C.-O. Verseau professeur de philosophie

HLP / L’humain et ses limites

1. Les limites et leur transgression

Avant même tout effort d’approfondissement, nous comprenons déjà que les mots «L’humain et ses limites» ne font que rappeler une certaine réalité (crimes contre l’humanité, crimes par humanité à l’encontre de la totalité des autres vivants) qui fait désormais apparaître l’humain comme un être particulièrement transgressif (trans-gresser = tra-verser), c’est-à-dire ne respectant pas les « limites », « ses » limites.  


2. Les limites, « ses » limites


a) « Ses  limites » : cette expression peut se comprendre comme désignant les limites qui, indépendantes de sa volonté, s’imposent à l’humain en tant que vivant parmi tant d’autres (« lois de la nature »). 

    À strictement parler ce sont des limites que l’humain ne peut  transgresser, que l'humain peut seulement feindre d’ignorer en refusant de voir les effets  pourtant déjà observables de ses agissements. 

    Tous les degrés possibles d'un positionnement climatosceptique sont des exemples montrant que les lois de la nature ne peuvent être outrepassées, seulement faire l’objet d’un déni. 

    « Tous les degrés de climatoscepticisme » ... jusqu’à l’illusion que le problème serait prioritairement celui de l’évolution du climat alors que, sans un seul degré de réchauffement, la destruction des autres vivants par le vivant humain n’en serait déjà pas moins en cours. 

    En bref, la priorité donnée aux préoccupations climatiques peut conduire à un déni, plus profond encore, concernant la violence de l’être humain à l’encontre du vivant en général (indépendamment des effets avérés des activités humaines sur le climat).

  

b) Mais, dans l’expression « ses limites », l’adjectif possessif peut aussi faire référence aux limites que l’humain s’impose à lui-même en établissant, par décision politique (lois civiles), des institutions qui structurent les sociétés. L’humain outrepasse les limites qu’il a lui-même établies. Car ce qui a été fait par l'humain peut être défait par l'humain. 

3. Le rapport de l’humain à « ses limites » remet en question la possibilité de définir l’humain


Ces interprétations de l’adjectif possessif renvoient aux deux domaines de transgression déjà détaillés dans le passage d’Antigone, la tragédie de Sophocle, où est affirmée la spécificité de l’être humain qui, parmi les êtres deina, est l’être le plus deinon (qu’on peut traduire par « étonnant », « stupéfiant », « merveilleux », « monstrueux », etc.) 

En ce sens dire que l’humain est un être particulièrement transgressif serait insuffisant tant le champ de ses transgressions, dans le monde des vivants régi par les lois de la nature et dans les sociétés régies par les institutions humaines, est vaste. Peut-être faudrait-il dire que l’humain est un être essentiellement transgressif. 

    Mais ce serait tomber sur une nouvelle difficulté : comment prétendre donner des contours à l’essence d’un être en retenant le seul fait que ses actes débordent toute limite, tout contour? Autrement dit, poser une définition-délimitation de l’humain sur la base de son aptitude à ne respecter aucune limite ne revient-il pas à dire que l’humain est lui-même un être sans contour, sans limite : un être qui ne pourrait donc être défini.

L’épisode mythologique de la rencontre entre Oedipe et le Sphinx, peint notamment par Gustave Moreau (19ème s.), est la claire illustration du problème : car c’est de la bouche d’un monstre, sans contours définis (ou, du moins, contradictoires les uns par rapport aux autres : les "contours" d'un lion, d'un rapace, d'un serpent), que l’humain reçoit la réponse à la question "Qu’est-ce que l’humain?". Or l’énigme nous fait prendre conscience que l’humain n’est pas moins monstrueux qu’un sphinx, mais seulement moins spectaculairement (l'humain est successivement ce que le sphinx est simultanément : 3 êtres différents).


4. La « limite », une notion impliquée dans chaque partie du programme


Certes, le mot « limite » entre dans une partie spécifique du programme, alors que le mot « humanité » compose le titre général du programme (2nd semestre). 


Cependant si, dans le mot « limite », nous entendons la notion de  « délimitation » (donc de « contour », de « seuil », etc.), alors nous comprenons que cette notion est impliquée d’ores et déjà dans le titre général « L’humanité en question » et dans chacune des deux autres parties : d’une part « Histoire et violence », d’autre part « Création, continuités et ruptures » (qui n’est plus officiellement au programme mais dont il est important de se souvenir précisément pour prendre conscience que la notion de « limite » est présente à travers tout le programme).


 a) « Limite » et « violence » 

        Le rapport est évident dans la mesure où une violence est en toute rigueur une violation. Ce qui définit un acte de violence comme tel c’est que cet acte consiste en une « effraction » : il « fracture » une unité en débordant ou en morcelant ses contours, il porte atteinte à l’unité d’un ordre, à l’intégrité d’une valeur, à la dignité d’un être.


b) « Limite », « histoire et violence »

        C’est tout l’enjeu du récit historique (quand « histoire » signifie, non pas le cours des événements, mais le discours sur ces événements) de savoir si le récit permet d’identifier en quoi une violence est qualitativement différente d’une autre, que telle ou telle violence n’est pas plus ou moins grande qu’une autre violence (différence quantitative dans une seule et même catégorie de violences) mais constitue un autre type de violence, une violence qualitativement différente. 

    L’histoire est précisément cette discipline où l’attention est donnée à l’irruption d’événements qui se produisent, dont on pense qu’ils auraient pu ne pas se produire et que ce sont donc des orientations culturelles, des décisions politiques, des positionnements institutionnels, qui ont permis qu’ils se produisent. 

Faire de l’histoire c’est partir du principe que les événements ne sont pas naturellement déterminés mais sont les produits d’une volonté collective, donc politique. Faire de l'histoire, c'est "politiser" la réflexion sur le cours des événements, non pas la "naturaliser" comme le dit Christophe Bonneuil, historien des sciences (à propos des implications du mot "Anthropocène", mot qui suggérerait que le passage d'une époque géologique à une autre serait l'effet d'une "nature humaine" déployant naturellement l'étendue possible de ses activités).

Ainsi faire de l’histoire c’est porter toute son attention aux limites, aux seuils, aux délimitations et, au lieu de se contenter de penser que la violence serait « naturelle » (en citant la phrase de Plaute et en la …tronquant), c’est montrer que les violences ne relèvent pas d’un processus naturel, qu’elles ne se succèdent pas à travers le cours continu des événements, mais au contraire que les violences marquent des bifurcations, des ruptures, des seuils culturels.

Faire de l’histoire c’est comprendre par exemple qu’un crime génocidaire ne consiste pas en un plus grand nombre d’homicides, de féminicides, d’infanticides, perpétrés par des moyens plus nombreux, plus mortifères, etc., mais que ce crime a un sens autre, relève d’une autre catégorie, correspond à une autre volonté politique, que d’autres crimes de guerre. C’est du moins ce dont l’histoire du droit international témoigne puisque la notion de « génocide » a été créée à l’issue de la Seconde Guerre Mondiale. 

C’est aussi ce que, dans Une éthique de la nature, le philosophe Hans Jonas essaie de montrer quand il relève la radicale nouveauté de la responsabilité humaine à l’époque que les géologues appelleront deux décennies après l’Anthropocène.


c) « Limite » et « L’humanité en question »


C’est déjà dans le titre général du programme que la notion de « limite » est impliquée, quelle que soit l’interprétation qu’on donne aux mots « L’humanité en question ». 

Deux interprétations possibles se présentent.

Si c’est le sens même du mot « humanité » qui est mis « en question », parce que les actes dont se sont rendus responsables certaines sociétés humaines, ainsi que les modèles culturels qui ont guidé leurs agissements, feraient douter de ce que peut encore signifier le mot « humanité », dès lors c’est bien la limite entre « humanité » et « inhumanité » qui est perdue. 

D’où la question :  Pourquoi les êtres humains peuvent-ils être inhumains? 

Si la mise en question porte non pas sur le sens du mot «humanité» mais, concrètement, sur les conditions qui permettraient à l’humanité de continuer ou non d’exister en tant qu’espèce parmi les très nombreuses autres espèces, dès lors c’est encore la question des limites qui est posée : en accaparant la totalité des espaces et des ressources (anthropisation de la Terre) aux dépens des autres vivants, en nuisant aux conditions d'existence des autres vivants, ce sont ses propres conditions d’existence que l’humain met, du fait de la dépendance vitale des espèces entre elles, en péril.

Autrement dit, c’est parce que les humains ne respectent pas les limites qui permettraient à tous les vivants de cohabiter dans un seul et même Système-Terre que l’humain remet en question sa propre possibilité d’exister.