«Si c’est l’intérêt et un vil calcul qui me rendent généreux, si je ne
suis jamais serviable que pour obtenir en échange un service, je ne
ferai pas de bien à celui qui part pour des pays situés sous d’autres
cieux, éloignés du mien, qui s’absente pour toujours; je ne donnerai
pas à celui dont la santé est compromise au point qu’il ne lui reste
aucun espoir de guérison; je ne donnerai pas, si moi-même je sens
décliner mes forces, car je n’ai plus le temps de rentrer dans mes
avances. Et pourtant (ceci pour te prouver que la bienfaisance est une
pratique désirable en soi) l’étranger qui tout à l’heure s’en est venu
atterrir dans notre port et qui doit tout de suite repartir reçoit notre
assistance; à l’inconnu qui a fait naufrage nous donnons, pour qu’il
soit rapatrié, un navire tout équipé. Il part, connaissant à peine
l’auteur de son salut; comme il ne doit jamais plus revenir à portée de
nos regards il transfère sa dette aux dieux mêmes et il leur demande
dans sa prière de reconnaître à sa place notre bienfait ; en attendant
nous trouvons du charme au sentiment d’avoir fait un peu de bien dont
nous ne recueillerons pas le fruit. Et lorsque nous sommes arrivés au
terme de la vie, que nous réglons nos dispositions testamentaires,
n’est-il pas vrai que nous répartissons des bienfaits dont il ne nous
reviendra aucun profit ? Combien d’heures l’on y passe! Que de temps on
discute, seul avec soi-même, pour savoir combien donner et à qui!
Qu’importe, en vérité, de savoir à qui l’on veut donner puisqu’il ne
nous en reviendra rien en aucun cas? Pourtant, jamais nous ne donnons
plus méticuleusement; jamais nos choix ne sont soumis à un contrôle
plus rigoureux qu’à l’heure où, l’intérêt n’existant plus, seule l’idée
du bien se dresse devant notre regard.»
Sénèque, Des bienfaits, 1er s. de notre ère