C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

La liberté n'existerait pas, l'amour serait une illusion, etc.

« La liberté n'existe pas », « la justice n'existe pas », « il n'y a pas d'amour véritable », « il n'y pas d'amitié sincère », etc. Souvent, on voudrait s'épargner l'effort de réfléchir sur certaines conduites humaines sous prétexte que les mots pour les qualifier ne renverraient qu'à des illusions inspirées par la naïveté, voire par une sorte d'angélisme (point de vue qui tend à voir l'humain meilleur qu'il ne serait, à « le prendre pour un ange » et à supposer pour ses actions de généreux mobiles, que viendrait démentir la moindre introspection).
Cependant, se faire des illusions constitue un acte, une conduite ou  tout au moins une attitude - puisque nul ne décide un beau jour de nourrir une illusion! Cette attitude est un fait qui a un sens et qui a des conséquences dans la réalité : la conséquence, par exemple, d'appeler un jour ou l'autre la décision d' "ouvrir les yeux" ...ou de les garder fermés, autrement dit de «perdre ses illusions » ...ou de les sauver à tout prix.
Tous ces aspects sont donc suffisamment nombreux et complexes pour retenir l'attention, d'autant plus qu'une telle situation ne pourra jamais se présenter pour d'autres êtres qui, étant incapables de se faire une idée d'eux-mêmes, pourraient encore moins s'en faire une fausse : « s'y croire », se prendre pour ce qu'ils ne sont pas ou, incorrigibles envieux, désirer être ce que d'autres sont. 
Rappelons que, dans la Fable de La Fontaine, la folle prétention de la grenouille n'est pas en réalité le fait d'une grenouille mais, comme on sait, de l'être humain dont le poète parle indirectement !

Par exemple, alors que certains d'entre nous diront que ce qui fait essentiellement qu'un être est humain - ce qui fait son humanité - c'est sa « liberté », d'autres diront que c'est plutôt le fait que les êtres humains se croient libres.
Dans les deux cas, dans sa réalité ou sous la forme d'une illusion, que ce soit dans son affirmation (un être humain est un être libre) ou que ce soit dans sa remise en question (l'être humain est un être qui se croit libre, mais en réalité il ne l'est pas), nous devrons convenir que la notion de liberté concerne donc essentiellement l'humain. 
Observons d'ailleurs que, même dans le cas où la liberté humaine ne serait qu'une illusion, encore faudrait-il décider de prendre conscience de cette illusion. Il faudrait choisir d'ouvrir les yeux ou, au contraire, de rester dans l'illusion – ce qui remet chacun face à sa liberté.


Nous pourrions suivre le même raisonnement à propos d'autres thèmes.
Par exemple, d'aucuns pourraient objecter que « la justice  n'existe pas », qu'elle est une illusion, un idéal qui ne se réalise jamais dans les faits et qui ne constitue jamais le réel mobile de nos actions. En bref, la justice serait au mieux un doux rêve inaccessible, au pire un mot fait pour recouvrir une réalité toute différente, une fiction inventée pour dissimuler de simples rapports de domination. Mais reste un constat, qui fait objection : l'humain s'embarrasse à faire valoir, même de façon purement rhétorique, un devoir-être qui lui permet d'évaluer et de juger ce qui est. En effet, pourquoi la force a-t-elle besoin de se dire « juste » et le plus fort de chercher, au delà de l'exercice de sa force, une légitimité ? Si c'est une illusion, l'idéal de justice a cependant des effets dans la réalité, y compris du côté l'exercice de la force qui semble vouloir seulement la bafouer.

A lire : l'une des Pensées où Pascal montre que la force doit « dire » qu' « elle est juste », ainsi que le chapitre 3 du livre premier du Contrat social où Rousseau observe que : l'expression « droit du plus fort », qui devrait être « pris ironiquement » (sans y croire, par plaisanterie ou par jeu, « pour de faux »), est cependant « réellement établi en principe » (elle est une règle qui fait réellement autorité dans les rapports de commandement et d'obéissance) : outre sa force propre, « le plus fort » requiert un titre, que seuls d'autres que lui peuvent lui reconnaître.