C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Aron, extrait de Dimensions de la conscience historique / Explication rédigée

    Quelle est la spécificité de la science qu'on appelle "histoire" parmi toutes les sciences ou connaissances élaborées par l'humain, par le "sujet" de la connaissance? Telle pourrait être la question à laquelle Aron répond dans cet extrait de Dimensions de la conscience historique, écrit dans la seconde moitié du 20ème siècle.

    La thèse d'Aron consiste à affirmer que le lien en histoire entre "le sujet" (l. 9, l. 18) qui connaît  et "l'objet" (l. 9, l. 18) à connaître est incomparable à la relation sujet-objet qu'on trouve dans les autres sciences, par exemple en "science physique" (l. 9).

    Nous montrerons avec Aron que "l'ambiguïté" (l. 1) du mot "histoire", qui tantôt désigne le cours des événements, ou encore "le devenir de l'humanité" (l. 3) tantôt le discours sur ces événements, ou encore la "science que les hommes s'efforcent d'élaborer de leur devenir, est non seulement "fondée" (l. ) mais encore que celle-ci donne toute son sens à la démarche de l'historien.ne et, de façon générale, à toute mémoire individuelle. Car le fait est que le passé étudié n'étant plus présent ne peut exister que par une mémoire subjective, individuelle ou collective, et que, prétendant étudier « le passé », le sujet humain ne peut par conséquent prendre pour « objet » d’étude que ses propres productions, archives de toutes natures, enregistrements sonores, images ou textes, livres d’histoire y compris, par lesquels il préserve les traces représentant un passé qui, par définition, n’est plus présent. 

   
   La première remarque de l’auteur porte sur l’usage du mot « histoire » qui selon le contexte renvoie à deux domaines radicalement distincts : d’un côté la réalité, de l’autre la connaissance. N’est-ce pas pourtant le principe qui anime toute démarche de connaissance que de commencer par prendre conscience que ce qui est pensé de la réalité, ce qui est dit sur la réalité, n’est pas la réalité elle-même? La réalité est « l’objet » de notre connaissance, et même l’objectif que se donne « le sujet » de la connaissance : on ne saurait confondre la réalité et la représentation que nous nous en donnons sans faire disparaître la réalité que nous prétendons connaître et, ainsi, le sens même de notre démarche de connaissance.
    Cependant, nous employons indifféremment le mot « histoire » pour parler d’un « cours » d’histoire ou du « cours » de l’histoire, pour dire que nous « faisons de l’histoire » ou que chaque citoyen ou citoyenne « fait l’histoire ». Or un « cours d’histoire » est une  prise de parole, rassemblant toutes sortes d’autres prises de paroles, orales ou écrites : il consiste en un récit rapportant, qui plus est, d’autres récits. Le « cours de l’histoire » est une suite d’événements où s’entremêlent actions humaines et phénomènes naturels qui ne sont pas des discours sur la réalité mais constituent celle-ci tout en la transformant : « en histoire » nous étudions les événements « dans l’histoire » qui ont changé le « cours » de celle-ci, son écoulement, ses dérivations et ses dérives. Cette première remarque d’Aron, première phrase et premier paragraphe de l’extrait, se conclut par une remarque qui ne semble qu’une observation de linguistique comparée mais qui suggère que la question soulevée par l’usage du mot en français à une portée universelle qui concerne le sens même de la science historique et de la quête d’objectivité dans cette science.

    C’est dans le deuxième paragraphe qu’Aron analyse les enjeux de  « l’ambiguïté » propre au mot « histoire » en montrant qu’elle n’est pas accidentelle, qu’elle ne relève pas d’un abus de langage ou d’une méconnaissance du champ lexical, mais que tout au contraire celle-ci fonde la différence entre la science historique et toutes les autres sciences, sciences humaines (linguistique, psychologie, sociologie, etc.), expérimentales (physique, chimie,biologie, etc.) ou hypothético-déductives (logique, mathématiques, etc.). 

Dans toute quête de connaissance, l’ob-jet, c’est-à-dire ce qui est littéralement « placé devant », ne peut devenir un ob-jet que pour un sujet, pour un ob-servateur, et donc en relation, en « solidarité » (l. ) avec celui-ci. Mais l’objet de la science historique, le passé donc, n’est accessible à la connaissance que par l’intermédiaire de ce qui est déjà un produit de la connaissance, une élaboration mémorielle : l’ob-servation ne peut porter que sur une représentation de ce qui n’est plus, par définition, présent. Selon cette logique, l’historiographie constitue le point ultime, et emblématique, de la quête d’objectivité dans la science historique :  sur un même objet d’étude, la Guerre d’Algérie par exemple, nous pouvons aussi, et nous le devons, écrire l’histoire des livres d’histoire.

  Tel est le sens de l’affirmation « La conscience du passé est constitutive de l'existence historique. » (l. ), que reformule cette autre « L'homme n'a vraiment un passé que s'il a conscience d'en avoir un » (l. ) : « nous n’avons un « passé » que dans la mesure où nous nous le rendons présent par un acte de représentation. Se rapporter à un temps passé, révolu, relève d’un acte de « conscience » non seulement parce le passé n’est pas présent mais parce que toute archive témoignant de ce temps dépassé appelle elle-même à son tour un acte de représentation qui est un acte d’interprétation.

   C’est seulement à cette condition que cette conscience ouvre « la possibilité du dialogue et du choix ». Certes les événements passés ne peuvent pas ne pas avoir été, et ils ne peuvent pas ne pas avoir été ce qu’ils ont été. Il ne s’agit pas de changer le passé lui-même mais de changer la représentation que nous nous en faisons et, recroisant encore et encore les archives, analysant encore et encore leurs interprétations, de changer par conséquent le récit que nous en faisons. Tout être, vivant ou même non vivant, est dans le temps, mais tout être n’est pas dans la dimension de l’histoire. À la différence de la transformation géologique d’une planète ou de l’évolution biologique d’une espèce animale, les êtres humains ont la possibilité d’ avoir un passé au lieu d’ être leur propre passé, c’est-à-dire d’être déterminé par celui-ci : à condition cependant de le penser, d’en avoir « conscience », de le lire et de le relire, tel un texte qu’il nous faut constamment réinterpréter.


   En dernière analyse cet extrait de Dimensions de la conscience historique, qui se clôt sur l’affirmation « L'homme est donc à la fois le sujet et l'objet de la connaissance historique », peut être lu au point d’articulation entre deux thèmes, « histoire » et « recherche de soi ». Car l’identité de chacun et chacune d’entre nous ne consiste en rien d’autre que l’affirmation d’une permanence, d’une idem-tité, à travers nos propres métamorphoses d’une part et, d’autre part, la succession des récits que nous faisons de nos changements passés, de ces métamorphoses à l’échelle collective ou individuelle.    La thèse d'Aron consiste à affirmer que le lien en histoire entre "le sujet" (l. 9, l. 18) qui connaît  et "l'objet" (l. 9, l. 18) à connaître est incomparable à la relation sujet-objet qu'on trouve dans les autres sciences, par exemple en "science physique" (l. 9).