C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Pourquoi vouloir savoir?

NB : les indications entre crochets ne doivent pas apparaître dans la dissertation : elles n'apparaissent ici que pour mettre en évidence les articulations logiques.


[introduction]


[« on » ne se pose pas la question. « On » = l'opinion, la doxa]


    « Pourquoi vouloir savoir? » est une question qu’on ne se pose pas. En effet la valeur de la connaissance s’impose, semble-t-il, avec évidence. Le savoir, la « culture générale », voire l’érudition, la connaissance scientifique en général, sont consensuellement louées. Inversement, « inculte », « ignorant », « ignare » sont des qualificatifs entendus comme des disqualifications insultantes. La question « Pourquoi vouloir savoir? » résonne donc comme une paradoxale remise en question, sinon comme une véritable provocation : comment pourrait-on ne pas vouloir acquérir un bien dont la valeur semble indiscutable?


[et pourtant, la question pourrait être posée : mieux, elle devrait l’être]


    Cependant, affirmer catégoriquement la valeur du savoir contredit le sens même de la démarche puisqu’il faudrait au moins savoir pourquoi le savoir serait préférable à l’ignorance. Et, faute d’arriver à le démontrer, si on convenait que le savoir est en soi une valeur, au moins faudrait-il savoir sur quoi, sur quelles choses, un savoir doit être acquis. En effet, les domaines de savoirs sont aussi nombreux que les choses que ceux-ci se donnent comme objets d’étude. Par exemple, la Terre est l’objet de la géologie, le langage de la linguistique, les nombres de l’arithmétique. Au moins faudrait-il identifier les savoirs à acquérir prioritairement, les savoirs qu’on appellerait fondamentaux : les savoirs sans lesquels homo sapiens manquerait à ses obligations, à son nom, à son titre


[savoir pourquoi vouloir savoir est une responsabilité liée à notre essence]


En effet, la paléoanthropologie définit notre forme spécifique d’humanité comme celle d’êtres qui sont « aptes au  savoir ». Comme les mots  « saveur » et « savante », « sagesse » et « sapidité », le verbe « savoir » est formé sur le verbe latin sapere. Toute question relative aux savoirs, tout déni de la légitimité de poser celle-ci, rejaillissent donc sur ce que nous sommes : notre essence, et sur ce que nous voulons être : nos exigences, nos modèles, nos idéaux. Toute question relative à la valeur de nos savoirs met notre humanité elle-même en question.

D’où cette reformulation de la question initiale : si nous ne savons pas ce que nous attendons de nos savoirs, pourrons-nous savoir quel modèle d’humanité nous nous proposons?  


[développement]


 [1. Pourquoi vouloir se poser une question que « on » ne se pose pas?]


On associe communément « progrès des savoirs, progrès des savoir-faire (c’est-à-dire des techniques) » et « progrès de l’humanité ». Pourtant des événements historiques majeurs invitent à remettre en question cette corrélation présentée comme allant de soi. Les contre-exemples sont, hélas, nombreux :  l’invention, dans le cadre du projet « Manhatann » entre 1942 et 1946, d’une arme atomique dont la multiplication rend désormais possible la destruction planétaire des conditions de vie des vivants en général, des humains en particulier; l’extermination rationnellement et massivement organisée au 20ème siècle dans les pays européens - dont les savoirs et la culture n’ont pas empêché et, en un sens, ont rendu possibles ces crimes contre l’humanité; l’anthropisation de la planète au cours de la période géologique de l’anthropocène et l’extermination corrélative du vivant; l’invention d’armes biologiques, utilisant des organismes (germes pathogènes ou autres), destinés à détruire les vivants, prioritairement humains. 

Et d’abord, constatons que ce qu’il est convenu d’appeler « progrès de l’humanité » ne profite pas, loin s’en faut, à l’humanité entière mais seulement aux populations dont les économies se développent directement à la faveur des progrès des savoirs et des techniques. En ce sens, le « progrès des savoirs et des techniques » a historiquement contribué à la colonisation des populations et à l’appropriation de leurs ressources vitales au profit des populations des pays dits « développés ».

En ce sens la prise de position, au siècle des « Lumières », d’un Jean-Jacques Rousseau est remarquablement singulière, notamment dans son Discours sur l’origine de l'inégalité parmi les hommes en 1755. Déjà, en réponse au concours de l'Académie de Dijon qui en 1749 demandait "si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs", Rousseau écrivait dans son Discours sur les sciences et les arts: « Nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection. (…) On a vu la vertu s'enfuir à mesure que leur lumière s'élevait sur notre horizon, et le même phénomène s'est observé dans tous les temps et dans tous les lieux. »

Car, comme l’écrit Georges Canguilhem dans La connaissance de la vie, « l’attention qu’on donne aux opérations du connaître entraîne la distraction à l’égard du sens du connaître ». Autrement dit, la légitime exigence de rationalité en vue de produire de véritables connaissances accapare l’esprit au point que celui-ci délaisse une autre exigence, non moins légitime et même prioritaire par rapport à la première : celle qui concerne le sens, la valeur, le bien-fondé (sur le plan moral ou, comme on dit aussi, sur le « plan éthique ») de nos savoirs.

Or, écrit-il encore, « savoir pour savoir ce n’est guère plus sensé que manger pour manger, ou tuer pour tuer, ou rire pour rire ». Telle est notre responsabilité morale : trouver un sens, un « pourquoi », au développement des savoirs, sans quoi nos responsabilités seraient d’autant plus graves que nous ne pourrions plus  prendre prétexte de notre ignorance pour excuser nos errances et aberrations.


[2. Répondre à la question « quoi? » n’est pas répondre à la question « pourquoi? »] 


Le fait est que les sciences ne permettent pas elles-mêmes de répondre à la question de savoir pourquoi vouloir élaborer des savoirs, notamment des sciences, et c’est la raison pour laquelle le philosophe et docteur en médecine Georges Canguilhem intitule son ouvrage de 1952 « la connaissance du vivant », non pas « la biologie ».

Une science est en effet définie par l’objet étudié et la méthode (étymologiquement le « chemin » donnant accès à cet objet) qui permet de l’étudier. Ainsi l’anthropologie est la science de l’humain, la logique est la science des règles pour raisonner, la physique est la science de la « phusis » (en grec) ou « natura » (en latin). L’objet étudié est d’ailleurs le critère qui permet de répartir l’ensemble des connaissances scientifiques élaborées par les humains, sujets de l’élaboration de ces connaissances. Les sciences hypothético-déductives , telles que la géométrie ou l’algèbre, portent sur des « objets » conceptualisés par l’humain, auxquels aucune chose ne correspond dans la réalité extérieure à la subjectivité humaine : par exemple, le point, la ligne, et toutes autres figures géométriques qui sont des concepts, autrement dit des définitions.  Les sciences expérimentales, telles la géologie, la physique et la biologie, portent sur les corps vivants ou non, physiquement, chimiquement ou écologiquement analysables, tous objets de notre pensée qui correspondent à des choses ayant une réalité indépendamment de nos pensées et de nos théories. Enfin, les sciences humaines, telles la géographie, la psychologie, l’histoire, ont pour objet le sujet même qui les produit : les êtres humains, qu’il s’agisse de l’intériorité de la « psuché" humaine (d’où la « psycho-logie ») ou des espaces organisés par les humains (la géographie, la démographie), du temps structuré par leurs cultures (histoire et historiographie).

En ce sens, la « philosophie » marque sa distance, jusque dans le mot qui la désigne et la définit, avec le modèle de connaissance proposée par les sciences  et toutes autres «logies» (puisque nombreuses sont les sciences dont l’appellation consiste simplement en un radical désignant l’objet étudié suivi du dérivé du mot grec logos qui, entres autres significations, a celle de « science »). Car, dans son nom même, la philosophie n’annonce pas un « quoi » à étudier (un objet), mais un « pourquoi » (un objectif, un sens, une valeur). Le « quoi » de la philosophie n’est pas le quoi d’un savoir, mais le quoi d’un désir. En effet, le verbe grec philein signifie « aimer », et même aimer intensément, presque irrésistiblement, comme en témoigne l’un de ses dérivés en français, le mot « philtre », lequel désigne un breuvage aux effets implacables, en particulier le pouvoir de rendre amoureu.se quiconque le boirait! Ainsi, quiconque fait de « la philosophie » déclare implicitement, et peut-être à son insu, que quoi qu’il ou elle ait l’intention d’étudier, c’est du moins en vue de devenir « sage »  qu’il ou elle l’étudiera! Si elle, s’il ne sait pas encore quoi étudier en vue de devenir « sage », c’est du moins inconditionnellement animé.e par « l’amour de la sagesse » qu’il ou elle se lancera dans cette étude. Les charmes poétiques de l’étymologie du mot « philosophie » ont donc de profonds enjeux concernant l’articulation entre la connaissance, la culture, la morale et même la politique.


[3. Quel rapport y a-t-il entre le savoir et la sagesse?]


Toutefois, la philosophie ne définit pas la sagesse - si ce n’est les différentes écoles philosophiques, notamment les philosophies antiques, le stoïcisme et l’épicurisme par exemple, souvent connues pour les préceptes de sagesse qu’on y lit. Mais ce manque, apparent, est inspiré en réalité par la meilleure des raisons. En effet, la philosophie ne propose pas d’étudier la sagesse, elle n’envisage pas la sagesse comme un objet de connaissance. La philosophie invite à être sage, ce qui projette un éclairage sur l’affirmation de Kant en 1781 dans La critique de la raison pure selon laquelle « on ne peut apprendre aucune philosophie, (…) on peut seulement apprendre à philosopher » ou sur la définition du questionnement philosophique par Heidegger en 1929 dans Les concepts fondamentaux de la métaphysique : « La métaphysique est une interrogation où nous allons interroger dans l’entier de l’étant et où nous questionnons de manière telle que nous-mêmes, les questionneurs, sommes à la fois compris dans la question, mis en question ».

Cependant, le sens du verbe latin sapere, sur lequel sont formés autant « savoir »  que  « sapience » et, par dérivation, « sagesse », permet d’envisager le critère auquel devra répondre toute sagesse. Puisque le verbe latin signifie « être sensible à une saveur », que celle-ci soit goûteuse ou dégoûtante, mon rapport au savoir devrait inclure l’effet sur moi de la réalité dont je prends connaissance, tout comme « goûter » affecte mon palais et induit une action, voire une réaction. Tant de savoirs, réduits le plus souvent à des « informations », me laissent indifférent.e, voire tout à fait insensible, comme si la réalité avait perdu pour moi toute saveur, en tous cas son pouvoir de me mettre en mouvement, d‘éveiller en moi le sens de l’indignation. Et pourtant, la réalité a un goût :  une fois connue, la réalité m’affecte et, à cette condition seulement, peut me faire agir, peut me faire, à mon tour, faire. 

Ainsi la sagesse se situe pour un sujet au point d’articulation entre connaissance et action, entre sa connaissance rationnelle et l’action raisonnée, raisonnable, inspirée par son savoir. La sagesse est au point d’articulation entre l’usage théorique et l’usage pratique de la raison : la sagesse ou, dans la langue de Montaigne, la « sapience » demande que mes actes soient à la mesure de mon savoir et que ma « curiosité » soit elle-même inspirée par ma décision d’ « avoir cure », de prendre soin, autant de la réalité dont je prétends être curieu.se que de moi-même en tant que sujet connaissant et sujet agissant. Car prétendre savoir sans être affecté par ce que j’apprends du monde, constituerait autant un déni de réalité du monde qu’un retrait de moi-même face au monde.


[Conclusion : réponse à la question reformulée à la fin de l’introduction]


La question « Pourquoi vouloir savoir? » n’est donc ni superflue ni secondaire.

Au contraire, elle est primordiale puisqu’elle me conduit à vouloir m’accomplir en tant qu’« animal raisonnable » à la fois dans la dimension de la connaissance et de l’action. C’est pourquoi, en conclusion de cette réflexion, la caractérisation de l’humain, empruntée à la paléoanthropologie, appellerait une interprétation qui insiste sur les responsabilités morale et politique que donne l’aptitude à la connaissance. L’expression Homo Sapiens ne pourrait-elle pas, à cette étape de l’Anthropocène, désigner une forme d’humanité qui serait affectée par ce qu’elle sait, comme une humanité devenue enfin « prévoyante » en répondant du fait que certaines sociétés ont historiquement voulu faire « provision » de tant de savoirs, tous prétendument rationnels, parfois profondément déraisonnables?