C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Henry Maldiney / L'humain : "un être de traversée, toujours à la recherche d'un passage vers l'autre côté"

Henry Maldiney (1912-2013), extrait de La prise

 
Póros est l'un des mots les plus révélateurs de l'être au monde. Par lui l'homme se signifie comme un être de traversée, toujours à la recherche d'un passage vers l'autre côté. Aussi sa présence introduit-elle dans le monde la dimension de l'inquiétant. Nul ne l'a dit aussi bien que Sophocle dans le deuxième chœur d'Antigone :

« Multiple l'inquiétant, mais plus inquiétant que l'homme il n'y a rien ».
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Indéfinissable en elle-même, la racine per se développe en s'actualisant dans une multitude de formations lexicales dont les sens apparaissent d'abord étrangers les uns aux autres. Comment en effet la même racine peut-elle à la fois signifier l'ennemi (sanskrit pára-h) et le névé (nouveau haut allemand Firn), la pénétration d'une flèche (grec péráô : transpercer) et l'expérience (grec empereia, latin experientia, allemand Erfahrung), la valeur d'une chose (latin pretium) et un gué (grec póros), la proximité et la transgression (préfixe verbal grec pára-) ? Ces significations ne sont pas dérivées les unes des autres, mais procèdent d'une source commune. Elles participent de la même « intégrale potentielle » (cf. Gustave Guillaume), qui est l'un des intégrants de la puissance de la parole et constitue l'un des schèmes dynamiques de la genèse de la langue.

Sous sa forme basale ou sous des variantes idiomatiques (skr pra, got fra, ags for, germ far) ou casuelles (péri, prae, pri, pro etc.) ou encore sous des formes dérivées proti, pro, la racine per est employée à titre d'adverbe, de préverbe, de préfixe et de préposition. Adverbe, elle signifie : loin, soit dans l'espace (anglais far, allemand fern), soit dans le temps (moyen haut allemand vern et grec pérusi : l'année dernière). Cet éloignement dans le temps concerne l'avenir aussi bien que le passé. Per inscrit une visée lointaine sous deux horizons temporels opposés et sous sa forme adjective peros-s, elle a le sens de « plus tôt » ou de « plus tard » (av. para- : ultérieur, tardif, futur). Dans tous ces emplois, per exprime la tension vers quelque chose qui est au-delà, de l'autre côté, et qu'on atteint en traversant une étendue (skr pára-h : celui qui est loin, de l'autre côté, l'ennemi ; grec péra(n) : au-delà, d'où peratês : le voyageur, l'émigrant).

Selon la même direction de sens, elle indique un surpassement, d'où un « plus » ou un renforcement. Ainsi la particule grecque pér accroît la force du mot auquel elle s'ajoute. Comme le font les préfixes peri et per- en latin (perikállês : très beau; permagnus : très grand). Cette valeur s'est conservée en français, par exemple dans la locution par trop (par trop stupide) ou dans le vocabulaire scientifique de la chimie (per-chlorate) ou le vocabulaire publicitaire du commerce (Persavon). Ce mouvement sémantique est ancien. « A partir de 'en avant ' dit J.Pokorny, s'est développé dans l'indogermanique la signification 'très', puis celle de supériorité (skr pari-bhu, grec periêinai : dépasser les autres) ou d'excès ou de haut degré (grec perioida, latin pervidere : respectivement, savoir et voir à fond) ».

Il ne s'agit pas là d'une extension de sens à d'autres régions, mais du développement inter-régional de la puissance existentielle, signifiante et parlante, d'une présence en tension dans l'espace et le temps de l'être au monde.

Dans sa fonction de préposition, la racine per actualise sa puissance sémantique. Elle constitue quatre propositions grecques péri, pará, pró, prós et deux latines per et prae. Et chacune d'elles déploie un faisceau de significations variées qui, même contraires, procèdent d'une même source.

Peri comme le sanskrit pari, signifie « autour ». Quel rapport « autour » a-t-il avec « en avant » ? Ici non plus, il ne s'agit pas d'une association thématique. Perí exprime « une extension de tous les côtés à la fois, dans toutes les directions comme à partir d'un centre ». Un enveloppement suppose un dépassement – lequel est particulièrement explicite dans l'emploi de perí en composition : perigígnomai 1) être supérieur (aux autres), 2) survivre. Il peut avoir une limite. C'est ainsi qu'Aristote définit le lieu comme la limite (péras) immédiate du corps enveloppant (periéchon).

Pró a un sens spatial : devant, en face, doublé d'un sens temporel : avant. Le sens spatial est en puissance de deux autres. D'une part, une des situations humaines les plus courantes est de se trouver et de se tenir devant les autres et d'être, pour un moment, le foyer de l'aire publique (proêipon : parler en public). D'autre part, la priorité dans l'ordre spatial incarne dans le sensible la priorité dans l'ordre intellectuel ou affectif. Il y a des êtres et des choses que je place devant (ou que je fais passer avant...) les autres dans mon estime ou mon amitié : pró marque la préférence. « Préférer » (latin prae-ferre) c'est porter ou mettre devant. Dans le temps, un événement se produit avant un autre; mais il arrive qu'il soit en avance sur lui-même, c'est-à-dire sur le temps où normalement il devrait avoir lieu, soit par anticipation (pródidômi : payer d'avance) soit par prématuration (prómoiros : victime d'un destin prématuré).

Prós signifie comme adverbe « en plus », comme préposition « en avant, vers, contre (au sens de la proximité ou au sens de l'affrontement) ». Mais ces traductions sont trop unilatérales. C'est à travers la diversité d'attitudes contraires impliquées en elle que la préposition révèle sa tension constitutive. La même opposition qui, ailleurs, affectait une ligne temporelle de deux sens contraires affecte ici l'orientation dans l'espace. Prós avec le génitif indique la direction d'où quelqu'un ou quelque chose vient, et sert à marquer l'origine, la dépendance, la cause de laquelle un effet procède. Avec l'accusatif il indique la direction dans laquelle on va (celle, par exemple, de l'attaque). Dans les deux cas, la visée que prós articule suscite et traverse la distance qui, d'elle à son objet, à la fois les sépare et les unit. Mais avec le datif, prós indique la proximité (être aux genoux de quelqu'un, être étendu sur le sol), le mouvement sur place (jeter à terre), le point où l'on est d'un engagement, d'un discours, d'une action.

Comment la même préposition peut-elle articuler la présence au lointain et la présence au proche ? En ce que les deux sont liées. « Il y a dans l'être-là une tendance essentielle à la proximité » dit Heidegger au moment même qu'il vient de dire « l'être-là est essentiellement éloignant » (Sein und Zeit, p. 105). Il n'y a là aucune contradiction : l'approche implique dimensionnellement l'éloignement. Non pas l'éloignement au sens d'une distance qui mesure un écart, mais l'acte d'éloigner qui précisément la fait disparaître. L'éloignement est le déploiement de l'horizon de présence sous lequel, seulement, quelque chose peut être rencontré dans la proximité de l'être auprès de...

Cependant ma proximité à la chose n'est pas une confusion d'elle et de moi; elle implique une prise de position : je me rapporte, je me comporte à elle. C'est pourquoi prós exprime la catégorie de relation qu'Aristote nomme prós ti : relativement à...quelque chose. Or ce à quoi je me rapporte et envers quoi je me comporte est toujours un autre. «Parmi les choses, dit Platon dans Le sophiste, les unes se disent en elles-mêmes, les autres par rapport à d'autres (prós àlla) ». Que prós serve à l'expression de toute direction, orientation, ou visée vers... (qu'il s'agisse de s'attaquer ou de s'adresser à …), à celle de la proximité par contact, ou à celle de la réciprocité (par exemple, échanger ses armes avec quelqu'un), le rapport d'altérité est sous-jacent à tous ces emplois, et ce rapport ne vise à rien de moins qu'à intégrer cette altérité. Mieux encore, ce rapport d'altérité est présent au sein de l'identité avec soi-même. Pour définir cette identité incomparable qui fait qu'une forme (comme l'être ou le mouvement) est originairement elle-même et qu'elle n'est soi-même qu'à exister son essence, Platon dit qu'elle « participe du même par rapport à soi (prós heautên) – formule paradoxale à la fois tautologique (heautên) et relationnelle (prós). Ainsi, la langue ou plutôt la parole dont elle est l'institution est originairement contemporaine d'une situation existentiale que la racine primitive articule au niveau d'un comprendre non-thématique antérieur à toute explicitation.

A plusieurs reprises s'est imposé (dans un sens non trivial) le terme de « présence », comme présence à... (à un monde). Or le mot « présent » lui-même, réplique du latin prae-sens, inclut sous forme préfixale la proposition prae : à l'avant de..., cette avancée comportant la supériorité de ce qui est à l'avant sur ce qui est à l'arrière, reste en contiguïté avec lui (cf. Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, p133). Être présent, c'est être à l'avant de soi dans une perpétuelle précession de soi-même. La présence a même constitution ontologique que le Dasein heideggerien – défini comme « Sich vorweg sein » : « être à l'avant de soi veut dire, au sens plein, être en avance de soi dans l'être déjà à un monde ».

Quand une préposition gouverne plusieurs cas, c'est le signe que son pouvoir d'articulation spatio-temporelle dépasse ses explicitations casuelles et qu'immanent à chacune, il les transcende toutes. Ainsi en est-il de pará. Avec le génitif (répondant à la question « d'où ? ») il signifie « du côté de... » (venir du côté des navires) ou indique d'auprès de qui, de la part de qui l'on vient ou l'on reçoit quelque chose. Avec l'accusatif, il signifie : à côté, auprès, chez, et s'emploie avec un verbe indiquant soit un mouvement (envoyer des messagers auprès de quelqu'un) soit une position de repos résultant d'un mouvement (ils s'assirent sur leur siège à côté de Mélénas), même si ce mouvement disparaît dans le résultat (il habitait à côté de l'Euripe) ; souvent aussi il signifie le long de (tout le long du ravin).

Dans tous ces emplois, il est question de voisinage : voisinage d'où l'on vient, où l'on demeure, où l'on tend. De même, para-, préfixe, indique le rapprochement de deux choses mises à côté de l'autre, l'une le long de l'autre : parabàllo, c'est mettre en parallèle, comparer. Et l'on notera que le radical par de « comparer » (latin comparere) est constitué par la racine par (forme de per) marquant l'égalité.

Mais pará avec l'accusatif a un autre sens qui paraît démentir tous les autres : celui d'au-delà, outre : il exprime une transgression (pará tòn nómon : en passant outre à la loi, en la transgressant, illégalement).

Comment ces deux séries de significations peuvent-elles être, ensemble, les intégrants d'un sens unique ? On peut interpréter la dernière en faisant état d'un glissement analogue à celui de la locution française : « à côté... ». Être à côté veut parfois dire : « être en marge, à l'écart » (être à côté de la question, mettre à côté de la plaque). Mais cette interprétation laisse hors de jeu le sens d'« au-delà », inclus dans toute transgression. Une transgression implique un dépassement, un franchissement que le sens de pará comporte dans une expression pará tên Babylôna pariénai : passer par Babylone, pariénai signifiant à lui seul dépasser (ici : la ville).

En fait pará tient de la racine per le sens existentiel d'une tension entre deux côtés : il y a ce côté-ci et l'autre côté et l'opposition des deux détermine chacun. Cette tension originaire est attestée par les verbes et les noms dont la racine per constitue le radical.

Le verbe grec prássô (ep. et ion. prêssô, attique práttô) le montre pour ainsi dire « in vivo ». dans la langue classique, il a deux significations : 1) agir, faire, accomplir, pratiquer (cf. prâxis : action, occupation, affaire ; prâgma : le résultat d'une action, affaire, chose, circonstances, et au pluriel : embarras) ; 2) éprouver une certaine fortune, bonne ou mauvaise (eu práttein : réussir ; eudaimonôs práttein : être heureux). Or ces deux significations procèdent et participent du même sens originaire, attesté explicitement dans la langue épique. Dans les poèmes homériques, prêssô veut dire : « traverser ». Dis tossôn ala prêssontes apêmen : nous étions revenus en traversant deux fois la mer. Réussir, éprouver un heureux sort, c'est faire une bonne traversée. Agir, faire quelque chose, c'est passer à travers, forcer ou ouvrir un passage (póros) à travers quelque chose : matière, obstacle, résistance, comme Ulysse à travers la mer.

Tel est, dans sa prégnance, le sens focal de la racine per : à travers.

L'atteste la sémantique de l'expérience en grec, en latin et dans les langues germaniques : empeiria, experientia, erfahrung, trois mots de même sens et de même structure modale ont pour radical commun la racine per. Erfahren (apprendre, expérimenter) est le résultat de fahren : faites route, voyager (racine far = per ; cf. got. faran, isl. fara : même sens). Voyager, c'est traverser, passer au-delà, de l'autre côté, vers l'avant, franchir (cf. isl. fir : voyager en traversant la mer). Apprendre, c'est intégrer à l'état d'acquis (préfixe Er) tout ce qui se découvre au cours de cette traversée, où l'on fait route à travers le monde. La sphère de l'expérience s'exprime en grec et en latin par des mots qui tous indiquent une traversée. Grec peíra : tentative, essai, épreuve ; peiráô : tenter, éprouver, expérimenter; empeiria : expérience ; émpeiros : expérimenté. Latin experiri : faire laisser, éprouver, expérimenter ; experimentum, experientia, expertus (qui a été éprouvé à fond, expert dans une technique ou un art). Experiri est formé à partir de per-ire : aller à travers, parcourir, dont le participe peritus veut dire « expérimenté ».

Passer de l'autre côté est le type de l'acte qui recèle un danger. Le danger, « per-i-culum », constitue en quelque sorte le moment pathique de l'action de traverser. L'allemand Gefahr (même sens) ne fait qu'adjoindre le préfixe de rassemblement ge au radical fahr qui à lui seul exprime le danger dans l'ancien haut allemand fàr(a) et l'ancien islandais far.

En grec, la dimension transitive de l'expérience se précise dans le sens d'une percée. Le verbe peiráô (tenter, expérimenter) a deux doublets peiráô et peráô, signifiant « transpercer ». Au reste, le second comporte les deux valeurs. Tantôt, il a le sens d'une pénétration, celle, par exemple, de la pointe d'une arme, tantôt il signifie la traversée d'un espace (la mer) ou le passage par un lieu ou d'un lieu à un autre, ou même dans l'au-delà, dans l'Hadès. Ces actes ont en commun de forcer ou de frayer une voie, un passage à travers une matière, vivante ou non, ou une étendue.

Le passage (póros) est un discriminant du sens grec de l'expérience. Póros se dit de tout moyen de traversée : gué, pont, détroit, chemin ou sentier. Póros, ce sont aussi les ouvertures ménagées dans une substance « poreuse ». Pórous legete seis hous kai di'hôn apórroai poreuntai (Platon, Ménon 766) (Vous appelez pores les ouvertures vers lesquelles et à travers lesquels passent les flux qui s'écoulent). Moyen, passage et voie conviennent en ceci qu'on passe par eux pour atteindre un terme. Aussi póros se dit-il de toute espèce de moyen matériel (póros chrêmátôn : ressources financières) ou technique (artifice, dispositif) qui sont autant d'accès au but.

Póros est la mesure de capacité de l'homme qui a en lui assez de ressources pour découvrir ou pour ouvrir un passage menant à la solution d'une difficulté pratique ou théorique. Ce n'est pas par extension mais par implication de sens qu'il signifie une voie ouverte par l'esprit en direction de la chose même qui est à comprendre (póros zêtêmatos : voie de recherche). Là où il n'y a pas de passage, où la situation est sans issue (áporos), le grec parle d'aporia, d'impasse intellectuelle. C'est le terme qu'emploie l'étranger d'Elée, dans le Sophiste, quand après avoir exposé les doctrines pluralistes de l'être, il ne sait plus, ni lui ni personne, ce que veut dire « étant ».

Póros est l'un des mots les plus révélateurs de l'être au monde. Par lui l'homme se signifie comme un être de traversée, toujours à la recherche d'un passage vers l'autre côté. Aussi sa présence introduit-elle dans le monde la dimension de l'inquiétant. Nul ne l'a dit aussi bien que Sophocle dans le deuxième choeur d'Antigone :


La Prise, texte intégral