« De ces
deux clous l’un, nous dit Chevallier, vient d’être fait et n’a
jamais servi, l’autre a été tordu, puis détordu à coups de
marteau : ils offrent un aspect rigoureusement semblable.
Pourtant au premier coup l’un s’enfoncera tout droit dans la
cloison et l’autre se tordra de nouveau : action du passé. A
notre sens, il faut être un peu de mauvaise foi pour voir là
l’action du passé ; à cette explication inintelligible de
l’être qui est densité il est facile de substituer la seule
explication possible : les apparences extérieures de ces clous
sont semblables, mais leurs structures moléculaires présentes
diffèrent sensiblement. (…) En fait il est bien clair que le mot
« avoir
un passé », qui laisse supposer que le possédant pourrait
être passif et qui comme tel ne choque pas, appliqué à la matière,
doit être remplacé par celui d’être
son propre passé. Il n’y a de passé que pour un présent qui ne
peut exister sans être là-bas, derrière lui, son passé,
c’est-à-dire : seuls ont un passé les êtres qui sont tels
qu’il est question dans leur être de leur être passé, qui ont
à être leur passé ».
Sartre,
extrait de L’être et le
néant (1938)