C.-O. Verseau professeur de philosophie

Nature, essence, définition

Hors-contexte, ces mots pourraient être considérés comme synonymes. Telle est en effet leur signification approximative commune : ce qu'est une chose ou, plus exactement, toute chose appartenant au même ensemble que toutes les autres. 
En effet, l'essence d'une chose, donc ce que cette chose est essentiellement, est formée par les caractéristiques ou propriétés appartenant à toutes les choses ayant la même essence. Par exemple, il n'est pas essentiel à une chaise d'être en bois ou en métal, peinte en rouge ou en bleu, mais d'offrir une assise portée par des pieds et surmontée d'un dossier : l'essence d'une chaise est l'ensemble des propriétés qu'une chaise a en commun avec toutes les autres chaises existant, ayant existé ou étant appelée à exister. L'ensemble des chaises est le genre. Ce que sont toutes les chaises en tant que chaises, c'est ce qu'est une chaise en général (cf. gen-re, gen-éral, gen-érique, gen-e, gen-èse, gen-étique, ori-gin-e, gen-s, gén-ie, etc.).
Si le contexte n'invite pas à une attention particulière, on peut parler indifféremment de "l'essence" ou de "la nature" ou encore de "la définition" commune à toutes les chaises.
Cependant, le mot "définition" désigne une action (...comme l'indique le suffixe -tion : affirmation, interdiction, transformation, communication, reddition, addition, accumulation, énumération, etc.). Ainsi, au sens strict, "définition" désigne l'acte d'énoncer les propriétés à travers lesquelles l'essence d'un ensemble de choses est définie. Or il y a assurément toutes sortes de choses dont l'humain ignore peut-être même jusqu'à l'existence, qu'il ne sait donc pas définir et qui ont pourtant une essence, parce qu'elles sont déjà ce qu'elles sont, que l'homme en prenne un jour connaissance ou non.
Par ailleurs, le mot "nature" suppose une détermination supplémentaire par rapport au mot "essence", qui rendrait peu rigoureux l'emploi du mot "nature" pour parler de toutes les choses fabriquées par l'humain, grâce à son art ou à son artisanat, donc pour parler de tous les artefacts : outils, ouvrages artisanaux, oeuvres d'art, etc. Les êtres qui ont une "nature" ont vu "leur" nature (l'ensemble des propriétés qui font qu'ils sont ce qu'ils sont, non pas autre chose : des mammifères non pas des insectes, des atomes d'hydrogène non pas d'oxygène) déterminée par "la" nature, comprise comme une force qui engendre les êtres (matériels, vivants ou inanimés). Les êtres naturels, engendrés naturellement, sont ce qu'ils sont parce que la nature les a engendrés tels qu'ils sont : avec leur structure (leur anatomie si ce sont des êtres vivants) et les propriétés associées à cette structure (leur comportement est déterminé par cette anatomie : leurs besoins et les moyens de satisfaire ceux-ci sont tous prédéterminés par leur nature et sont, souhaitons-leur du moins!, proportionnés les uns aux autres).
Ainsi, en tant que force qui engendre des êtres déterminés à être ce qu'ils sont et à se comporter comme ils se comportent, "la nature" s'oppose, d'une part, à l'activité intentionnelle de fabrication par l'homme (lequel se demandera quoi faire, se représentera ce qu'il veut faire avant de le faire), d'autre part à l'acte créateur d'une divinité créatrice. Car, dans le concept de "la nature" nous pensons une force qui produit ses effets aveuglément, sans anticipation, sans projet : sans intention et sans représentation préalable, sans liberté sans raison, contrairement à l'humain ou au divin.
Au sens de "la" nature, le mot "nature" désigne donc une force qui engendre, qui ne crée pas (comme une divinité), qui ne fabrique pas (comme les humains). D'ailleurs l'idée de "nature" comporte toujours, qu'on pense au verbe latin (nascor) ou au verbe grec (phyein > physis) l'idée d'un processus d'engendrement qui se répète indéfiniment, cycliquement : rien de ce qui est "naturel" n'est à proprement parler, n'existe, ne subsiste.  Tout ce qui est naturel est toujours en train d'être engendré ou d'engendrer à son tour. Comme l'écrit Arendt dans La condition de l'homme moderne, la graine n'est qu'en vue de l'arbre et l'arbre n'est qu'en vue des graines : la vie suppose la constante reproduction, régénération de la vie par la vie elle-même, ne laissant rien subsister, transformant tout, recyclant la matière vivante en elle-même à travers mille et une formes s'engendrant les unes les autres.
Au contraire, tout processus de fabrication a un commencement et une fin, un début et un but, même s'il s'agit d'une création par un dieu (qui selon la Genèse a créé l'ensemble de la création en sept jours, pas un de plus, pas un de moins, jour de repos inclus).