Arendt, La condition de l'homme moderne p140 «Toutefois, considérées dans leur appartenance-au-monde ... => p141 ... permanence dans le monde».
Article de Juliette Frugier, TL, Lycée Pasteur, Lille
Pourquoi les trois activités (acte,
parole, pensée) ne sont pas d’abord « de ce monde » ?
Qu’est-ce qu’un monde ? Quelle différence entre la
« nature » et le « monde » ?
En cherchant
l’étymologie du mot « monde », nous trouvons
étonnamment une toute autre définition que celle que nous avons pour
habitude de lui attribuer. Effectivement, ce terme vient du latin
« mundus » qui signifiait « propre, élégant »
en tant qu’adjectif ; en tant que nom, il désignait un
coffre, une cassette, et spécialement un coffre dans lequel la
mariée apportait son trousseau (linges de maison). Autant de
sens qui paraissent n’entretenir aucun rapport avec celui que nous
lui donnons de nos jours, et pourtant … Certains étymologistes
disent que ce mot viendrait d’un nom d’une déesse, « Munthukh,
Munthkh, Munthu » dont le rôle est de parer, d’orner et qui
figure sur plusieurs miroirs étrusques. Ce nom a par la suite
désigner «la toilette, parure féminine». Il
semblerait que ce mot ait été choisi pour désigner l’univers, à
l’imitation du grec « kosmos ».
Un monde est donc originellement
quelque chose de beau.
Pourquoi a-t-on
choisi ce mot pour désigner l’univers? Ainsi Jacob von Uexküll intitule une de ses
œuvres : Mondes animaux et Monde humain. Le monde pourrait être ce qui
rassemble des êtres appartenant au même processus cyclique, au même
cycle naturel, biologique. Par exemple, le monde des coccinelles, le
monde des papillons, chaque animal a son cycle, son processus. De
même, l’être humain a un processus cyclique, le "travail" et la "consommation". « Mondes
animaux » au pluriel indique bien que chez les animaux on
distingue plusieurs sortes de monded, donc plusieurs espèces,
plusieurs êtres vivants.
Mais, alors qu’est-ce que la nature,
si l’on utilise aussi le mot « monde » pour les
animaux ?
La nature serait ce qui englobe tous
les étants y compris l’homme dans l’origine de sa création
biologique. La nature est ce qui a donné naissance à tout ce qui
est, tous les étants et qui change perpétuellement.
La différence entre le monde et la
nature se situe en fait entre ce qui a donné naissance, ce qui
continue sans fin de donner naissance et ce qui
rassemble des êtres rythmés par le même processus cyclique. Dans
la nature, tout change constamment, alors que le monde est marqué
par une stabilité, une durabilité.
Remarquons que lorsque nous employons
le mot « nature » nous ne parlons pas d’êtres en
particulier, nous voulons dire par là tout ce qui est et ce qui lui
a donné naissance. Le mot « monde », quant à lui n’est
jamais employé pour parler de tous ces êtres vivants, mais d’un
ensemble particulier d’êtres, ou exclusivement le monde humain.
Ainsi, la nature ne désigne jamais une catégorie d’êtres en
particulier, c’est un terme générique, tandis que « monde »
signifie toujours un ensemble précis d’être dans lequel on peut
trouver une stabilité.
Nous pourrions nous demander où se
trouve là-dedans l’idée de « beauté ». Cela pourrait
venir de la fascination que les hommes auraient toujours eue pour ces
cycles, ces processus, cette révolution. Cela figure une sorte de
perfection aux yeux des hommes. Une perfection que l’on trouve
également dans toutes ces formes que nous avons sous nos yeux,
remarquons la précision du dessin d’une feuille, tout est
proportion, c'est cela qui fascine l’homme : la forme, l'identité, la stabilité de la forme est "beauté".
Le monde humain serait tout ce que fait l’homme à partir de la
nature, tout ce qui constitue une stabilité autour des hommes par la
transformation du naturel. Le monde serait donc quelque chose qui est
construit par l’homme à partir d’éléments provenant de la
nature. L’homme transforme la nature par son travail, lorsqu’il
se consacre à la seule activité qui l’inscrit dans un cycle, car
il devra sans cesse recommencer cette transformation pour maintenir
son « monde ». Autrement dit, un monde humain ne peut
être quelque chose de durable éternellement comme peut l’être la
nature. Ce monde est rythmé par le travail des hommes qui ne peuvent
se passer de la transformation du naturel pour le maintenir.
Cependant, pour lui donner après cette transformation, une certaine
stabilité, il lui faudra réaliser véritablement quelque chose, il
lui faudra œuvrer (pris dans le sens dans lequel nous le livre
Hannah Arendt) pour poser des choses permanentes autour de lui et
ainsi se faire son monde. Si les hommes veulent une stabilité autour
d’eux, un « monde » de choses durables, il faut qu’il
les fasse, qu’il les réalise de telle manière qu’elles
deviennent des choses qui constituent le « monde humain »,
qui contiennent tous les regards des hommes, toutes les pensées de
certains hommes, qui font comprendre, pendant des siècles, les actes
de telle ou telle personne. Les actes, les paroles et les pensées ne
peuvent être de « ce monde » humain, car elles ne sont
rien de stable, elles ne sont rien de durable. Ces trois activités
ne peuvent appartenir à ce monde qu’à partir du moment où les
hommes témoignent de celles-ci. Pour faire partie de ce monde, il
faut acquérir une permanence qui dépasse celle des hommes et qui
permettent une compréhension des actes, des paroles et des pensées
d’un homme ou d’un groupe d’hommes à travers les générations.
Un acte commis tel jour, s’il n’est pas expliqué, justifié (ou
encore, revendiqué), si personne ne s’en est rendu responsable
devant un autre, devant autrui, il ne sera que « futile »,
ne sera qu’éphémère, il ne sera pas retenu dans les mémoires.
De même, pour une prise de parole, si personne n’en fait quelque
chose, elle ne sera que fugace. « Ce monde » humain est
une volonté commune d’une stabilité dans laquelle se retrouver en
tant que sujet, qu’individu, mais également en tant que
communauté, ou que nation à d’autres échelles.