« Le
monde, et dans le monde la terre, les nations, les mers notables, les
îles, les villes, se comportent comme il a été dit (III, IV, V,
VI). L'histoire des animaux qui le peuplent, si toutefois l'esprit
humain peut, là, tout parcourir, offre à la contemplation un
spectacle qui n'est inférieur peut-être à celui d'aucune autre
partie. Il est juste de commencer par l'homme, pour qui la nature
paraît avoir engendré tout le reste : mais à de si grands présents
elle oppose de bien cruelles compensations ; et il est permis de
douter si elle est pour l'homme une bonne mère, ou une marâtre
impitoyable.
D'abord
il est le seul de tous les animaux qu'elle habille aux dépens
d'autrui ; aux autres elle accorde des vêtements variés, des tests,
des coquilles, des cuirs, des piquants, des crins, des soies, des
poils, du duvet, des plumes, des écailles, des toisons. Elle a
protégé contre le froid et la chaleur le tronc même des arbres par
une écorce quelquefois double. L'homme est le seul que, le jour de
sa naissance, elle jette nu sur la terre nue, le livrant aussitôt
aux vagissements et aux pleurs. Nul autre parmi tant d'animaux n'est
condamné aux larmes, et aux larmes dès le premier jour de sa vie.
Mais
le rire, grands dieux ! le rire même précoce et le plus hâtif,
n'est accordé à aucun enfant avant le quarantième jour. Après cet
apprentissage de la lumière, des liens, épargnés même aux bêtes
nées dans la domesticité, le saisissent et garrottent tous ses
membres. Heureuse naissance ! le voila étendu pieds et mains liés,
pleurant, lui, cet être qui doit commander aux autres ! et il
commence la vie par des supplices, sans avoir commis autre faute que
celle d'être venu au monde ! Quelle démence que de se croire, après
de tels débuts, des droits à l'orgueil !
A
la première apparence de force, par le premier bienfait du temps, il
devient semblable à un quadrupède. Quand a-t-il la marche d'un
homme ? quand la voix ? quand sa bouche est-elle capable de broyer
les aliments ? combien de temps ne sent-on pas des battements au haut
de sa tête, indice de la plus grande faiblesse entre tous les
animaux ? ajoutez les maladies et tant de remèdes inventés contre
les maux, et que parfois de nouveaux fléaux rendent inutiles. Les
animaux sont guidés par leurs instincts ; les uns ont une course
rapide, les autres un vol impétueux, d'autres nagent : l'homme seul
ne sait rien sans l'apprendre, ni parler, ni marcher, ni se nourrir ;
en un mot, il ne sait rien spontanément que pleurer. Aussi beaucoup
ont-ils pensé que le mieux était de ne pas naître, ou d'être
animal au plus tôt.
A
lui seul entre les animaux a été donné le deuil, à lui le luxe,
et le luxe sous mille formes et sur chaque partie de son corps ; à
lui l'ambition, à lui l'avarice, à lui un désir immense de vivre,
à lui la superstition, à lui le soin de la sépulture, et le souci
même de ce qui sera après lui. Aucun n'a une vie plus fragile,
aucun des passions plus effrénées pour toute chose, aucun des peurs
plus effarées, aucun de plus violentes fureurs.
Enfin
les autres animaux vivent honnêtement avec leurs semblables; nous
les voyons se réunir et combattre contre des espèces différentes;
les féroces lions ne se font pas la guerre entre eux ; la dent des
serpents ne menace pas les serpents; les monstres même de la mer et
les poissons ne sont cruels que pour des espèces différentes. Mais
certes c'est de l'homme que l'homme reçoit le plus de maux. »
Pline
l'ancien (23 / 79), Histoire naturelle