C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Mondzain / Donner à voir ce qu'on voit

Marie-José Mondzain, extraits de Homo Spectator (2007)
  •     "Homo Spectator, c'est l'homme qui le premier, dans l'obscurité d'une caverne, a inscrit une trace hors de lui. Il a tendu le bras, s'est appuyé sur la paroi, a enduit sa main de pigments, l'a retirée. Il a vu alors l'image de sa main, la première image de lui-même. Le message de cette lointaine humanité est précieux. Sans séparation, il n'y a pas d'image et l'homme est sans regard. Le spectateur est l'oeuvre de nos mains."
http://www.culture.gouv.fr/fr/arcnat/chauvet/fr/index.html
  •      "Parler de l'Homo spectator comme on parle de l'Homo sapiens. L'homme Sapiens, c'est-à-dire qui peut savoir, celui qui peut penser. Cet homme produit les signes qui lui permettront d'entendre et de voir, de faire entendre et de faire voir les mouvements de son désir et ceux de sa pensée. La préhistoire salue ainsi la venue à l'histoire de celui qui, face au spectacle effrayant du monde, prend la mesure de sa faiblesse et inscrit les ressources de sa domination. Cette domination ne peut être qu'imaginaire et l'homme la signale comme capacité de mettre de l'espace et du temps dans les ténèbres originaires d'une première indistinction.

  •      "(…) l'homme qui naît à l'humanité invente la vie des choses en leur absence."
  •     "La paléontologie découvre l'homme au moment où il se fait voir en donnant à voir ce qu'il a voulu nous montrer. La naissance de son regard est son adresse au nôtre. Si nous savons quelque chose de cet ancêtre lointain c'est parce qu'il a laissé des traces. Des traces de ses gestes, de sa technicité, de son ingéniosité, de l'intelligence dans l'adresse. Mais si la paléontologie nous apprend ce que cet homme savait faire, je propose de faire voir ce que cet homme voyait. Plus encore je souhaite mettre en scène une fiction vraisemblable et montrer que cet homme se présente aux millénaires qui le suivront comme un spectateur.  Ainsi pourrait s'entendre une sorte de prosopopée : « Je suis celui qui voit, qui désigne ce qu'il voit et se désigne à la reconnaissance du regard de tous ceux qui sauront entendre ces traces." L'auteur des images qu'il a laissées derrière lui pour que nous en recueillions quelque chose concernant notre propre définition, est le premier spectateur, c'est-à-dire l'homme qui entre dans l'histoire qu'il est en mesure d'inscrire, de raconter, de partager.
          Cet essai partira donc d'une fiction constituante pour aborder le spectateur comme un sujet naissant, fragile et courageux, dont les traces inaltérées nous serviront de guide pour comprendre l'aventure du regard moderne sur le monde. Le premier spectateur nous fait signe."

  • "Quelle est donc ma phantasia?
            La voici : 
         Un homme quitte la surface de la terre et s'enfonce dans une grotte. Il y progresse jusqu'en un lieu qu'il choisit pour s'arrêter. Ce lieu loin du soleil n'est que ténèbres et l'homme l'éclaire avec une torche. C'est sans doute parce que le feu des torches est sans cesse dansant que l'homme voit danser les ombres et sortir des parois des figures fugaces qui évoquent, comme dehors le font les nuages, la silhouette désirée ou redoutée de ce qui ébranle tous nos désirs ou encore nos terreurs. L'homme qui est là, seul ou non, a pris sur ce trajet le risque d'un engouffrement dans des ténèbres inconnues, dans le site régressif d'un retour à la terre, à la nuit d'où il est sorti pour naître. Mais l'homme qui est venu un jour au monde et qui va mourir, cet homme n'est pas encore né à sa propre vie de sujet séparé et parlant. Il joue le scénario d'un retour, d'une redescente vers une caverne matricielle, un lieu inhabité et qui n'est pas destiné à l'habitation. Ces lieux sont choisis pour les images et souvent pour le culte des morts. Nous sommes sur le site d'un départ, dans le champ de toutes les séparations. L'homme qui devient une main n'est pas ici le sujet mythique d'une chute depuis la lumière dans les ténèbres définitives d'une condition désastreuse comme l'imaginent les théologiens et plus d'un philosophe. Cet homme des mythes est déjà conçu comme le sujet des pouvoirs d'un autre toujours plus fort et plus puissant que lui. L'homme qui est né dans la lumière est pris dans des rapports de force où son impuissance ne détermine que sa faiblesse et jamais aucune souveraineté. Mais l'homme que nous suivons dans sa descente souterraine a pris un tout autre chemin. Il retourne à la noirceur de la terre pour construire sa définition en remettant en jeu la distribution des ténèbres et le destin de ce qui devra l'éclairer. Il va transformer un rapport de force où le réel l'écrase en un rapport imaginaire qui lui confère sa capacité de naître, donc d'être cause de lui-même, de se mettre au monde et d'entretenir avec ce monde un commerce de signes. Ce n'est pas le soleil ni quelque divinité photophore ou luciférienne qui l'éclaire. Non, c'est la torche qu'il a enflammée de ses propres mains. Il est là, debout, face à un mur dans la nuit dont il produit la clarté.
        Face à la roche, il se tient, debout dans l'opacité d'un face-à-face, confronté à la muraille qui est son horizon, massive, muette et sans regard comme peut l'être dehors l'incommensurabilité des obstacles et des terreurs sans nom. Ce mur, c'est le monde qui résiste à la maîtrise et à la pénétration. Là sera pourtant son point d'appui, le site irréductible dont il va faire son point de départ. Le voici qui tend le bras, qui s'appuie à la paroi et s'en sépare dans un même mouvement : la mesure d'un bras telle est en effet la première mise à distance de soi avec le plan sur lequel va se composer un lien par la voie d'un contact. Ce n'est plus comme dehors, au soleil, où ses yeux voient bien au-delà de ce que ses mains peuvent toucher. Ses yeux dans le monde subsolaire sont les outils de la prévoyance d'une distance à parcourir ou à creuser. Dehors les yeux se donnent un horizon qu'ils interrogent et qui provoquent un désir de conquête. L'horizon est épreuve d'un écart qui suscite le rêve ou la maîtrise. Son inaccessibilité est propice aux figures imaginaires de la transcendance. Ici point d'autre horizon pour les yeux que la proposition modeste de la longueur d'un bras. C'est l'immanence d'un corps-à-corps. Le bras tendu, la main appliquée sur la paroi, il ne s'agit ni de fuir ni d'approcher davantage mais de tenir à distance proprement main-tenue, main-tenant et désormais réglée. Cette distance est à la mesure du corps. L'oeil est soumis à l'ordre des mains, c'est la paroi qui est le plan et qui est l'horizon du regard. Tout au autour, plus loin, il n'y a que ténèbres. Ce geste d'écart et de lien constitue la première opération. Cette première phase détermine les deux sites entre lesquels va se jouer le sens des gestes qui vont venir : le corps et la paroi du monde. Et le monde est un mur. Un entretien s'inaugure en ce sens que l'homme se tient devant la paroi qui a sa propre tenue et que ce qui doit advenir entre eux n'est que dans les mains de l'homme.
        La seconde phase concerne les pigments. L'homme va se livrer à deux sortes d'opérations, soit qu'il enduise sa main de matière colorée, soit qu'il remplisse sa bouche de ses pigments sous une forme plutôt liquide. Pour cela la bouche doit cesser d'être une bouche qui saisit, déchire et avale. Elle redevient la bouche du premier cri, celle qui respire, un orifice qui aspire et qui souffle. Mais à présent quand elle se vide, elle inscrit, car ce n'est pas une bouche qui crache ni une bouche qui crie. Cette bouche expulse avec la force de son souffle la matière des signes. L'entretien de la bouche et de la main n'est plus de prédation préhensile, possessive et nourricière, mais elle instaure un double mouvement de dessaisissement. L'homme souffle sur sa main qui ne tient rien mais qui le maintient en relation avec la roche. Il respire, il expire. Le moment de l'expulsion est mis en scène qui met en oeuvre un dehors, une sortie du liquide suivi d'une inspiration nécessaire de l'air. Il arrive que la main soit directement trempée dans les pigments, immergée dans la couleur et que l'homme la pose sur la roche et l'appuie longuement. L'homme s'appuie sur le monde. Est-ce que l'homme a pu croire un instant que le monde s'appuyait sur lui ? Nul ne peut le dire. 
       Mais vient alors le troisième acte, l'acte décisif : c'est le geste de retrait. Il faut que la main se retire. Le corps se sépare de son point. Mais ce n'est pas sa main maculée de pigments que l'homme regarde car apparaît devant les yeux du souffleur l'image, son image, telle qu'il peut la voir parce que sa main n'est plus là. On ne peut se dessaisir de sa propre main pour la voir loin de soi comme celle d'un autre ou une main mutilée. Il ne s'agit donc pas de voir sa main comme un objet, détachée de soi, qui serait comme une chose morte ou bien un fragment des mêmes pouvoirs que la main réelle. L'apparition de cette main n'est ni métaphore ni métonymie. Cette main en image n'a aucun des pouvoirs que lui connaît le fabriquant d'outils et pourtant elle désigne dans le suspens de ses pouvoirs manuels la puissance du regard qui se porte sur elle. Elle est un faire, faire qui appelle son verbe. Elle indique une capacité fondatrice du sujet qui compose son premier regard sur la trace de son propre retrait. Se retirer pour produire son image et la donner à voir aux yeux comme une trace vivante mais séparée de soi. De quelle vie va jouir cette main, si ce n'est de la vie des images sans pouvoir mais riche d'une capacité singulière? La capacité d'inscrire les signes d'un écart. L'homme avait déjà vu sa main, mais il n'avait jamais vu cette main semblante, ressemblante, cette image de soi qui se tient hors de soi sur la paroi inanimée du monde. Cette main née de l'ombre n'est pas une ombre."