« Je
suis dans un jardin public. Non loin de moi, voici une pelouse et, le
long de cette pelouse, des chaises. Un homme passe près des chaises.
Je vois cet homme, je le saisis comme un objet à la fois et comme un
homme. Qu’est-ce que cela signifie. Que veux-je dire lorsque
j’affirme de cet objet qu’il est
un homme ?
Si
je devais penser qu’il n’est rien d’autre qu’une poupée, je
lui appliquerais les catégories qui me servent ordinairement à
grouper les « choses » temporo-spatiales. C’est-à-dire
que je le saisirais comme étant « à côté » des
chaises, à 2,20 m de la pelouse, comme exerçant une certaine
pression sur le sol, etc. Son rapport avec les autres objets serait
du type purement additif ; cela signifie que je pourrais le
faire disparaître sans que les relations des autres objets entre eux
en soient notablement modifiées. En un mot, aucune relation neuve
n’apparaîtrait par lui
entre ces choses de mon univers : groupées et synthétisées de
mon côté en complexes
instrumentaux, elles se désagrégeraient du
sien en multiplicité de relations
d’indifférence. Le percevoir comme homme,
au contraire,
c’est saisir une relation non additive de la chaise à lui, c’est
enregistrer une organisation sans
distance de mon univers autour de
cet objet privilégié. Certes, la pelouse demeure à 2,20 m de lui ;
mais elle est aussi liée à lui, comme
pelouse, dans une relation qui
transcende la distance et la contient à la fois. Au lieu que les
deux termes de la distance soient indifférents, interchangeables et
dans un rapport de réciprocité, la distance se déplie
à partir de l’homme que je vois
et jusqu’à la
pelouse comme le surgissement d’une relation univoque.
(…)
Ainsi l’apparition parmi les objets de mon
univers d’un élément de
désintégration de cet univers, c’est ce que j’appelle
l’apparition d’un homme
dans mon univers. Autrui, c’est d’abord la fuite permanente des
choses vers un terme que je saisis à la fois comme objet à une
certaine distance de moi, et qui m’échappe en tant qu’il déplie
autour de lui ses propres distances. (…) Ainsi tout à coup un
objet est apparu qui m’a volé le monde. Tout est en place, tout
existe toujours pour moi, mais tout est parcouru par une fuite
invisible et figée vers un objet nouveau. L’apparition d’autrui
dans le monde correspond donc à un glissement figé de tout
l’univers, à une décentration du monde qui mine par en dessous la
centralisation que j’opère en même temps. »
Sartre,
extrait de L’être et le
néant (1938)