C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

"Liberté", "conscience", "raison", "esprit", "langage" : brèves définitions pour de grands thèmes.

La liberté
(il ne s'agit donc pas ici « des » libertés, libertés civiles ou politiques, 
autrement dit des « droits fondamentaux» des citoyens)

La liberté, ou « libre-arbitre », est la faculté de choisir entre deux possibilités.
Être libre c'est donc avoir la possibilité de ne pas faire quelque chose.

Dire qu'être libre c'est pouvoir faire quelque chose introduirait une confusion entre deux sens du verbe « pouvoir » : la capacité et la possibilité.

Ex : je peux ne pas accepter une invitation, répondre à une sollicitation, céder à une intimidation, réagir violemment à une première violence, etc. Mais la guêpe ne peut pas ne pas piquer quand elle est stimulée à le faire. Piquer n'est pas pour la guêpe une possibilité qui s'oppose à une autre possibilité. Son « être » de guêpe la détermine à se comporter nécessairement ainsi, non pas autrement.

En ce sens, la liberté n'est donc pas tel ou tel droit reconnu aux citoyens. La notion de liberté est en effet fondamentale par rapport à la notion de "droit" ou de "liberté civile": la notion de "droit" repose sur la notion de liberté : 

  • D'abord, parce que les droits que nous avons renvoient chacun d'entre nous à sa libre décision d'exercer ou non ses droits. Chacun doit choisir d'exercer ou non son droit d'expression, de diffusion, de réunion, d'association, de manifestation, son droit à l'éducation, à l'information, à la santé, à la justice, etc.
  • Ensuite, parce qu'un "droit" n'est pas une propriété attachée à mon être, mais ce que d'autres me reconnaissent, ce qu'ils doivent me reconnaître (en vertu d'un statut, d'une commune appartenance à une même communauté) : encore faut-il qu'ils respectent ce qui n'est qu'un devoir-être, une obligation, non pas une détermination qui s'exerce qu'on le veuille ou non.


On pourrait dire que la liberté est à peine une faculté. Plutôt est-elle, si elle existe, inscrite en nous comme une dimension de notre être : si les êtres humains sont libres, c'est parce qu'ils ne sont pas définis comme étant ceci ou cela de telle façon qu'ils seraient déterminés à se comporter ainsi ou autrement.

Si les êtres humains sont libres, c'est parce que leur « être » n'est ni un ceci ni un cela, autrement dit parce qu'ils ne sont rien de défini.

Le désir

Le mot « désir » est ici employé pour désigner une faculté, non pas seulement un acte ou un état. De même que la langue distingue deux façons d'employer le mot « volonté » au sens où l'on parle tantôt d'une volonté (comme acte), tantôt de la volonté (comme faculté), de même on distinguera d'une part le désir comme faculté de désirer en général et d'autre part un désir, éprouvé ici et maintenant, ce désir, celui-ci ou celui-là.

Ainsi le désir pourra être défini comme la faculté de donner de l'importance, d'attribuer une valeur, une grandeur, de faire des différences. Il ne s'agit donc pas seulement de connaître la valeur d'une chose, mais plutôt de reconnaître cette valeur, d'y être sensible soi-même, d'être touché par elle - ce qui fait que la chose correspondant à cette valeur, la symbolisant, manquera si elle s'absente.

Le désir n'est pas d'abord un état de manque face à l'éloignement (qui n'est qu'une conséquence), il est positivement une force qui s'oppose à un état d'indifférence, un état où tout me serait égal, c'est-à-dire littéralement « neutre » (ni l'un ni l'autre, ni bon ni mauvais).

La conscience, la raison, l'esprit

Commençons par remarquer que ce n'est que par commodité qu'on parle de trois facultés différentes à travers ces trois mots. En réalité, ces trois mots permettent de distinguer non pas plusieurs organes ou facultés qui sont en nous, mais trois aspects de notre existence d'êtres pensants : c'est une seule et même présence au monde, quoique à travers trois façons différentes de s'y rapporter, qu'on vise sous des noms différents.

La conscience est la faculté de se faire exister à ses propres yeux en tant que personne, en tant qu'être individuel, en tant que « soi », en tant que « je », et ainsi d'avoir conscience de toutes les choses extérieures comme étant elles-mêmes perçues par quelqu'un, un individu, un soi, qui sera donc responsable de sa façon de percevoir, de son « point de vue », de ses prises de position.

Ex : face à cette montagne, des souvenirs de mon passé, de ma propre histoire, affluent à ma mémoire, mais déjà la perception de la montagne (qui ne se voit pas elle-même ni comme montage ni comme autre chose ...) est accomplie par moi-même : certes, je ne fais pas exister cette élévation de terre et de roches, mais je fais exister cette vue sur la montagne, cette image et, déjà, cette interprétation.

La raison est la faculté de chercher « la raison d'être », de demander : « pourquoi? ». 
Elle relie un être et son pourquoi, un être et sa raison d'être : 

  • la cause et son effet > pourquoi? = à cause de quoi?
  • le moyen et sa fin > pourquoi? = en vue de quoi, dans quel but?
  • une volonté et sa légitimité > pourquoi? = au nom de quoi, de quelle valeur?
Bref, la raison est une faculté de relier toute chose à un pourquoi et, même, toutes les choses d'un même genre à un même pourquoi. Par exemple, la pesanteur n'explique pas seulement la chute de tel ou tel corps physique, mais de tous les corps physiques. La pesanteur explique même le mouvement des astres (des corps astro-physiques) et des particules autour du noyau de l'atome (des corpuscules). C'est pourquoi Auguste Comte qualifie la loi de gravitation universelle d'exemple de loi le plus admirable : 

"Ainsi, pour en citer l'exemple le plus admirable, nous disons que les phénomènes généraux de l'univers sont expliqués, autant qu'ils puissent l'être, par la loi de la gravitation newtonienne, parce que, d'un côté, cette belle théorie nous montre toute l'immense variété des faits astronomiques, comme n'étant qu'un seul et même fait envisagé sous divers points de vue ; la tendance constante de toutes les molécules les unes vers les autres en raison directe de leurs masses, et en raison inverse des carrés de leurs distances ; tandis que, d'un autre côté, ce fait général nous est présenté comme une simple extension d'un phénomène qui nous est éminemment familier, et que, par cela seul, nous regardons comme parfaitement connu, la pesanteur des corps à la surface de la terre".
Cours de philosophie positive, Première Leçon, 1830

En ce sens, la raison est la faculté de penser non pas une chose, mais un ensemble de choses, voire un univers entier : elle permet de penser le général (ce qui est propre à un genre, à une espèce) ou, mieux, l'universel.


La raison est donc la faculté qui permet de penser "l'essence" : c'est-à-dire ce que sont les choses qui sont toutes du même genre, qui appartiennent toutes au même ensemble, à la même espèce. La raison est la faculté qui permet de définir les choses en général. 

Par exemple, c'est parce que la raison permet de penser ce que sont tous les corps physiques (tout corps physique est une masse) qu'elle peut s'élever jusqu'à la pensée d'une loi qui concerne tous les corps physiques (loi de gravitation universelle).

L'esprit est la faculté qui permet de ne pas être enfermé dans son propre être : par son esprit un être humain peut penser d'autres êtres, de nombreux êtres, tous les êtres, même ceux qui matériellement le dépassent infiniment, même les plus lointains, et même ceux qui n'existent pas !

L'esprit est la faculté de produire des représentations : images, schémas, idées, idéaux. Une représentation est ...un quelque chose qui n'est donc plus une chose mais qui rend présent une chose pour l'esprit alors que la chose n'est pas présente ou, même, ne peut pas du tout être présente - au sens où ce stylo est présent, ici, maintenant, sur cette table devant moi.

Par exemple, par son esprit, tout être humain peut penser l'humanité. Or l'humanité ne se réduit pas aux humains qui maintenant existent, ni même à tous ceux qui ont déjà existé, ni enfin à tous ceux qui existeront après lui. L'idée contient non seulement tous les humains qui ont été, qui sont et qui seront, mais aussi l'idéal de ce que tous les humains devraient faire pour se montrer humains, pour faire preuve d'humanité. L'idée d'humanité renferme l'être (passé, présent, futur) des humains et le devoir-être de tout humain. C'est un des sens de la phrase d'Auguste Comte dans son Cours de philosophie positive (1830-1842): 


"L'humanité se compose de plus de morts que de vivants".

Le langage est la faculté de passer d'une représentation abstraite au caractère corporel de son expression. Le langage est donc inséparable de l'esprit puisque ce que le langage produit est en correspondance avec ce que l'esprit produit lui-même.

« Langage » ? 
Par exemple, des mots proférés ou écrits, quelle qu'en soit la langue; des sons qui ont un sens même s'il est mystérieux (un cri, un soupir, un silence); des signes tracés (un indice, une indication); un objet (une arme, une couverture); une œuvre (un air de musique, une fresque peinte sur une paroi); des gestes (tendre la main, fermer le poing); des manifestations corporelles (un sourire, des larmes, un froncement de sourcil). 
Autant d'éléments de langage pour donner une existence matérielle (corporelle) ici et maintenant (dans l'espace et dans le temps) à quelque chose qui n'est pas matériel (un concept, une idée, un idéal) et qui ne pourrait pas même être pensé sans un mot, un geste, un signe, un symptôme corporel. Je ne peux pas penser l'idée et l'idéal d'humanité sans le mot qui les désigne, sans une image qui les évoque, sans un geste qui en sera la marque.

Le langage n'est donc pas réductible au seul domaine des mots, pas plus que la "parole" n'est réductible à des mots prononcés oralement ("parole" est sans rapport avec l'idée de "son", de "sonorité" : le mot vient de "parabole"). On peut donc parler à travers un geste, une attitude, une oeuvre non verbale, une composition plastique. On peut vouloir dire autrement que par les mots. 

Mais les mots sont un élément de langage privilégié, fondamental même : les autres éléments de langage reposent sur les mots, les supposent comme leur fondation.
Car c'est grâce à eux que nous pouvons dire ce que tout autre élément langagier (geste, oeuvre, etc.) "veut dire". Ce pourra être un tableau qui parlera d'une musique et, en un sens, l'expliquera, sans le recours aux mots par conséquent. Mais si une oeuvre parle d'une autre, si un tableau dit d'une musique "ce qu'elle veut dire", c'est en fin de compte par les mots que nous pourrons le montrer ou, plutôt, le dire : c'est par les mots que nous mettrons en rapport ce tableau et cette musique.