C.-O. Verseau professeur de philosophie

Sartre / Croiser le regard

« Je suis dans un jardin public. Non loin de moi, voici une pelouse et, le long de cette pelouse, des chaises. Un homme passe près des chaises. Je vois cet homme, je le saisis comme un objet à la fois et comme un homme. Qu’est-ce que cela signifie. Que veux-je dire lorsque j’affirme de cet objet qu’il est un homme ?
Si je devais penser qu’il n’est rien d’autre qu’une poupée, je lui appliquerais les catégories qui me servent ordinairement à grouper les « choses » temporo-spatiales. C’est-à-dire que je le saisirais comme étant « à côté » des chaises, à 2,20 m de la pelouse, comme exerçant une certaine pression sur le sol, etc. Son rapport avec les autres objets serait du type purement additif ; cela signifie que je pourrais le faire disparaître sans que les relations des autres objets entre eux en soient notablement modifiées. En un mot, aucune relation neuve n’apparaîtrait par lui entre ces choses de mon univers : groupées et synthétisées de mon côté en complexes instrumentaux, elles se désagrégeraient du sien en multiplicité de relations d’indifférence. Le percevoir comme homme, au contraire, c’est saisir une relation non additive de la chaise à lui, c’est enregistrer une organisation sans distance de mon univers autour de cet objet privilégié. Certes, la pelouse demeure à 2,20 m de lui ; mais elle est aussi liée à lui, comme pelouse, dans une relation qui transcende la distance et la contient à la fois. Au lieu que les deux termes de la distance soient indifférents, interchangeables et dans un rapport de réciprocité, la distance se déplie à partir de l’homme que je vois et jusqu’à la pelouse comme le surgissement d’une relation univoque.
(…) Ainsi l’apparition parmi les objets de mon univers d’un élément de désintégration de cet univers, c’est ce que j’appelle l’apparition d’un homme dans mon univers. Autrui, c’est d’abord la fuite permanente des choses vers un terme que je saisis à la fois comme objet à une certaine distance de moi, et qui m’échappe en tant qu’il déplie autour de lui ses propres distances. (…) Ainsi tout à coup un objet est apparu qui m’a volé le monde. Tout est en place, tout existe toujours pour moi, mais tout est parcouru par une fuite invisible et figée vers un objet nouveau. L’apparition d’autrui dans le monde correspond donc à un glissement figé de tout l’univers, à une décentration du monde qui mine par en dessous la centralisation que j’opère en même temps. »
Sartre, extrait de L’être et le néant (1938)