi pas ! répondit-il, mais montrez-moi d’abord vos pattes.
Les chats sortirent leurs griffes.
-
Holà ! dit-il. Que vos ongles sont longs ! attendez ! il faut
d’abord que je vous les coupe. Il les prit par la peau du dos, les
posa sur l’étau et leur y coinça les pattes.
-
J’ai vu vos doigts, dit-il, j’en ai perdu l’envie de jouer aux
cartes.
Il
les tua et les jeta par la fenêtre dans l’eau d’un étang . À
peine s’en était-il ainsi débarrassé que de tous les coins et
recoins sortirent des chats et des chiens, tous noirs, tirant des
chaînes rougies au feu. Il y en avait tant et tant qu’il ne
pouvait leur échapper. Ils criaient affreusement, dispersaient les
brandons du foyer, piétinaient le feu, essayaient de l’éteindre.
Tranquillement,
le garçon les regarda faire un moment. Quand il en eut assez, il
prit le couteau de ciseleur et dit :
-
Déguerpissez, canailles !
Et
il se mit à leur taper dessus. Une partie des assaillants s’enfuit
; il tua les autres et les jeta dans l’étang. Puis il revint près
du feu, le ranima en soufflant sur les braises et se réchauffa.
Bientôt, il sentit ses yeux se fermer et eut envie de dormir. Il
regarda autour de lui et vit un grand lit, dans un coin.
-
Voilà ce qu’il me faut, dit-il.
Et
il se coucha. Comme il allait s’endormir, le lit se mit de lui-même
à se déplacer et à le promener par tout le château.
-
Très bien ! dit-il. Plus vite !
Le
lit partit derechef comme si une demi-douzaine de chevaux y étaient
attelés, passant les portes, montant et descendant les escaliers. Et
tout à coup, il versa sens dessus dessous hop ! et le garçon se
retrouva par terre avec comme une montagne par-dessus lui. Il se
débarrassa des couvertures et des oreillers, se faufila de dessous
le lit et dit :
-
Que ceux qui veulent se promener se promènent.
Et
il se coucha auprès du feu et dormit jusqu’au matin. Le lendemain,
le roi s’en vint au château. Quand il vit le garçon étendu sur
le sol, il pensa que les fantômes l’avaient tué. Il murmura :
-
Quel dommage pour un si bel homme!
Le
garçon l’entendit, se leva, et dit :
-
Je n’en suis pas encore là !
Le
roi s’étonna, se réjouit et lui demanda comment les choses
s’étaient passées.
-
Très bien. Voilà une nuit d’écoulée, les autres se passeront
bien aussi. Quand il arriva chez l’aubergiste, celui-ci
ouvrit de grands yeux.
-
Je n’aurais jamais pensé, dit-il, que je te reverrais vivant. As-
tu enfin appris à frissonner ?
-
Non ! répondit-il ; tout reste sans effet. Si seulement quelqu’un
pouvait me dire comment faire !
Pour
la deuxième nuit, il se rendit à nouveau au château, s’assit
auprès du feu et reprit sa vieille chanson : « Ah ! si seulement je
pouvais frissonner. » À minuit on entendit des bruits étranges.
D’abord doucement, puis toujours plus fort, puis après un court
silence, un grand cri. Et la moitié d’un homme arrivant par la
cheminée tomba devant lui.
-
Holà ! cria-t-il. Il en manqua une moitié. Ça ne suffit pas comme
ça !
Le
vacarme reprit. On tempêtait, on criait. Et la seconde moitié tomba
à son tour de la cheminée.
-
Attends, dit le garçon ; je vais d’abord ranimer le feu pour toi.
Quand
il l’eut fait, il regarda à nouveau autour de lui : les deux
moitiés s’étaient rassemblées et un homme d’affreuse mine
s’était assis à la place qu’occupait le jeune homme auparavant.
-
Ce n’est pas ce que nous avions convenu, dit-il. Ce tour est à moi
!
L’homme
voulut l’empêcher de s’y asseoir mais il ne s’en laissa pas
conter. Il le repoussa avec violence et reprit sa place. Beaucoup
d’autres hommes se mirent alors à dégringoler de la cheminée les
uns après les autres et ils apportaient neuf tibias et neuf têtes
de mort avec lesquels ils se mirent à jouer aux quilles. Le garçon
eut envie d’en faire autant.
-
Dites, pourrais-je jouer aussi ?
-
Oui, si tu as de l’argent.
-
J’en ai bien assez, répondit-il ; mais vos boules ne sont pas
rondes. Il prit les têtes de mort, s’installa à son tour et en
fit de vraies boules.
-
Comme ça elles rouleront mieux, dit-il. En avant ! on va rire !
Il joua et perdit un peu de son argent. Quand sonna une heure, tout
avait disparu. Au matin, le roi vint aux renseignements.
-
Que t’est-il arrivé cette fois-ci ? demanda-t-il.
-
J’ai joué aux quilles, répondit le garçon, et j’ai perdu
quelques deniers.
-
Tu n’as donc pas eu peur ?
-
Eh ! non ! dit-il, je me suis amusé ! Si seulement je savais
frissonner !
La
troisième nuit, il s’assit à nouveau sur son tour et dit
tristement :
-
Si seulement je pouvais frissonner !
Quand
il commença à se faire tard, six hommes immenses entrèrent dans la
pièce portant un cercueil.
-
Hi ! Hi ! Hi ! dit le garçon, voilà sûrement mon petit cousin qui
est mort il y a quelques jours seulement.
Du
doigt, il fit signe au cercueil et s’écria :
-
Viens, petit cousin, viens !
Les
hommes posèrent la bière sur le sol ; il s’en approcha et souleva
le couvercle. Un mort y était allongé. Il lui toucha le visage. Il
était froid comme de la glace.
-
Attends, dit-il, je vais te réchauffer un peu. Il alla près du feu,
s’y réchauffa la main et la posa sur la figure du mort. Mais
celui-ci restait tout froid. Alors il le sortit du cercueil, s’assit
près du feu et l’installa sur ses genoux en lui frictionnant les
bras pour rétablir la circulation du sang.
Comme
cela ne servait à rien, il songea tout à coup qu’il suffit d’être
deux dans un lit pour avoir chaud. Il porta le cadavre sur le lit, le
recouvrit et s’allongea à ses côtés. Au bout d’un certain
temps, le mort se réchauffa et commença à bouger.
-
Tu vois, petit cousin, dit le jeune homme, ne t’ai-je pas bien
réchauffé ? Mais le mort, alors, se leva et s’écria:
-
Maintenant, je vais t’étrangler !
-
De quoi ! dit le garçon, c’est comme ça que tu me remercies ?
retourne au cercueil ! Il le ceintura, et le jeta dans la bière
en refermant le couvercle. Les six hommes arrivèrent alors et
l’emportèrent.
-
Je ne réussis pas à frissonner, dit-il. Ce n’est décidément pas
ici que je l’apprendrai.
À
ce moment précis entra un homme plus grand que tous les autres et
qui avait une mine effrayante. Il était vieux et portait une longue
barbe blanche.
-
Pauvre diable, lui dit-il, tu ne tarderas pas à savoir ce que c’est
que de frissonner : tu vas mourir !
-
Pas si vite ! répondit le garçon. Pour que je meure, il faudrait
d’abord que vous me teniez.
-
Je finirai bien par t’avoir ! dit le monstrueux bonhomme.
-
Tout doux, tout doux ! ne te gonfle pas comme ça ! je suis aussi
fort que toi. Et même bien plus fort !
-
C’est ce qu’on verra, dit le vieux. Si tu es plus fort que moi,
je te laisserai partir. Viens, essayons! Il le conduisit par un
sombre passage dans une forge, prit une hache et d’un seul coup,
enfonça une enclume dans le sol.
-
Je ferai mieux, dit le jeune homme en s’approchant d’une autre
enclume.
Le
vieux se plaça à côté de lui, laissant pendre sa barbe blanche.
Le garçon prit la hache, fendit l’enclume d’un seul coup et y
coinça la barbe du vieux.
-
Et voilà ! je te tiens ! dit-il, à toi de mourir maintenant !
Il
saisit une barre de fer et se mit à rouer de coups le vieux jusqu’à
ce que celui-ci éclatât en lamentations et le suppliât de
s’arrêter en lui promettant mille trésors. Le jeune homme
débloqua la hache et libéra le vieux qui le reconduisit au château
et lui montra, dans une cave, trois caisses pleines d’or.
-
Il y en a une pour les pauvres, une pour le roi et la troisième sera
pour toi, lui dit-il. Sur quoi, une heure sonna et le méchant
esprit disparut. Le garçon se trouvait au milieu d’une profonde
obscurité.
-
Il faudra bien que je m’en sorte, dit-il. Il tâtonna autour de
lui, retrouva le chemin de sa chambre et s’endormit auprès de son
feu. Au matin, le roi arriva et dit :
-
Alors, as-tu appris à frissonner ?
-
Non, répondit le garçon, je ne sais toujours pas. J’ai vu mon
cousin mort et un homme barbu est venu qui m’a montré beaucoup
d’or. Mais personne ne m’a dit ce que signifie frissonner.
Le
roi dit alors :
-
Tu as libéré le château de ses fantômes et tu épouseras ma
fille.
-
Bonne chose ! répondit-il, mais je ne sais toujours pas frissonner.
On
alla chercher l’or et les noces furent célébrées. Mais le jeune
roi continuait à dire : « Si seulement j’avais peur, si seulement
je pouvais frissonner ! » La reine finit par en être contrariée.
Sa camériste dit :
-
Je vais l’aider à frissonner.
Elle
se rendit sur les bords du ruisseau qui coulait dans le jardin et se
fit donner un plein seau de goujons. Durant la nuit, alors que son
époux dormait, la princesse retira les couvertures et versa sur lui
l’eau et les goujons, si bien que les petits poissons frétillaient
tout autour de lui. Il s’éveilla et cria :
-
Ah ! comme je frissonne, chère femme ! Ah ! Oui, maintenant je sais
ce que c’est que de frissonner. »
*
Les Frères Grimm,
linguistes,
philologues et collectionneurs
de
contes de langue allemande