C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Les émotions sont-elles un obstacle à la recherche de soi?

Aussi intenses qu'éphémères les émotions seraient, dit-on, pour le moins perturbantes, sinon dévastatrices, chez le sujet qui les éprouve, qui par elles est éprouvé. L’émotion? Une ravisseuse, une prédatrice qui par surprise fondrait sur moi, que je sois pris.e de joie, en proie à la colère ou sous l’emprise de quelque tristesse : de moi elle s’emparerait, elle serait pour moi un ravissement. Même qualifiée de « positive », l’émotion constituerait toujours une épreuve à surmonter si le sujet doit au plus tôt restaurer son intégrité : à moi de la « canaliser », la « contrôler », la « maîtriser » si je ne veux pas « perdre tous mes moyens », si je ne veux pas rester à mes propres yeux une énigme indéchiffrable. Tel est le biais, peut-être idéologique, par lequel on voudrait nous persuader que les émotions seraient « un obstacle à la recherche de soi », qu’il s’agisse de se connaître ou d’être soi-même. Qu’une émotion me surprenne, je ne pourrais ni la comprendre ni en elle me comprendre. D’ailleurs ne me faudrait-il pas, pour commencer, savoir me tenir, moi-même me contenir?

    Toutefois, outre qu’elle est caricaturale, cette présentation passe sous silence une caractéristique fondamentale. Car si l’émotion peut être une épreuve pour le sujet c’est précisément parce qu’en elle je m’éprouve comme un sujet singulier. Certes je suis un.e parmi d’autres. Ému.e je me ressens cependant « distinct.e, différent.e et unique » selon les termes d’Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne : je m’avise de mon propre rapport sensible, ce que j’appellerai « ma sensibilité », à un monde commun à toutes et à tous, ainsi que de l’expression elle-même charnelle, subjectivement incarnée, que j’élaborerai à partir de mon émotion, moteur et motif d’une production qui au cours d’une existence prendra mille formes, donnera lieu à mille formulations, parfois seulement symptomatiques, d’autres fois libres et assumées, depuis la répression par pur et simple déni - ce qui me fait dire que «ça ne me fait ni chaud ni froid » - jusqu’à l’expression la plus savante, la plus savoureuse.

Emu.e je ne suis pas seulement informé.e de la réalité : j’en goûte la saveur, douce ou amère, elle-même révélatrice de mon orientation dans le monde, de mes goûts et préférences, de mon histoire ou trajectoire, de mes projets et rejets valant comme signature de ma subjectivité. On peut s’informer de la température extérieure en consultant un thermomètre mais, si on veut sentir qu’au dehors il « fait » froid ou qu’il « fait » chaud, il faudra accepter d’être réchauffé ou refroidi, accepter d’ « avoir froid », d’ « avoir chaud ». Que ferai-je donc de ce que « ça me fait »? Tel est l’appel lancé à moi-même par chacune de mes émotions. C’est pourquoi, après avoir approfondi la correlation entre émotivité et subjectivité, nous envisagerons l’émotion comme une invitation autant à devenir soi-même qu’à se connaître, autrement dit comme un fiable guide pour accompagner le sujet à la fois dans une conquête de soi et une enquête sur soi.




Qu’il soit nécessaire de rappeler que nos émotions sont nôtres et, à ce titre, que celles-ci nous « regardent », qu’elles situent en ce monde chacune et chacun d’entre nous, qu’elles m’enseignent où je suis, autant que où j’en suis, autrement dit que mon émotion s’adresse à moi en me livrant l’adresse à laquelle j’habite le monde, que ce rappel préliminaire soit devenu nécessaire constitue un signe de nos temps et une signature de l’organisation de certaines sociétés, dites « sociétés de masse ». 

En effet, comme le démontre Arendt dans l’ouvrage cité en introduction, le concept de « masse » n’est pas exclusif du concept de communauté seulement, mais aussi du concept même d’individualité : au sein d’une masse, masse de consommateurs et consommatrices considéré.es comme renouvelables, recyclables et interchangeables, il n’est plus possible ni d’exister en tant qu’individu ni de faire exister une communauté d’individus dialoguant, chacune et chacun s’exprimant en son nom. Aux sociétés de masse, on a coutume de reprocher d’encourager les comportements « individualistes ». Considérons plutôt l’énoncé d’un tel grief comme une contradiction logique assumée, promue par une « novlangue « digne de celle qu’Orwell dénonce dans son roman 1984 et dûment employée pour livrer les volontés récalcitrantes aux techniques permettant désormais de « fabriquer le consentement » selon les termes d’Edward Bernays, l’auteur de Engineering of Consent : a scientific approach to public relations, 1969. 

Dans le passage des Mémoires d’Outre-Tombe que nous avons précédemment commenté, où est décrit le processus de subjectivation des émotions par les pouvoirs de l’imagination, Chateaubriand ne dresse-t-il pas déjà le constat, en pleine industrialisation de la société française, d’une éducation qui tendrait à "priver la jeunesse (…) de cette sensibilité d’imagination »? Rappelons que le Romantisme, notamment au moment de sa fondation en Allemagne par le mouvement « Sturm und Drang » (« tempête et passion »), a une dimension autant politique que littéraire. 

    Plusieurs décennies plus tard, dans un récit plein de saveurs, Chateaubriand analyse l’élaboration par laquelle, tout enfant qu’il était, en proie à une véritable terreur, il parvenait à projeter ses propres émotions dans des éléments naturels , ceux qui pourtant les suscitaient, mais qui une fois métamorphosés eux-mêmes en figures surnaturelles (« fantômes », « revenants », « mauvais esprits ») proposaient à l’infans un miroir inversé pour l’expression de ses propres tourments. À travers le bois de la charpente et des portes qu’il fait parler, le souffle de la nuit (les « vents de la nuit ») susurre « murmures », « plaintes » et « mugissements », autant d’expressions considérées au coeur de l’obscurité et de la solitude (dans une « tour déshabitée ») comme les voix de nocturnes interlocuteurs devenus compagnons de jeu. 



A la lecture de ce passage des Mémoires, lequel réunit les voix de l’enfant et du vieil homme, on s’interroge : en quoi l’émotion serait-elle fugace? Puisque l’émotion est essentiellement élan, mise en mouvement, considérer l’émotion seulement comme un affect passager ne revient-il pas à méconnaître celle-ci comme une étape, certes décisive puisque c’est l’affect qui me fait ressentir la tonalité pour moi d’un événement, appelant toutefois une élaboration qui, parfois, pourrait mobiliser une vie entière? Eprouvante, l’émotion est effraction. Même quand l'émotion est douce elle reste fracassante, puisqu’elle fracture : elle ouvre une brèche qui ne se refermera pas, elle fraie un chemin qu'il ne faut plus que suivre. Elle dessine une trajectoire possible. Existentiellement, elle est un « projet » au sens où Sartre définit celui-ci dans sa conférence de 1945 : L’existentialisme est un humanisme.

En faveur de cette hypothèse, l’un des témoignages les plus saisissants serait le poème de Rilke intitulé Torse archaïque d’Apollon, dont les derniers mots sont une injonction : « Tu dois changer ta vie. » Le poème restitue une expérience esthétique entre le jeune visiteur du Louvre et un torse sculpté acéphale, dont la portée est de part en part existentielle. D’un échange mutuel de regards où, les yeux dans les yeux, le marbre antique enjoint le jeune Rilke à s’engager dans une autre voie, naît le projet d’un chemin nouveau, d’une nouvelle inspiration, lesquels décideront désormais de la vie, du style et finalement de l’oeuvre entière de Rainer Maria Rilke. 

Et il en est de même pour d’autres émotions : la compassion, l’indignation ou  l’étonnement. L’émotion qui saisit devant une injustice, entre compassion et indignation, pourra être l’origine d’une mise en mouvement, d’une marche par exemple, comme celle d’un Gandhi, lors de la Marche dite du Sel, qui, commencée en mars 1930 avec quelques compagnons, se terminera un mois plus tard au bord de l’océan indien avec des milliers d’autres soutiens, ouvrant ainsi le processus vers l’émancipation hors du carcan colonial britannique et, finalement, l’indépendance. Déjà, à la dernière étape du mythe d’Epiméthée dans son dialogue Protagoras, Platon y insistait : mon rapport à la justice ne suppose pas seulement la connaissance des lois mais également un affect, fondamental, qui serait causé par la transgression de celles-ci s’il m’arrivait d’aller à leur encontre, appelé «aidos », qu’on peut traduire par « honte, gêne, scrupule, vergogne ». Quel sens aurait en effet ma quête de justice si elle ne me transportait pas entièrement, corps et âme, si l’injustice que je commets, ou même l’injustice dont je ne suis pas moi-même responsable mais dont je vois d’autres subir le préjudice, ne me faisait « ni chaud ni froid »?

Tout aussi significatif est le fait que, selon un autre dialogue de Platon, Théétète, l’origine de l’acte même de philosopher se trouve dans « le pathos de l’étonnement ». Par l’emploi du mot grec pathos, difficilement traduisible, évoquant une sorte de passivité paradoxalement active, Platon suggère que la réflexion philosophique, raisonnée, argumentée, trouve son élan dans une émotion qui, comme l’explique Heidegger en commentant la phrase de Platon dans Qu’appelle-t-on penser?, ne doit pas se perdre. L’étonnement qui rend possible l’acte de philosopher n’est pas une étape qui, une fois qu’on serait entré dans la réflexion, serait laissée derrière soi mais, tout au contraire, une émotion qui nourrit continûment la réflexion et que la réflexion elle-même alimente continûment. 

C’est en ce sens qu’on peut affirmer que l’émotion n’est pas un encombrement passager que je devrais écarter mais un soutien, un guide pour ce que j’ai à faire, pour ce que j’ai à être.