C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Descartes / "Tous enfants avant que d'être hommes"


"Et ainsi encore je pensai que pourceque nous avons tous été enfants avant que d’être hommes, et qu’il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs, qui étaient souvent contraires les uns aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseillaient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos jugements soient si purs ni si solides qu’ils auraient été si nous avions eu l’usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n’eussions jamais été conduits que par elle.
Il est vrai que nous ne voyons point qu’on jette par terre toutes les maisons d’une ville pour le seul dessein de les refaire d’autre façon et d’en rendre les rues plus belles ; mais on voit bien que plusieurs font abattre les leurs, pour les rebâtir, et que même quelquefois ils y sont contraints, quand elles sont en danger de tomber d’elles-mêmes, et que les fondements n’en sont pas bien fermes. À l’exemple de quoi je me persuadai qu’il n’y aurait véritablement point d’apparence qu’un particulier fît dessein de réformer un état, en y changeant tout dès les fondements, et en le renversant pour le redresser ; ni même aussi de réformer le corps des sciences, ou l’ordre établi dans les écoles pour les enseigner : mais que, pour toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, je ne pouvais mieux faire que d’entreprendre une bonne fois de les en ôter, afin d’y en remettre par après ou d’autres meilleures, ou bien les mêmes lorsque je les aurais ajustées au niveau de la raison. Et je crus fermement que par ce moyen je réussirais à conduire ma vie beaucoup mieux que si je ne bâtissais que sur de vieux fondements, et que je ne m’appuyasse que sur les principes que je m’étais laissé persuader en ma jeunesse, sans avoir jamais examiné s’ils étaient vrais." 
Descartes,  Discours de la méthode, 2ème partie (1637)