"Le message des abeilles n’appelle aucune réponse
de l’entourage, sinon une certaine conduite, qui n’est pas
une réponse. Cela signifie que les abeilles ne connaissent pas le
dialogue, qui est la condition du langage humain. Nous parlons à
d’autres qui parlent, telle est la réalité humaine. Cela révèle
un nouveau contraste. Parce qu’il n’y a pas de dialogue pour les
abeilles, la communication se réfère seulement à une certaine donnée
objective. Il ne peut y avoir de communication relative à une
donnée « linguistique » ; déjà parce qu’il n’y a pas de réponse, la
réponse étant une réaction linguistique à une manifestation
linguistique ; mais aussi en ce sens que le
message d’une abeille ne peut être reproduit par une autre qui
n’aurait pas vu elle-même les choses que la première annonce. On n’a pas
constaté qu’une abeille aille par exemple porter dans une
autre ruche le message qu’elle a reçu dans la sienne, ce qui serait
une manière de transmission ou de relais. On voit la différence avec le
langage humain, où, dans le dialogue, la référence à
l’expérience objective et la réaction à la manifestation
linguistique s’entremêlent librement et à l’infini. L’abeille ne
construit pas de message à partir d’un autre message. Chacune de celles
qui, alertées par la danse de la butineuse, sortent et vont se
nourrir à l’endroit indiqué, reproduit quand elle rentre la même
information, non d’après le message premier, mais d’après la
réalité qu’elle vient de constater. Or le caractère du langage est
de procurer un substitut de l’expérience apte à être transmis sans fin
dans le temps et l’espace, ce qui est le propre de notre
symbolisme et le fondement de la tradition linguistique."
Emile Benvéniste,
Problèmes de linguistique générale (tome 1),1966,