C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Mondzain / Un temps pour vivre, un autre pour regarder la vie et pour la penser

   "Loin des temples et des musées, nous voici dans les ténèbres rupestres où il y a trente-deux mille ans des hommes hominisés se désignèrent eux-mêmes comme l'espèce chargée de la tâche singulière qui leur incombait : s'humaniser. Ce corps conquis sur les anthropoïdes ne sera pas seulement le plus habile, le plus astucieux et inventif dans la manipulation des choses, il sera aussi le plus fragile et le moins intégré à son milieu naturel. Il est l'homme désarmé, l'homme de l'impuissance et de la peur face à la démesure d'un monde énigmatique, imprévisible et non maîtrisé. Une sorte de désadaptation souveraine des gestes à la simple survie puisque la main et la bouche vont devoir à un certain moment changer d'emploi et de destination. Une intermittence originaire se met en place, l'intermittence propre au spectateur et au créateur de signes. Un temps qui n'est plus celui du jour et de la nuit, ni celui des saisons. Une durée singulière va surgir qui échappe à celle qui fait de sa vie un segment organique entre la naissance et la mort. L'homme détourne son corps et ses gestes de leurs tâches quotidiennes de survie et de conservation*. Il y a un temps pour vivre et il y aura désormais un temps pour regarder la vie et pour la penser. L'homme qui vient ici dessiner expérimente une temporalité nouvelle dont ses traces portent la marque. il va devenir dans un temps singulier, le maître du jour et de la nuit. La naissance de l'Homo spectator est une insurrection de la naissance du sujet imageant, la mise au monde de son éternité parce qu'il sait qu'il est mortel."
http://www.culture.gouv.fr/fr/arcnat/chauvet/fr/
  •  * "Dans la grotte, la main ne saisit ni ne taille, elle dépose, elle inscrit un écart qu'elle va proposer aux yeux".
  •  * "La seconde phase concerne les pigments. L'homme va se livrer à deux sortes d'opérations, soit qu'il enduise sa main de matière colorée, soit qu'il remplisse sa bouche de ses pigments sous une forme plutôt liquide. Pour cela la bouche doit cesser d'être une bouche qui saisit, déchire et avale. Elle redevient la bouche du premier cri, celle qui respire, un orifice qui aspire et qui souffle. Mais à présent quand elle se vide, elle inscrit, car ce n'est pas une bouche qui crache ni une bouche qui crie. Cette bouche expulse avec la force de son souffle la matière des signes. L'entretien de la bouche et de la main n'est plus de prédation préhensile, possessive et nourricière, mais elle instaure un double mouvement de dessaisissement. L'homme souffle sur sa main qui ne tient rien mais qui le maintient en relation avec la roche. Il respire, il expire. Le moment de l'expulsion est mis en scène qui met en oeuvre un dehors, une sortie du liquide suivi d'une inspiration nécessaire de l'air. Il arrive que la main soit directement trempée dans les pigments, immergée dans la couleur et que l'homme la pose sur la roche et l'appuie longuement. L'homme s'appuie sur le monde. Est-ce que l'homme a pu croire un instant que le monde s'appuyait sur lui ? Nul ne peut le dire." 
  •  *  "Un homme quitte la surface de la terre et s'enfonce dans une grotte. Il y progresse jusqu'en un lieu qu'il choisit pour s'arrêter. Ce lieu loin du soleil n'est que ténèbres et l'homme l'éclaire avec une torche. C'est sans doute parce que le feu des torches est sans cesse dansant que l'homme voit danser les ombres et sortir des parois des figures fugaces qui évoquent, comme dehors le font les nuages, la silhouette désirée ou redoutée de ce qui ébranle tous nos désirs ou encore nos terreurs. L'homme qui est là, seul ou non, a pris sur ce trajet le risque d'un engouffrement dans des ténèbres inconnues, dans le site régressif d'un retour à la terre, à la nuit d'où il est sorti pour naître."                                                 cf. Mondzain / Donner à voir ce qu'on voit