C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Sartre / Pourquoi dit-on «avoir un passé»?

« De ces deux clous l’un, nous dit Chevallier, vient d’être fait et n’a jamais servi, l’autre a été tordu, puis détordu à coups de marteau : ils offrent un aspect rigoureusement semblable. Pourtant au premier coup l’un s’enfoncera tout droit dans la cloison et l’autre se tordra de nouveau : action du passé. A notre sens, il faut être un peu de mauvaise foi pour voir là l’action du passé ; à cette explication inintelligible de l’être qui est densité il est facile de substituer la seule explication possible : les apparences extérieures de ces clous sont semblables, mais leurs structures moléculaires présentes diffèrent sensiblement. (…) En fait il est bien clair que le mot « avoir un passé », qui laisse supposer que le possédant pourrait être passif et qui comme tel ne choque pas, appliqué à la matière, doit être remplacé par celui d’être son propre passé. Il n’y a de passé que pour un présent qui ne peut exister sans être là-bas, derrière lui, son passé, c’est-à-dire : seuls ont un passé les êtres qui sont tels qu’il est question dans leur être de leur être passé, qui ont à être leur passé ».
Sartre, extrait de L’être et le néant (1938)