Discours prononcé par Patrick Modiano,
lors de la Conférence Nobel, décembre 2014
«Je
voudrais vous dire tout simplement combien je suis heureux d’être
parmi vous et combien je suis ému de l’honneur que vous m’avez
fait en me décernant ce prix Nobel de Littérature.
C’est la
première fois que je dois prononcer un discours devant une si
nombreuse assemblée et j’en éprouve une certaine appréhension.
On serait tenté de croire que pour un écrivain, il est naturel et
facile de se livrer à cet exercice. Mais un écrivain – ou tout au
moins un romancier – a souvent des rapports difficiles avec la
parole. Et si l’on se rappelle cette distinction scolaire entre
l’écrit et l’oral, un romancier est plus doué pour l’écrit
que pour l’oral. Il a l’habitude de se taire et s’il veut se
pénétrer d’une atmosphère, il doit se fondre dans la foule. Il
écoute les conversations sans en avoir l’air, et s’il intervient
dans celles-ci, c’est toujours pour poser quelques questions
discrètes afin de mieux comprendre les femmes et les hommes qui
l’entourent. Il a une parole hésitante, à cause de son habitude
de raturer ses écrits. Bien sûr, après de multiples ratures, son
style peut paraître limpide. Mais quand il prend la parole, il n’a
plus la ressource de corriger ses hésitations.
Et puis
j’appartiens à une génération où on ne laissait pas parler les
enfants, sauf en certaines occasions assez rares et s’ils en
demandaient la permission. Mais on ne les écoutait pas et bien
souvent on leur coupait la parole. Voilà ce qui explique la
difficulté d’élocution de certains d’entre nous, tantôt
hésitante, tantôt trop rapide, comme s’ils craignaient à chaque
instant d’être interrompus. D’où, sans doute, ce désir
d’écrire qui m’a pris, comme beaucoup d’autres, au sortir de
l’enfance. Vous espérez que les adultes vous liront. Ils seront
obligés ainsi de vous écouter sans vous interrompre et ils sauront
une fois pour toutes ce que vous avez sur le cœur.
L’annonce de ce
prix m’a paru irréelle et j’avais hâte de savoir pourquoi vous
m’aviez choisi. Ce jour-là, je crois n’avoir jamais ressenti de
manière aussi forte combien un romancier est aveugle vis-à-vis de
ses propres livres et combien les lecteurs en savent plus long que
lui sur ce qu’il a écrit. Un romancier ne peut jamais être son
lecteur, sauf pour corriger dans son manuscrit des fautes de syntaxe,
des répétitions ou supprimer un paragraphe de trop. Il n’a qu’une
représentation confuse et partielle de ses livres, comme un peintre
occupé à faire une fresque au plafond et qui, allongé sur un
échafaudage, travaille dans les détails, de trop près, sans vision
d’ensemble.
Curieuse activité
solitaire que celle d’écrire. Vous passez par des moments de
découragement quand vous rédigez les premières pages d’un roman.
Vous avez, chaque jour, l’impression de faire fausse route. Et
alors, la tentation est grande de revenir en arrière et de vous
engager dans un autre chemin. Il ne faut pas succomber à cette
tentation mais suivre la même route. C’est un peu comme d’être
au volant d’une voiture, la nuit, en hiver et rouler sur le
verglas, sans aucune visibilité. Vous n’avez pas le choix, vous ne
pouvez pas faire marche arrière, vous devez continuer d’avancer en
vous disant que la route finira bien par être plus stable et que le
brouillard se dissipera.
Sur le point
d’achever un livre, il vous semble que celui-ci commence à se
détacher de vous et qu’il respire déjà l’air de la liberté,
comme les enfants, dans la classe, la veille des grandes vacances.
Ils sont distraits et bruyants et n’écoutent plus leur professeur.
Je dirais même qu’au moment où vous écrivez les derniers
paragraphes, le livre vous témoigne une certaine hostilité dans sa
hâte de se libérer de vous. Et il vous quitte à peine avez-vous
tracé le dernier mot. C’est fini, il n’a plus besoin de vous, il
vous a déjà oublié. Ce sont les lecteurs désormais qui le
révéleront à lui-même. Vous éprouvez à ce moment-là un grand
vide et le sentiment d’avoir été abandonné. Et aussi une sorte
d’insatisfaction à cause de ce lien entre le livre et vous, qui a
été tranché trop vite. Cette insatisfaction et ce sentiment de
quelque chose d’inaccompli vous poussent à écrire le livre
suivant pour rétablir l’équilibre, sans que vous y parveniez
jamais. à mesure que les années passent, les livres se succèdent
et les lecteurs parleront d’une « œuvre ». Mais vous
aurez le sentiment qu’il ne s’agissait que d’une longue fuite
en avant.
Oui, le lecteur en
sait plus long sur un livre que son auteur lui-même. Il se passe,
entre un roman et son lecteur, un phénomène analogue à celui du
développement des photos, tel qu’on le pratiquait avant l’ère
du numérique. Au moment de son tirage dans la chambre noire, la
photo devenait peu à peu visible. à mesure que l’on avance dans
la lecture d’un roman, il se déroule le même processus chimique.
Mais pour qu’il existe un tel accord entre l’auteur et son
lecteur, il est nécessaire que le romancier ne force jamais son
lecteur – au sens où l’on dit d’un chanteur qu’il force sa
voix – mais l’entraîne imperceptiblement et lui laisse une marge
suffisante pour que le livre l’imprègne peu à peu, et cela par un
art qui ressemble à l’acupuncture où il suffit de piquer
l’aiguille à un endroit très précis et le flux se propage dans
le système nerveux.
« Chaque
nouveau livre, au moment de l’écrire, efface le précédent »
Cette relation
intime et complémentaire entre le romancier et son lecteur, je crois
que l’on en retrouve l’équivalent dans le domaine musical. J’ai
toujours pensé que l’écriture était proche de la musique mais
beaucoup moins pure que celle-ci et j’ai toujours envié les
musiciens qui me semblaient pratiquer un art supérieur au roman –
et les poètes, qui sont plus proches des musiciens que les
romanciers. J’ai commencé à écrire des poèmes dans mon enfance
et c’est sans doute grâce à cela que j’ai mieux compris la
réflexion que j’ai lue quelque part : « C’est avec de
mauvais poètes que l’on fait des prosateurs. » Et puis, en
ce qui concerne la musique, il s’agit souvent pour un romancier
d’entraîner toutes les personnes, les paysages, les rues qu’il a
pu observer dans une partition musicale où l’on retrouve les mêmes
fragments mélodiques d’un livre à l’autre, mais une partition
musicale qui lui semblera imparfaite. Il y aura, chez le romancier,
le regret de n’avoir pas été un pur musicien et de n’avoir pas
composé Les Nocturnes de Chopin.
Le manque de
lucidité et de recul critique d’un romancier vis-à-vis de
l’ensemble de ses propres livres tient aussi à un phénomène que
j’ai remarqué dans mon cas et dans celui de beaucoup d’autres :
chaque nouveau livre, au moment de l’écrire, efface le précédent
au point que j’ai l’impression de l’avoir oublié. Je croyais
les avoir écrits les uns après les autres de manière discontinue,
à coups d’oublis successifs, mais souvent les mêmes visages, les
mêmes noms, les mêmes lieux, les mêmes phrases reviennent de l’un
à l’autre, comme les motifs d’une tapisserie que l’on aurait
tissée dans un demi-sommeil. Un demi-sommeil ou bien un rêve
éveillé. Un romancier est souvent un somnambule, tant il est
pénétré par ce qu’il doit écrire, et l’on peut craindre qu’il
se fasse écraser quand il traverse une rue. Mais l’on oublie cette
extrême précision des somnambules qui marchent sur les toits sans
jamais tomber.
Dans la
déclaration qui a suivi l’annonce de ce prix Nobel, j’ai retenu
la phrase suivante, qui était une allusion à la dernière guerre
mondiale : « Il a dévoilé le monde de l’Occupation. »
Je suis comme toutes celles et ceux nés en 1945, un enfant de
la guerre, et plus précisément, puisque je suis né à Paris, un
enfant qui a dû sa naissance au Paris de l’Occupation. Les
personnes qui ont vécu dans ce Paris-là ont voulu très vite
l’oublier, ou bien ne se souvenir que de détails quotidiens, de
ceux qui donnaient l’illusion qu’après tout la vie de chaque
jour n’avait pas été si différente de celle qu’ils menaient en
temps normal. Un mauvais rêve et aussi un vague remords d’avoir
été en quelque sorte des survivants. Et lorsque leurs enfants les
interrogeaient plus tard sur cette période et sur ce Paris-là,
leurs réponses étaient évasives. Ou bien ils gardaient le silence
comme s’ils voulaient rayer de leur mémoire ces années sombres et
nous cacher quelque chose. Mais devant les silences de nos parents,
nous avons tout deviné, comme si nous l’avions vécu.
Ville étrange que ce Paris de l’Occupation. En apparence, la vie continuait, «comme avant» : les théâtres, les cinémas, les salles de music-hall, les restaurants étaient ouverts. On entendait des chansons à la radio. Il y avait même dans les théâtres et les cinémas beaucoup plus de monde qu’avant-guerre, comme si ces lieux étaient des abris où les gens se rassemblaient et se serraient les uns contre les autres pour se rassurer. Mais des détails insolites indiquaient que Paris n’était plus le même qu’autrefois. à cause de l’absence des voitures, c’était une ville silencieuse – un silence où l’on entendait le bruissement des arbres, le claquement de sabots des chevaux, le bruit des pas de la foule sur les boulevards et le brouhaha des voix. Dans le silence des rues et du black-out qui tombait en hiver vers cinq heures du soir et pendant lequel la moindre lumière aux fenêtres était interdite, cette ville semblait absente à elle-même – la ville « sans regard », comme disaient les occupants nazis. Les adultes et les enfants pouvaient disparaître d’un instant à l’autre, sans laisser aucune trace, et même entre amis, on se parlait à demi-mot et les conversations n’étaient jamais franches, parce qu’on sentait une menace planer dans l’air.
Dans ce Paris de
mauvais rêve, où l’on risquait d’être victime d’une
dénonciation et d’une rafle à la sortie d’une station de métro,
des rencontres hasardeuses se faisaient entre des personnes qui ne se
seraient jamais croisées en temps de paix, des amours précaires
naissaient à l’ombre du couvre-feu sans que l’on soit sûr de se
retrouver les jours suivants. Et c’est à la suite de ces
rencontres souvent sans lendemain, et parfois de ces mauvaises
rencontres, que des enfants sont nés plus tard. Voilà pourquoi le
Paris de l’Occupation a toujours été pour moi comme une nuit
originelle. Sans lui je ne serais jamais né. Ce Paris-là n’a
cessé de me hanter et sa lumière voilée baigne parfois mes livres.
Voilà aussi la
preuve qu’un écrivain est marqué d’une manière indélébile
par sa date de naissance et par son temps, même s’il n’a pas
participé d’une manière directe à l’action politique, même
s’il donne l’impression d’être un solitaire, replié dans ce
qu’on appelle « sa tour d’ivoire ». Et s’il écrit
des poèmes, ils sont à l’image du temps où il vit et n’auraient
pas pu être écrits à une autre époque.
Ainsi le poème de
Yeats, ce grand écrivain irlandais, dont la lecture m’a toujours
profondément ému : Les cygnes sauvages à Coole. Dans un parc,
Yeats observe des cygnes qui glissent sur l’eau :
Le dix-neuvième automne est descendu sur moi Depuis que je les ai comptés pour la première fois ;
Je les vis, avant d'en avoir pu finir le compte
Ils s'élevaient soudain
Et s'égayaient en tournoyant en grands cercles brisés
Sur leurs ailes tumultueuses
Mais maintenant ils glissent sur les eaux tranquilles
Majestueux et pleins de beauté.
Parmi quels joncs feront-ils leur nid,
Sur la rive de quel lac, de quel étang
Enchanteront-ils d'autres yeux lorsque je m'éveillerai
Et trouverai, un jour, qu'ils se sont envolés ?
Les cygnes
apparaissent souvent dans la poésie du XIXe siècle – chez
Baudelaire ou chez Mallarmé. Mais ce poème de Yeats n’aurait pas
pu être écrit au XIXe siècle. Par son rythme particulier et
sa mélancolie, il appartient au XXe siècle et même à l’année
où il a été écrit.
Il arrive aussi
qu’un écrivain du XXIe siècle se sente, par moments,
prisonnier de son temps et que la lecture des grands romanciers du
XIXe siècle – Balzac, Dickens, Tolstoï, Dostoïevski – lui
inspire une certaine nostalgie. À cette époque-là, le temps
s’écoulait d’une manière plus lente qu’aujourd’hui et cette
lenteur s’accordait au travail du romancier car il pouvait mieux
concentrer son énergie et son attention. Depuis, le temps s’est
accéléré et avance par saccades, ce qui explique la différence
entre les grands massifs romanesques du passé, aux architectures de
cathédrales, et les œuvres discontinues et morcelées
d’aujourd’hui. Dans cette perspective, j’appartiens à une
génération intermédiaire et je serais curieux de savoir comment
les générations suivantes qui sont nées avec l’internet, le
portable, les mails et les tweets exprimeront par la littérature ce
monde auquel chacun est « connecté » en permanence et où
les « réseaux sociaux » entament la part d’intimité
et de secret qui était encore notre bien jusqu’à une époque
récente – le secret qui donnait de la profondeur aux personnes et
pouvait être un grand thème romanesque. Mais je veux rester
optimiste concernant l’avenir de la littérature et je suis
persuadé que les écrivains du futur assureront la relève comme l’a
fait chaque génération depuis Homère…
Et d’ailleurs,
un écrivain, comme tout autre artiste, a beau être lié à son
époque de manière si étroite qu’il n’y échappe pas et que le
seul air qu’il respire, c’est ce qu’on appelle « l’air
du temps », il exprime toujours dans ses œuvres quelque chose
d’intemporel. Dans les mises en scène des pièces de Racine ou de
Shakespeare, peu importe que les personnages soient vêtus à
l’antique ou qu’un metteur en scène veuille les habiller en
bluejeans et en veste de cuir. Ce sont des détails sans importance.
On oublie, en lisant Tolstoï, qu’Anna Karénine porte des robes de
1870 tant elle nous est proche après un siècle et demi. Et puis
certains écrivains, comme Edgar Poe, Melville ou Stendhal, sont
mieux compris deux cents ans après leur mort que par ceux qui
étaient leurs contemporains.
En définitive, à
quelle distance exacte se tient un romancier ? En marge de la
vie pour la décrire, car si vous êtes plongé en elle – dans
l’action – vous en avez une image confuse. Mais cette légère
distance n’empêche pas le pouvoir d’identification qui est le
sien vis-à-vis de ses personnages et celles et ceux qui les ont
inspirés dans la vie réelle. Flaubert a dit : « Madame
Bovary, c’est moi ». Et Tolstoï s’est identifié tout de
suite à celle qu’il avait vue se jeter sous un train une nuit,
dans une gare de Russie. Et ce don d’identification allait si loin
que Tolstoï se confondait avec le ciel et le paysage qu’il
décrivait et qu’il absorbait tout, jusqu’au plus léger
battement de cil d’Anna Karénine. Cet état second est le
contraire du narcissisme car il suppose à la fois un oubli de
soi-même et une très forte concentration, afin d’être réceptif
au moindre détail. Cela suppose aussi une certaine solitude. Elle
n’est pas un repli sur soi-même, mais elle permet d’atteindre à
un degré d’attention et d’hyper-lucidité vis-à-vis du monde
extérieur pour le transposer dans un roman.
J’ai toujours
cru que le poète et le romancier donnaient du mystère aux êtres
qui semblent submergés par la vie quotidienne, aux choses en
apparence banales, – et cela à force de les observer avec une
attention soutenue et de façon presque hypnotique. Sous leur regard,
la vie courante finit par s’envelopper de mystère et par prendre
une sorte de phosphorescence qu’elle n’avait pas à première vue
mais qui était cachée en profondeur. C’est le rôle du poète et
du romancier, et du peintre aussi, de dévoiler ce mystère et cette
phosphorescence qui se trouvent au fond de chaque personne. Je pense
à mon cousin lointain, le peintre Amedeo Modigliani dont les toiles
les plus émouvantes sont celles où il a choisi pour modèles des
anonymes, des enfants et des filles des rues, des servantes, de
petits paysans, de jeunes apprentis. Il les a peints d’un trait
aigu qui rappelle la grande tradition toscane, celle de Botticelli et
des peintres siennois du Quattrocento. Il leur a donné ainsi – ou
plutôt il a dévoilé – toute la grâce et la noblesse qui étaient
en eux sous leur humble apparence. Le travail du romancier doit aller
dans ce sens-là. Son imagination, loin de déformer la réalité,
doit la pénétrer en profondeur et révéler cette réalité à
elle-même, avec la force des infrarouges et des ultraviolets pour
détecter ce qui se cache derrière les apparences. Et je ne serais
pas loin de croire que dans le meilleur des cas le romancier est une
sorte de voyant et même de visionnaire. Et aussi un sismographe,
prêt à enregistrer les mouvements les plus imperceptibles.
J’ai toujours
hésité avant de lire la biographie de tel ou tel écrivain que
j’admirais. Les biographes s’attachent parfois à de petits
détails, à des témoignages pas toujours exacts, à des traits de
caractère qui paraissent déconcertants ou décevants et tout cela
m’évoque ces grésillements qui brouillent certaines émissions de
radio et rendent inaudibles les musiques ou les voix. Seule la
lecture de ses livres nous fait entrer dans l’intimité d’un
écrivain et c’est là qu’il est au meilleur de lui-même et
qu’il nous parle à voix basse sans que sa voix soit brouillée par
le moindre parasite.
Mais en lisant la
biographie d’un écrivain, on découvre parfois un événement
marquant de son enfance qui a été comme une matrice de son œuvre
future et sans qu’il en ait eu toujours une claire conscience, cet
événement marquant est revenu, sous diverses formes, hanter ses
livres. Aujourd’hui, je pense à Alfred Hitchcock, qui n’était
pas un écrivain mais dont les films ont pourtant la force et la
cohésion d’une œuvre romanesque. Quand son fils avait cinq ans,
le père d’Hitchcock l’avait chargé d’apporter une lettre à
un ami à lui, commissaire de police. L’enfant lui avait remis la
lettre et le commissaire l’avait enfermé dans cette partie
grillagée du commissariat qui fait office de cellule et où l’on
garde pendant la nuit les délinquants les plus divers. L’enfant,
terrorisé, avait attendu pendant une heure, avant que le commissaire
ne le délivre et ne lui dise : « Si tu te conduis mal
dans la vie, tu sais maintenant ce qui t’attend. » Ce
commissaire de police, qui avait vraiment de drôles de principes
d’éducation, est sans doute à l’origine du climat de suspense
et d’inquiétude que l’on retrouve dans tous les films d’Alfred
Hitchcock.
Je ne voudrais pas
vous ennuyer avec mon cas personnel mais je crois que certains
épisodes de mon enfance ont servi de matrice à mes livres, plus
tard. Je me trouvais le plus souvent loin de mes parents, chez des
amis auxquels ils me confiaient et dont je ne savais rien, et dans
des lieux et des maisons qui se succédaient. Sur le moment, un
enfant ne s’étonne de rien, et même s’il se trouve dans des
situations insolites, cela lui semble parfaitement naturel. C’est
beaucoup plus tard que mon enfance m’a paru énigmatique et que
j’ai essayé d’en savoir plus sur ces différentes personnes
auxquelles mes parents m’avaient confié et ces différents lieux
qui changeaient sans cesse. Mais je n’ai pas réussi à identifier
la plupart de ces gens ni à situer avec une précision topographique
tous ces lieux et ces maisons du passé. Cette volonté de résoudre
des énigmes sans y réussir vraiment et de tenter de percer un
mystère m’a donné l’envie d’écrire, comme si l’écriture
et l’imaginaire pourraient m’aider à résoudre enfin ces énigmes
et ces mystères.
Et puisqu’il est
question de « mystères », je pense, par une association
d’idées, au titre d’un roman français du XIXe siècle :
Les mystères de Paris. La grande ville, en l’occurrence Paris, ma
ville natale, est liée à mes premières impressions d’enfance et
ces impressions étaient si fortes que, depuis, je n’ai jamais
cessé d’explorer les «mystères de Paris». Il
m’arrivait, vers neuf ou dix ans, de me promener seul, et malgré
la crainte de me perdre, d’aller de plus en plus loin, dans des
quartiers que je ne connaissais pas, sur la rive droite de la Seine.
C’était en plein jour et cela me rassurait. Au début de
l’adolescence, je m’efforçais de vaincre ma peur et de
m’aventurer la nuit, vers des quartiers encore plus lointains, par
le métro. C’est ainsi que l’on fait l’apprentissage de la
ville et, en cela, j’ai suivi l’exemple de la plupart des
romanciers que j’admirais et pour lesquels, depuis le XIXe siècle,
la grande ville – qu’elle se nomme Paris, Londres,
Saint-Pétersbourg, Stockholm – a été le décor et l’un des
thèmes principaux de leurs livres.
Edgar Poe dans sa
nouvelle L’homme des foules a été l’un des premiers à évoquer
toutes ces vagues humaines qu’il observe derrière les vitres d’un
café et qui se succèdent interminablement sur les trottoirs. Il
repère un vieil homme à l’aspect étrange et il le suit pendant
la nuit dans différents quartiers de Londres pour en savoir plus
long sur lui. Mais l’inconnu est « l’homme des foules »
et il est vain de le suivre, car il restera toujours un anonyme, et
l’on n’apprendra jamais rien sur lui. Il n’a pas d’existence
individuelle, il fait tout simplement partie de cette masse de
passants qui marchent en rangs serrés ou bien se bousculent et se
perdent dans les rues.
Et je pense aussi
à un épisode de la jeunesse du poète Thomas De Quincey, qui l’a
marqué pour toujours. À Londres, dans la foule d’Oxford Street,
il s’était lié avec une jeune fille, l’une de ces rencontres de
hasard que l’on fait dans une grande ville. Il avait passé
plusieurs jours en sa compagnie et il avait dû quitter Londres pour
quelque temps. Ils étaient convenus qu’au bout d’une semaine,
elle l’attendrait tous les soirs à la même heure au coin de
Tichfield Street. Mais ils ne se sont jamais retrouvés.
« Certainement nous avons été bien des fois à la recherche
l’un de l’autre, au même moment, à travers l’énorme
labyrinthe de Londres ; peut-être n’avons-nous été séparés
que par quelque 18 mètres – il n’en faut pas davantage pour
aboutir à une séparation éternelle. »
Pour ceux qui y
sont nés et y ont vécu, à mesure que les années passent, chaque
quartier, chaque rue d’une ville, évoque un souvenir, une
rencontre, un chagrin, un moment de bonheur. Et souvent la même rue
est liée pour vous à des souvenirs successifs, si bien que grâce à
la topographie d’une ville, c’est toute votre vie qui vous
revient à la mémoire par couches successives, comme si vous pouviez
déchiffrer les écritures superposées d’un palimpseste. Et aussi
la vie des autres, de ces milliers et milliers d’inconnus, croisés
dans les rues ou dans les couloirs du métro aux heures de pointe.
C’est ainsi que
dans ma jeunesse, pour m’aider à écrire, j’essayais de
retrouver de vieux annuaires de Paris, surtout ceux où les noms sont
répertoriés par rues avec les numéros des immeubles. J’avais
l’impression, page après page, d’avoir sous les yeux une
radiographie de la ville, mais d’une ville engloutie, comme
l’Atlantide, et de respirer l’odeur du temps. à cause des années
qui s’étaient écoulées, les seules traces qu’avaient laissées
ces milliers et ces milliers d’inconnus, c’était leurs noms,
leurs adresses et leurs numéros de téléphone. Quelquefois, un nom
disparaissait, d’une année à l’autre. Il y avait quelque chose
de vertigineux à feuilleter ces anciens annuaires en pensant que
désormais les numéros de téléphone ne répondraient pas. Plus
tard, je devais être frappé par les vers d’un poème d’Ossip
Mandelstam :
Je suis revenu
dans ma ville familière jusqu'aux sanglots
Jusqu'aux ganglions
de l'enfance, jusqu'aux nervures sous la peau.
Pétersbourg !
[...]
De mes téléphones, tu as les numéros.
Pétersbourg !
J'ai les adresses d'autrefois
Où je reconnais les morts à leurs
voix.
Oui, il me semble
que c’est en consultant ces anciens annuaires de Paris que j’ai
eu envie d’écrire mes premiers livres. Il suffisait de souligner
au crayon le nom d’un inconnu, son adresse et son numéro de
téléphone et d’imaginer quelle avait été sa vie, parmi ces
centaines et ces centaines de milliers de noms.
On peut se perdre
ou disparaître dans une grande ville. On peut même changer
d’identité et vivre une nouvelle vie. On peut se livrer à une
très longue enquête pour retrouver les traces de quelqu’un, en
n’ayant au départ qu’une ou deux adresses dans un quartier
perdu. La brève indication qui figure quelquefois sur les fiches de
recherche a toujours trouvé un écho chez moi : Dernier
domicile connu. Les thèmes de la disparition, de l’identité, du
temps qui passe sont étroitement liés à la topographie des grandes
villes. Voilà pourquoi, depuis le XIXe siècle, elles ont été
souvent le domaine des romanciers et quelques-uns des plus grands
d’entre eux sont associés à une ville : Balzac et Paris,
Dickens et Londres, Dostoïevski et Saint-Pétersbourg, Tokyo et
Nagaï Kafû, Stockholm et Hjalmar Söderberg.
J’appartiens à
une génération qui a subi l’influence de ces romanciers et qui a
voulu, à son tour, explorer ce que Baudelaire appelait «les
plis sinueux des grandes capitales». Bien sûr, depuis
cinquante ans, c’est-à-dire l’époque où les adolescents de mon
âge éprouvaient des sensations très fortes en découvrant leur
ville, celles-ci ont changé. Quelques-unes, en Amérique et dans ce
qu’on appelait le tiers-monde, sont devenues des « mégapoles »
aux dimensions inquiétantes. Leurs habitants y sont cloisonnés dans
des quartiers souvent à l’abandon, et dans un climat de guerre
sociale. Les bidonvilles sont de plus en plus nombreux et de plus en
plus tentaculaires. Jusqu’au XXe siècle, les romanciers
gardaient une vision en quelque sorte « romantique » de
la ville, pas si différente de celle de Dickens ou de Baudelaire. Et
c’est pourquoi j’aimerais savoir comment les romanciers de
l’avenir évoqueront ces gigantesques concentrations urbaines dans
des œuvres de fiction.
Être né en 1945
« m’a rendu plus sensible aux thèmes de la mémoire et de
l’oubli »
Vous avez eu
l’indulgence de faire allusion concernant mes livres à «l’art
de la mémoire avec lequel sont évoquées les destinées humaines
les plus insaisissables». Mais ce compliment dépasse ma
personne. Cette mémoire particulière qui tente de recueillir
quelques bribes du passé et le peu de traces qu’ont laissé sur
terre des anonymes et des inconnus est elle aussi liée à ma date de
naissance : 1945. D’être né en 1945, après que des
villes furent détruites et que des populations entières eurent
disparu, m’a sans doute, comme ceux de mon âge, rendu plus
sensible aux thèmes de la mémoire et de l’oubli.
Il me semble,
malheureusement, que la recherche du temps perdu ne peut plus se
faire avec la force et la franchise de Marcel Proust. La société
qu’il décrivait était encore stable, une société du
XIXe siècle. La mémoire de Proust fait ressurgir le passé
dans ses moindres détails, comme un tableau vivant. J’ai
l’impression qu’aujourd’hui la mémoire est beaucoup moins sûre
d’elle-même et qu’elle doit lutter sans cesse contre l’amnésie
et contre l’oubli. À cause de cette couche, de cette masse d’oubli
qui recouvre tout, on ne parvient à capter que des fragments du
passé, des traces interrompues, des destinées humaines fuyantes et
presque insaisissables.
Mais c’est sans
doute la vocation du romancier, devant cette grande page blanche de
l’oubli, de faire ressurgir quelques mots à moitié effacés,
comme ces icebergs perdus qui dérivent à la surface de l’océan. »