C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Le cours de l'histoire, le cours d'histoire

« Le même mot, en français, en anglais, en allemand, s'applique à la réalité historique et à la connaissance que nous en prenons. Histoire, history, Geschichte désignent à la fois le devenir de l'humanité et la science que les hommes s'efforcent d'élaborer de leur devenir (même si l'équivoque est atténuée, en allemand, par l'existence de mots, Geschehen *, Historie, qui n'ont qu'un des deux sens).

Cette ambiguïté me paraît bien fondée ; la réalité et la connaissance de cette réalité sont inséparables l'une de l'autre d'une manière qui n'a rien de commun avec la solidarité de l'objet et du sujet. La science physique n'est pas un élément de la nature qu'elle explore (même si elle le devient en la transformant). La conscience du passé est constitutive de l'existence historique. L'homme n'a vraiment un passé que s'il a conscience d'en avoir un, car seule cette conscience introduit la possibilité du dialogue et du choix. Autrement, les individus et les sociétés portent en eux un passé qu'ils ignorent, qu'ils subissent passivement. Ils offrent éventuellement à un observateur une série de transformations, comparables à celles des espèces animales et susceptibles d'être rangées en un ordre temporel. Tant qu'ils n'ont pas conscience de ce qu'ils sont et de ce qu'ils furent, ils n'accèdent pas à la dimension propre de l'histoire. L'homme est donc à la fois le sujet et l'objet de la connaissance historique ».

Raymond Aron, Dimensions de la conscience historique (1961)

* Geschehen : en allemand « ce qui arrive, ce qui se passe, l'événement »

Introduction (Question, thèse, étapes, thèmes)
L'histoire est, dit-on, l'étude du passé. Pourquoi remettre en question une définition à la fois si simple et, semble-t-il, si éclairante ? C'est pourtant ce que se propose Raymond Aron dans cet extrait de Dimensions de la conscience historique où il montre que l'histoire n'est pas une « recherche » invitant à découvrir quelque chose, « le passé », qui serait situé quelque part dans le temps, tel un objet attendant ici ou là d'être rencontré, existant déjà, déjà constitué. Telle est au contraire la thèse de l'auteur : c'est « la conscience du passé » qui « est constitutive de l'existence historique ». Autrement dit, en histoire, c'est la connaissance qui fait « exister » l'objet qu'elle veut connaître. L'histoire est donc l'étude du passé historique ou même, devrait-on dire, l'histoire est l'étude de l'histoire.
Pour justifier cette tautologie, Aron propose une analyse en trois étapes. La première (l. à l. ) est un simple constat. Le mot « histoire » a deux acceptions, désignant tantôt le cours des événements (« faire » l'histoire) tantôt le discours sur ces événements (« faire de » l'histoire). Loin d'introduire une confusion, cette « ambiguïté » (l. ), commune à plusieurs langues, révélerait au contraire l'essence même de l'histoire. Car l'abus de langage consisterait moins ici à prendre un sens pour l'autre que de penser qu'on peut prendre l'un sans l'autre, qu'on peut les « séparer » (l. ). C'est pourquoi, dans un deuxième temps (l. à l.), Aron insiste sur les caractéristiques, en histoire, du rapport entre objet connu et sujet connaissant, montrant la place singulière de l'histoire au sein des sciences en général et suggérant implicitement la spécificité de l'histoire parmi les sciences humaines, distinguées des sciences expérimentales et des sciences hypothético-déductives. Avant de conclure par une affirmation particulièrement synthétique : « L'homme est donc à la fois le sujet et l'objet de la connaissance historique », l'analyse s'achève par une troisième étape (l. à l. ) qui définit la notion même de « passé ». Aron y précise à quelle condition il y peut y avoir un passé ou, plus exactement, à quelle condition un sujet, individu ou peuple, peut « avoir un passé » (l. ).
Ce texte de Raymond Aron propose donc une réflexion qui articule le thème de l'histoire avec, d'une part, les thèmes de la rationalité et de la vérité dans la connaissance (deuxième partie du texte) et, d'autre part, avec les thèmes de l'existence et du temps subjectivement vécu (troisième partie).

Développement

1ère étape du texte : les deux sens du mot « histoire »
  • le cours de l'histoire / le cours d'histoire ; cours / discours ; les événements font l'histoire / les étudiants font de l'histoire ; ce qui a été / ce qui en est dit; les choses / les mots : distinction aussi fondamentale que la distinction entre ce qui est et ce qui est dit, entre la matière et l'esprit, entre le réel et la raison, entre le vivant et la conscience
  • en général, qu'appelle-t-on par les mots « équivoque » (l. ) ou « ambiguïté » (l. ). Le problème n'est pas la dualité des acceptions d'un mot, d'un geste, d'une situation. Mais la mauvaise foi par laquelle on met en avant un des sens pour mieux mettre en pratique l'autre sens. C'est profiter de l'un pour mieux faire une place à l'autre, comme de se servir de l'un pour habiller l'autre afin de le rendre méconnaissable. En réalité, l'ambiguïté est une opération par laquelle on cherche à faire oublier la dualité des significations pour mieux en jouer. C'est une opération d'amalgame par une prétendue réduction et exclusion (comme si un seul sens existait). Objectivité, positivité des faits mis en scène de telle façon à dissimuler la mise en scène et ses intentions; « Raconter l'histoire », le fil des événements ou le récit tel qu'on me l'a fait. Les mots sont ambigus car on procède comme si les faits parlaient eux-mêmes et qu'il suffisait de citer ou de réciter leur texte, leur leçon, d'en faire le récit, comme si les faits imposaient eux-mêmes, comme « objectivement » ce qu'ils sont, ce qu'ils ont été.
  • D'ailleurs, si on ne distinguait pas un sens de l'autre, comment la connaissance pourrait-elle être vraie, objective, comment même aurait-elle un objet ? La vérité n'est-elle pas l'accord entre ce qui est et ce qui est dit ? Ne faut-il pas qu'il y ait d'une part les récits et d'autre part les « événements »; aventure, aventurier, avenir, souvenir, revenir, devenir, venir, subvenir, convenir, advenir
2ème étape du texte : sujet et objet dans la connaissance historique
  • ambiguïté « fondée » (l. ), justifiée, juste, sensée : qu'il y ait deux sens a du sens. Mais que veut-on dire quand on dit qu'un mot a deux sens. D'abord, ici, il ne s'agit pas seulement d'une pluralité de sens (dont les uns se déduisent par causalité ou par inclusion l'un de l'autre, comme pour le mot « soleil » qui, comme le rappelle Saussure dans son Cours de linguistique générale, désigne à la fois l'astre et, par glissement métonymique, ses effets pour l'humain et les habitants terrestres puisqu'on peut « s'asseoir au soleil »). Ici, ils s'opposent, l'un repose sur l'autre. Loin de s'exclure, l'un suppose l'autre selon une relation qui distingue, qui sépare les éléments qu'elle relie. Comme les pronoms personnels « je » et « tu » à propos desquels Benvéniste parle dans ses Problèmes de linguistique générale de « polarité », de tension puisque l'un ne peut se poser qu'en s'opposant à l'autre, s'adressant à l'autre. Autre exemple de polarité (voir Sartre, L'être et le néant) : la forme et le fond, puisque toute forme s'élève et s'enlève à partir d'un fond et puisque tout fond n'existe que pour une forme. Alors que le sens de  soleil-astre ne s'oppose pas à soleil-chaleur ou soleil-lumière.
  • « Solidarité », relativité, polarité, dérivation. Dans toute connaissance, il y a une relativité, une dépendance entre objet et sujet. En effet, le sujet n'aurait rien à connaître s'il n'y avait pas quelque chose à l'extérieur de lui, qu'il puisse mettre devant lui, sous son regard, tel un « ob-jet » : si la matière, si la phusis n'existait pas, le « science physique » qui l'observe ne pourrait exister mais, réciproquement, il n'y a d'«ob»-jet, de chose placée « devant », que pour (par rapport à) un sujet qui se dispose à connaître cet ob-jet, ce qui suppose qu'il commence par prendre place face à l'objet, par mettre l'ob-jet face à soi, devant soi, qu'il le place, le dispose (c'est le sens du verbe latin jacere-jectum dans ob-ject-um). Ainsi, toute science (logos, logie) a un objet et réciproquement tout objet appelle une science spécifique; ce qui se remarque dans la terminologie (composition des mots en logies : bio-logie, socio-logie, …).
  • Certes, toute science définit son objet (qui lui apparaît ainsi ou autrement selon la méthode, le protocole mis en place pour l'observer : à quelle distance ? avec quel outil ? etc.), mais elle n'est pas « constitutive » de la « réalité » de celui-ci, de son « existence ». Or en histoire c'est la connaissance qui confère (=transfert) sa propre existence, sa propre réalité, à l'objet qu'elle veut connaître : à la différence de la « science physique », la connaissance historique est elle-même « l'élément qu'elle explore », qu'elle étudie, qu'elle ob-serve, bref qu'elle veut connaître. Car l'objet étudié par l'histoire n'est pas le « fait » mais sa trace, « son » texte, « son » discours par lequel le fait se manifeste à nous. L'expression courante « le passé » masque cette superposition, ce recouvrement du fait qui a lieu par la mémoire (orale, scripturaire, iconique) qui quel que soit le médium lui donne encore lieu. Mieux : comme aucun monument (signe qui ne fait qu' « avertir », que diriger l'attention > monere) n'atteste ou ne témoigne par lui-même, il faut « une conscience » qui se rapporte au passé à travers le présent de la trace pour qu'il y ait « du passé », pour qu'il y ait « le passé ». C'est en ce sens que « la conscience du passé est constitutive de la réalité historique ».
3ème étape : ce que signifie « avoir un passé »
  • conscience, représentation et absentement : se représenter le passé comme passé c'est absenter la représentation, c'est introduire à même la représentation de l'absence. Le corps du monument est « présent » mais ce qu'il signifie, ce vers quoi il renvoie n'est pas « présent ». Or c'est la partie non-présente qui le désigne comme monument, qui en fait un signe précisément. La conscience historique repousse autant qu'elle rappelle.
  • Dialogue et choix. Avoir / être « En fait il est bien clair que le mot « avoir un passé », qui laisse supposer que le possédant pourrait être passif et qui comme tel ne choque pas, appliqué à la matière, doit être remplacé par celui d’être son propre passé. Il n’y a de passé que pour un présent qui ne peut exister sans être là-bas, derrière lui, son passé, c’est-à-dire : seuls ont un passé les êtres qui sont tels qu’il est question dans leur être de leur être passé, qui « ont à être leur passé » Sartre, EN 
    Exemples : le tremblement de terre de Lisbonne en 1755, la Révolution française, la Résistance, histoire des techniques / histoire politique (Bergson, L'évolution créatrice), l'histoire d'une expression "vita activa" (Arendt, La condition de l'homme moderne)
  • « L'homme est donc à la fois le sujet et l'objet de la connaissance historique » - ce qui pourrait se dire de toute science humaine. Cependant, peut-on dire que la psychologie, l'économie, la sociologie, la linguistique sont « constitutives de la réalité » qu'elles étudient, qu'elles « explorent » ?
Conclusion
temps et histoire; la conscience historique n'est pas seulement la conscience du temps. "Passé" et "passage"
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