C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Koltès / Dialectique du désir et de sa satisfaction

[Le client] "Car je sais dire non et j'aime dire non, je suis capable de vous éblouir de mes non, de vous faire découvrir toutes les façons qu'il y a de dire non, qui commencent par toutes les façons qu'il y a de dire oui, comme les coquettes qui essaient toutes les chemises et toutes les chaussures pour n'en prendre aucune, et le plaisir qu'elles ont à les essayer toutes n'est fait que du plaisir qu'elles ont de toutes les refuser. Décidez-vous, montrez-vous : êtes-vous la brute qui écrase le pavé, ou êtes-vous commerçant? dans ce cas étalez votre marchandise d'abord, et l'on s'attardera à la regarder.

[Le vendeur] "C'est parce que je veux être commerçant, et non brute, que je ne vous dis pas ce que je possède et que je vous propose, car je ne veux pas endurer de refus, qui est la chose au monde que tout commerçant redoute le plus, parce que c'est une arme dont il ne dispose pas lui-même. Ainsi moi, je n'ai jamais appris à dire non et ne veux point l'apprendre; mais toutes les sortes de oui, je les sais: oui attendez un peu, attendez beaucoup, attendez avec moi une éternité là; oui, je l'ai, je l'aurai, je ne l'ai jamais eu mais je l'aurai pour vous. Et que l'on vienne me dire : mettons qu'on ait un désir, qu'on l'avoue, et que vous n'ayez rien pour le satisfaire? je dirai : j'ai ce qu'il faut pour le satisfaire; si l'on me dit : imaginez pourtant que vous ne l'ayez pas? - même en imaginant je l'ai quand toujours. Et qu'on me dise : mettons qu'en fin de compte ce désir soit tel que vous ne vouliez même pas avoir l'idée de ce qu'il faut pour le satisfaire? Eh bien, même en ne le voulant pas, malgré cela, j'ai ce qu'il faut, quand même. 
Mais plus un vendeur est correct, plus l'acheteur est pervers; tout vendeur cherche à satisfaire un désir qu'il ne connaît pas encore, tandis que l'acheteur soumet son désir à la satisfaction première de pouvoir refuser ce qu'on lui propose; ainsi son désir inavoué est exalté par le refus, et il oublie son désir dans le plaisir qu'il a d'humilier le vendeur. Mais je ne suis pas de la race des commerçants qui inversent leurs enseignes pour satisfaire le goût des clients pour la colère et l'indignation. Je ne suis pas là pour donner du plaisir, mais pour combler l'abîme du désir, rappeler le désir, obliger le désir à avoir un nom, le traîner jusqu'à terre, lui donner une forme et un poids, avec la cruauté obligatoire qu'il y a à donner une forme et un poids au désir. "
Dans la solitude des champs de coton (1987), pp. 26-29