C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

L’homme se réalise-t-il dans son travail?

Introduction
[« dans » ] Naïveté ou provocation? Qui ne voit en effet que la plupart des hommes n’attendent, pour commencer à se sentir eux-mêmes, à se sentir exister, que la fin de la journée, de la semaine de travail (the end …of the week), qu’ils n’attendent que la sortie hors de leur lieu de travail? De toute évidence ce n’est pas « dans » leur travail mais bien plutôt hors du lieu et du temps de travail que les hommes s’accomplissent, accomplissent leurs rêves, « réalisent » leurs désirs, atteignent leurs buts : le travail n’est qu’un moyen, qu’une façon de se procurer de quoi vivre, de se reposer et de se divertir de la fatigue du travail (moyen), non pas d‘avoir une raison de vivre, non pas de comprendre pourquoi (fin, valeur) ils veulent vivre.

[« réaliser »] Et pourtant les hommes passent la plus grande partie de leur temps « au travail », « dans » l’activité appelée « travail ». Le temps de travail : la plus grande partie de chaque semaine (tous les jours dit « ouvrables » ) et de semaines en semaines, d’années en années, la plus grande partie de la vie. En ce sens la question perd sa naïveté et gagne toute sa charge de provocation : quand réaliserons-nous que nous ne pouvons nous « réaliser » dans le travail? Encore faudrait-il éclairer les sens du verbe « réaliser ».
Quelles que soient les acceptions du mot « réaliser », que la réalisation désigne la prise de conscience, la fabrication d’un objet ou encore l’accomplissement du sujet, nous montrerons que l’activité du travail ne coïncide avec aucune d’entre elles. Le problème ressurgit donc : si ce n’est travailler, que doit donc faire un homme, que doit-il faire de sa vie, pour se réaliser en tant qu’homme?
Développement
1. Réalisation = transformation de l’idée en réalité, en « chose »
a) « ré-aliser » : en latin « res » désigne la chose (littéralement, la ré-publique est la chose, le bien commun), l’objet, ce qui est hors de moi, devant moi, ce que je perçois (là-bas, au-dehors) non pas ce que je conçois (au-dedans).
b) c’est pourquoi, stricto sensu, l’activité de réalisation est, comme Marx le souligne, propre à l’homme : elle lui « appartient exclusivement » comme il l’écrit dans le chapitre 7 du premier livre du Capital. L’araignée ou l’abeille dont « l’habileté » confond pourtant « plus d’un architecte » , d’un tisserand, n’effectue qu’une transformation de la matière : son organisme permet le passage au sein de la matière d’un état à un autre, d‘une forme à une autre. Non pas le passage de quelque chose qui n’est pas matériel à une chose : car une idée, un concept ne sont pas de la matière présente, étendue, déployée dans l’espace sous une autre forme, mais ce sont des représentations. Au sens strict du mot « re-présentation » : ils sont d’abord conçus pour être ensuite pro-duits, d’abord re-présentés pour pouvoir être ensuite présents « dans » la réalité.
c) arguments animalité / humanité (indices montrant que l‘animal ne conçoit pas et, donc, ne « réalise » pas un objet): la répétitivité dans le contenu et la façon, le parfait ajustement entre l’organisme (morphologie, l’instinct non pas .. « l’habileté » acquise, transmise, enseignée) et l’opération (la toile « sort » de l’organisme de l’araignée), l’infaillibilité (pas de tâtonnement, d’hésitation, d’échec), l’absence de la question du sens (l’infatigabilité : faire et refaire sans fin car au fond il ne s’agit pas d’un « faire »), la finalité exclusivement biologique des opérations chez l’animal (nidification et reproduction : chez l’humain le « chez soi » a un sens qui met en jeu essentiellement la conscience de soi, d’autrui : avoir un « chez soi » permet, par ex, d‘inviter l‘autre - ce qu‘on n'observe jamais chez l‘animal; par ailleurs l‘habitat humain est un avoir qui permet de rassembler et de protéger tout ce qu‘on a -habere - , tout ce dont on a l‘habitude, tout ce qui rend habile : par ex. l‘animal ne connaît ni l‘emménagement ni … les déménagements)

Transition : réaliser est un acte proprement humain, mais travailler est-ce réaliser?

2. Objet, objectif (œuvre n’est pas travail)

a) le travail requiert un effort, une tension, une attention, mais paradoxalement il est sans attente, parce qu’il est sans objet. Telle est la cruauté propre au travail : il requiert une faculté proprement humaine …qu’il détourne de son sens humain. Il faut se concentrer mais, dans le cas de certaines tâches, dans le cadre du travail automatisé notamment, seulement sur une succession de gestes non pas sur l’unité d’un objet à façonner (artisanat) d’une œuvre à créer (art). Marx le fait même remarquer à la fin du passage célèbre du chapitre 7 : l’attention sera d’autant plus soutenue que le travail est « moins attrayant ». Au contraire, il est remarquable que les gestes de l’artisan et ceux de l’artiste sont d’autant plus assurés, et d’autant plus beaux, qu’ils semblent, et par l’habitude et l’habileté sont devenus, irréfléchis.

b) d’ailleurs, Arendt fait remarquer que contrairement aux mots employés dans le passage, ce n’est pas le «travail» qui permet d’illustrer l’idée selon laquelle seul l’homme peut «réaliser» un objet qui «préexiste idéalement dans l’esprit ou l’imagination», mais l’ouvrage, l’œuvre. Cf. CHM. Les deux exemples donnés, "le tisserand" et "l'architecte", sont d'ailleurs significatifs. Car, à la différence de l'architecte, il n'y a «dans l’imagination du travailleur» à proprement parler aucun objet à l’état de représentation mais seulement quelques gestes schématisés qu’il faut répéter sans fin tout au long du temps de travail. On peut donc, hélas, «avoir un travail» sans «avoir un métier».

c) Par ailleurs, même en dehors du travail automatisé qui réduit l’unité de l’objet …«en miettes» (cf. le titre du livre du sociologue G. Friedmann : Le travail en miettes, 1956), même quand on contribue à «faire» quelque chose, même quand on a conscience de l’unité de l’ob-jet à faire, encore faudrait-il pouvoir se reconnaître dans le sens de l’objet, de son existence. «Que veux-tu faire plus tard?» demande-t-on à l’enfant, sans lui dire qu’il ne fera peut-être rien (aucun objet) ou que peut-être ce qu’il fera « ne lui fera rien » …ni chaud ni froid. Car le mot «travail» est un faux substantif et ne peut donc désigner aucune chose stable comme le rappelle Arendt dans la Condition de l'homme moderne : "le langage, qui n’autorise pas l’activité du travail à former quoi que ce soit d’aussi ferme, d’aussi non verbal qu’un substantif, suggère que très probablement nous ne saurions même pas ce qu’est un objet sans avoir devant nous «l’œuvre de nos mains».

transition : sans objet, sans pouvoir penser l’unité de l’objet qu’on fait, comment avoir un ob-jectif, comment se poser la question du but, de la fin, de la valeur : sans objet devant soi comment le sujet se projetterait-il, comment s’y reconnaîtrait-il?

3. « son travail », une expression contradictoire.
a) l’objet, le but, la valeur : sans objet devant soi, sans objectif (solidaire de l’objet) en vue duquel un sujet puisse agir, il ne peut y avoir une activité à soi (seulement une dépense de sa propre force de travail!). Puisqu’il n’y a pas un « quoi » à penser, on ne peut penser à un « pourquoi » (en vue de quoi, au nom de quoi on veuille faire ce que l‘on fait, on puisse vouloir ce …« quoi ») .
b) le cycle du travail et de la consommation : le travail passe pourtant pour une activité sérieuse, sensée, ayant sa raison d’être : dans la vie, dit-on, il faut travailler. Et, de fait, c’est plus qu’une obligation ou plutôt autre chose qu’une simple obligation (car on peut ne pas faire ce que l‘on devrait faire, on en a la possibilité, même si on n‘en a pas le droit), mais c’est une stricte nécessité (on ne peut pas ne pas faire, qu‘on le veuille ou non). Double malédiction (religieuse) sur l’homme à la sortie du jardin édénique : parce qu’il doit paradoxalement « gagner » (= garder?) la vie qu’il a reçue, l’homme ne peut pas ne pas travailler, qu’il s’agisse de changer l’état des choses directement par son travail (tous les travaux dit d’ « entretien » des corps physiques : nettoyer, réparer, huiler, etc, qui commencent par tous les « travaux » ou plutôt soins d’hygiène du corps vivant) ou qu’il s’agisse de travailler en vue d’échanger le salaire de son travail contre des subsides. C’est l’aspect le plus important du mot latin tripalium (au-delà de la souffrance qu’il implique) : la soumission de la volonté subjective à ce qui ne dépend plus de celle-ci. De ce point de vue, et bien que cette activité soit un modèle social pour évaluer toute autre activité (tout ce qui est sérieux doit s’appeler un « travail »), le « travail » est littéralement privé de sens, d’orientation : il n’est qu’une étape, une phase d’un cycle qui le dépasse et dans lequel chaque étape appelle la suivante, dépend de celle-ci (on travaille pour se procurer les ressources permettant de recomposer …ses forces de travail et d‘ailleurs, en travaillant, on dépense déjà ces mêmes ressources pour la recomposition desquelles le travail n‘est qu‘un moyen!).
D’où la critique chez Marx d’un système de capitalisation reposant sur l’appropriation de la plus-value créée par le travail : alors que les forces de travail du travailleur contribuent à élaborer quelque chose (un objet, une « valeur » au sens économique) qui échappe au cycle de la vie (dans lequel tout ce qui est ici produit est ...là déduit), la rémunération du travail ne lui permet que d’acheter de quoi … vivre, seulement de quoi vivre.
c) Puisque le travail est au service de la vie, le travailleur est lui-même au service de l’espèce, il n’existe pas en tant qu’individu, et l‘espèce au service du « vivant », quelle que soit la forme prise par celui-ci . L’expression « son travail » n’a pas plus de sens que cette autre: «sa vie». Différence entre «zoê» et «bios». Il y a «le travail» comme il y a «le vivant» ou «la vie» : tout effort pour faire émerger de l’individualité est un effort pour sortir du vivant et entrer dans une existence propre, sienne - ce qui revient à dire que cet effort est aussi l’effort pour sortir du travail et ainsi entrer dans l’action. L’espèce n’est pas une communauté parce que l’individu n’y existe pas en tant que tel, il n’est qu’une phase dans la perpétuation de l’espèce. Seule une communauté politique, reliant les actions des hommes, permet de faire exister à la fois (= simultanément, inséparablement) un « je » et un « nous ». L’ère des sociétés de masse est le contraire des deux : le contraire d’une véritable individualité et le contraire d'une véritable communauté. Il ne peut pas y avoir d’ « individualisme » au sein d’une société de masse. Cf. Nietzsche, Aurore.

Conclusion : « se réaliser »
 A proprement parler, « réaliser l’homme » consisterait à donner une réalité objective à un concept d’homme pré-existant, à une certaine idée de l’humanité préalable. Or celle-ci, celui-ci n’est pas …naturellement disponible : il n‘y a pas de nature humaine, seulement une « condition humaine» que l‘homme doit précisément faire l‘effort de penser (pour vouloir en modifier éventuellement l‘actualisation). Ce n’est pas la nature en l’homme mais seulement des hommes, constituant (= instituant > institution, Etat) une communauté de subjectivités (= ensemble de sujets agissants), qui édifient historiquement un modèle d’humanité.
   Cependant, quel que soit le modèle choisi, quelle que soit l’idée d’humanité retenue, il y entrera toujours une exigence indépassable : que ce modèle permette à l’individu, au sujet, d’exi-st-er et, qu‘il permette à celui-ci (« avec » ceux qui deviendront ses con-citoyens) de con-st-ituer une communauté qui soutienne un tel modèle. Ce qui implique que la « vie active » de l’homme ni ne se réduise à ni même ne se définisse par « le travail ». Cf. la "double négation" définissant l’homme (transformation du monde par "le travail" et éducation de l'homme par "la morale") et la question de la subordination de l'une à l'autre selon Georges Bataille, L’érotisme.