Heidegger,
Introduction
à la métaphysique (1935)
« Pourquoi
donc y a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ? » Telle
est la question. Et il y a lieu de croire que ce n’est pas une
question arbitraire. « Pourquoi donc y a-t-il l’étant et non
pas plutôt rien ? » Telle est manifestement la première
de toutes les questions. La première, elle ne l’est pas, bien
entendu, dans l’ordre de la suite temporelle des questions. Au
cours de leur développement historique à travers le temps les
individus, aussi bien que les peuples, posent beaucoup de questions.
Ils recherchent, ils remuent, ils examinent quantité de choses,
avant de se heurter à la question : « Pourquoi donc y a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ? » Il arrive à
beaucoup de ne jamais se heurter à cette question, s’il est vrai
qu’il s’agit, non pas seulement d’entendre et de lire cette
phrase interrogative comme simplement énoncée, mais de demander la
question, c’est-à-dire de faire surgir son horizon, de la poser,
de se forcer à pénétrer dans l’horizon de ce questionner.
Et
pourtant ! Chacun de nous se trouve quelque jour, peut-être
même plusieurs fois, de loin en loin, effleuré par la puissance de
cette question, sans d’ailleurs bien concevoir ce qu’il lui
arrive. A certains moments de grand désespoir par exemple, lorsque
les choses perdent leur consistance et que toute signification
s’obscurcit, la question surgit. Peut-être ne nous a-t-elle touché
qu’une fois, comme le son amorti d’une cloche, qui pénètre en
notre être-Là, et se perd de nouveau peu à peu. La question est
là, dans une explosion de joie, parce qu’alors toutes choses sont
métamorphosées et comme pour la première fois autour de nous, au
point qu’il nous serait plus facile, semble-t-il, de concevoir
qu’elles ne sont pas que de concevoir qu’elles sont, et sont dans
l’état où elles sont. La question est là, dans un moment
d’ennui, lorsque nous sommes également éloignés du désespoir et
de l’allégresse, mais que le caractère obstinément ordinaire de
l’étant fait régner une désolation dans laquelle il nous paraît
indifférent que l’étant soit ou ne soit pas, ce qui fait de
nouveau retentir sous une forme bien particulière la question :
« Pourquoi donc y a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ? »
Seulement,
que cette question soit posée en propres termes ou que, sans être
reconnue comme question, elle vienne traverser notre être-Là comme
une rafale passagère, qu’elle nous harcèle ou au contraire se
laisse écarter et étouffer par nous sous un prétexte quelconque,
il est certain que, parmi les questions, ce n’est jamais
chronologiquement la première de toutes les questions que nous
demandions.
Mais
c’est la première question en un autre sens, à savoir quant à
son rang. Ce qu’on peut rendre manifeste à un triple point de vue.
La question : « Pourquoi donc y a-t-il l’étant et non
pas plutôt rien ? » s’impose à nous comme occupant le
premier rang, d’abord parce qu’elle est la plus vaste, ensuite
parce qu’elle est la plus profonde, enfin parce qu’elle est la
plus originaire.
C’est
la question qui s’étend le plus loin. Elle ne s’arrête à aucun
étant quel qu’il soit. C’est une question qui embrasse tout
l’étant, c’est-à-dire, non seulement le donné actuel au sens
le plus large, mais aussi ce qui fut auparavant et ce qui est à
venir. Le domaine auquel s’applique cette question ne trouve sa
limite que dans ce qui n’est jamais ni d’aucune façon, dans le
néant. Tout ce qui n’est pas néant tombe sous le coup de cette
question, et finalement le néant lui-même ; non qu’il soit
quelque chose, un étant, du fait que nous en parlons tout de même,
mais bien parce qu’il « est » le néant. L’étendue
de notre question est si
vaste que nous ne pouvons jamais aller au-delà. Nous n’interrogeons
pas ceci ou cela, ni non plus tous les étants en les parcourant
successivement, mais bien d’emblée l’étant tout entier, ou,
pour employer des termes qui seront expliqués plus tard, l’étant
en totalité comme tel.
Par
cela même qu’elle est de cette façon-ci la plus vaste, cette
question est aussi la plus profonde. Pourquoi donc y a-t-il l’étant?
… Pourquoi, c’est-à-dire quel est le fondement ? De quel
fondement l’étant est-il issu ? Sur quel fondement se tient
l’étant ? Vers quel fondement l’étant se dirige-t-il ?
La question n’interroge pas tel ou tel ceci ou cela dans l’étant,
sur ce qu’il est ici ou là, sur la façon dont il est fait, sur ce
qui peut le modifier, sur ses usages possibles, et ainsi de suite. Le
questionner cherche le fondement de l’étant, en tant qu’il est
étant. Chercher le fondement, chercher le fond, cela signifie :
approfondir. Ce qui est mis en question vient se rapporter à son
fondement, à son fond. Seulement, du fait du questionner lui-même,
ceci reste ouvert, à savoir si ce fondement fonde véritablement,
réalise la fondation, si c’est un fondement originaire (Ur-grund),
ou bien si ce fondement refuse toute fondation, si c’est un abîme,
un fond abyssal (Ab-grund),
ou encore si ce fondement n’est ni l’un ni l’autre, mais donne
seulement l’illusion, peut-être nécessaire, de fondation, si
c’est un fond qui n’est pas un, un pseudo-fondement (Un-grund).
Quoi qu’il en soit, la question cherche réponse dans un fondement
qui fonde que l’étant est étant, en
tant qu’il est étant (als
ein solches das es ist). Cette
question sur le pourquoi ne cherche pas pour l’étant des causes
qui soient de même nature et sur le même plan que lui-même. Cette
question sur le pourquoi ne se meut pas sur une quelconque surface ou
superficie, elle pénètre dans le domaine situé « au fond »,
et cela jusqu’au point ultime, jusqu’à la limite ; elle se
détourne de toute superficie ou platitude, elle s’efforce vers le
profond ; en tant qu’elle est la plus vaste, elle est en même
temps, parmi les questions profondes, la plus profonde.
En
tant qu’elle est la plus vaste et la plus profonde, cette question
est finalement la plus originaire. Qu’entendons-nous par là ?
Si nous considérons notre question dans toute l’ampleur de ce
qu’elle met en question, à savoir l’étant comme tel en
totalité, nous nous trouvons sans doute facilement en présence de
ce qui suit : dans la question, nous tenons tout à fait éloigné
de nous tout étant particulier et singulier en tant qu’il est
précisément ceci ou cela. Nous considérons l’étant dans sa
totalité, sans privilégier aucun étant en particulier. Seulement,
chose curieuse, un
étant ne cesse de se présenter avec insistance dans ce
questionner : les hommes qui posent cette question. Mais il ne
doit pas s’agir d’un quelconque étant particulier dans cette
question. En raison de sa portée illimitée, tous les étants sont
équivalents. Un quelconque éléphant, dans une quelconque forêt
vierge aux Indes, est aussi bien étant qu’un quelconque processus
chimique de combustion sur la planète Mars, ou tout ce qu’on
voudra.
Si
donc nous voulons poursuivre la question : « Pourquoi donc
y a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ? » jusqu’au
bout et comme il faut suivant sa signification questionnante, nous
devons nous abstenir de mettre en évidence tel étant particulier
déterminé, et aussi de nous référer à l’homme. Car qu’est-ce
que cet étant ? Représentons-nous la terre dans l’univers à
l’intérieur de l’immensité obscure de l’espace. En
comparaison, elle est un minuscule grain de sable, et jusqu’au plus
proche grain de sable de même grandeur s’étend un kilomètre, et
plus, de vide ; à la surface de ce minuscule grain de sable vit
dans l’abrutissement un amas confus et rampant d’animaux supposés
raisonnables, qui ont inventé pour un instant la connaissance (cf.
Nietzsche, Sur la vérité et le
mensonge en un sens extramoral,
1873). Et qu’est-ce que l’extension temporelle d’une vie
d’homme dans la voie du temps avec ses millions d’années ?
A peine une saccade de l’aiguille des secondes, un bref mouvement
respiratoire. A l’intérieur de l’étant dans son ensemble, on ne
peut trouver aucune raison de mettre en évidence précisément cette
région de l’étant qu’on appelle l’homme, et à laquelle nous
appartenons nous-mêmes par hasard.
Mais
du fait que l’étant dans son ensemble se trouve à un moment
quelconque introduit dans la susdite question, le « questionner »
va à lui, et lui à ce questionner, et tous deux participent ainsi à
une relation remarquable parce que unique en son genre. Car c’est
par ce questionner que l’étant dans son ensemble est pour la
première fois ex-posé comme tel
et en direction de son fondement possible, et maintenu ouvert dans le
questionner. Le questionner de cette question n’est pas,
relativement à l’étant comme tel dans son ensemble, une
quelconque occurrence (Vorkommnis)
arbitraire à l’intérieur de l’étant, comme par exemple la
chute des gouttes de pluie. La question sur le pourquoi se place pour
ainsi dire en face de l’étant dans son ensemble, et par là s’en
dégage, quoique jamais complètement. Mais c’est précisément à
cela que ce questionner doit sa situation privilégiée. Du fait
qu’il se situe en face de l’étant dans son ensemble, mais
cependant sans échapper à son étreinte, ce qui est demandé dans
cette question rejaillit sur le questionner lui-même. Pourquoi le
pourquoi ? Sur quoi se fonde elle-même la question sur le
pourquoi, qui prétend placer l’étant en totalité dans son
fondement ? Est-ce que ce pourquoi est encore lui aussi un
questionner sur le fondement provisoire (Vordergrund),
de sorte qu’on chercherait toujours un nouvel étant
devant le fonder ? Est-ce à dire que cette « première »
question, si on la compare à la question de l’être avec ses
diverses transformations, n’est tout de même pas la première
selon le rang ?
Certes,
la question : « Pourquoi donc y a-t-il l’étant et non
pas plutôt rien ? » soit posée ou non, cela n’affecte
en rien l’étant lui-même. Les planètes n’en suivent pas moins
leurs cours. L’élan vital ne s’en épanouit pas moins à travers
le monde végétal et animal.
Mais,
si
cette question vient à être posée, alors, dans ce questionner,
s’il est réellement accompli, a lieu nécessairement un
rejaillissement, à partir de ce qui est demandé et de ce qui est
interrogé (gefragt und befragt),
sur le questionner lui-même. Il en résulte que ce questionner n’est
pas une quelconque démarche arbitraire, mais une occurrence
remarquable, que nous appelons un événement
(Geschehnis). »